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dimanche, 01 novembre 2009

Voyage en Toussaint(s)

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Le jour de la Toussaint, ils ne peuvent pas venir, parce qu'ils fleurissent les tombes du côté de sa famille à elle, donc ils viennent le dimanche, et pour l'occasion, la mère fait toujours un gigot avec des flageolets et eux, ils apportent le dessert. En général la tante elle  prépare un gâteau, toujours le même à base de yaourts et de poires. L'après midi, on part tous dans la 504 "c'est pas la peine de prendre deux voitures" dit le tonton. Le coffre est grand, on case les chrysanthèmes, et la tatan elle monte devant. Elle prend le plus gros de ce qu'il y a à prendre, sur ses genoux. Les pastilles de Vichy sont dans la boîte à gants. Après on essaie de se caler de chaque côté de grand mère, à cinq derrière, avec les arrosoirs entre les genoux, parce qu'au cimetière, on n'est pas sûrs que tous les arrosoirs ne soient pas utilisés par les autres gens. Ensuite on roule des kilomètres, en général il pleut. La radio fait des parasites, une station, on ne sait pas trop quoi, qui passerait tantôt d'europe 1 à RTL, dans les virages. Les hauts parleurs sont réglés tout dans l'aigu. Le tonton dit à la tatan : "mets nous dont une petite cassette, ils nous cassent les pieds avec leur blabla". La tatan regarde en dessous du tapis pour les pieds, tire une cassette , n'importe quoi. Au crayon feutre sur la pochette découpée dans du papier à dessin Canson, quelqu'un a écrit noir sur blanc "les plus grand hits"- compilation des années 70" avec en plus petit une liste des titres : face A, Face B : "Laisse-moi vivre ma vie- Du côté de chez Swann-Made in Normandie- C'est ma prière-Tata Yoyo". La mère dit qu'elle a oublié la bruyère qu'elle voulait déposer sur la tombe du Nono. Le tonton grogne tout bas "Pour ce qu'on en a à foutre de la tombe du Nono"... La mère reprend, "Dis donc ! tu pourrais pas faire demi tour, je voudrais qu'on aille chercher la bruyère le Nono , il a plus personne..." "Ben justement, répond le tonton, comme il a plus personne, je vois pas qui ça gênera si on ne fleurit pas sa tombe!" mais la tante engueule le tonton, "S'il te plaît, Guy, pas devant les petites ! y'a le respect des morts quand même !"... Le respect des morts, d'accord ! On fait demi-tour. Le tonton en colère monte le son du radio cassette, toute la voiture s'emplit d'un air bonnasse  Annie Cordy. la cousine est malade, il faut ouvrir les fenêtres, c'est normal crie la tante, "avec tes cigarettes !", le tonton lève les bras au ciel, "Ouh ben ! si on a même plus le droit de fumer ! c'est pas quand on sera là bas dessous ..", "oui mais maintenant tout le monde a froid !" la mère ose un : "j'croyais que vous aviez la clim dans c't'auto ?" La tante ricane : "la clim ! mais si on l'a ! mais il n'a jamais été foutu de comprendre la notice! "ouais, dit mon oncle, la notice en chinois ! pis ces machins j'y comprends pas !" "t'y comprends pas , t'y comprends pas !" ... Je ne sais pas si ça vient de la cassette, mais tout à coup plus rien ne va. "la clim c'est maintenant qu'il faut la comprendre, pas quand tu seras dans le trou!",  l'oncle marmonne, "Quand je serai dans le trou, je serai bien tranquille, au moins je pourrai faire ce que je veux ! ","Dis tout de suite que je t'en t'empêche ! t'es pas bien malheureux, quand même !". Tatan, tonton, 45 ans de mariage. On n'entend pas grand mère qui tourne la tête de gauche à droite, pour, on dirait, ne rien perdre du paysage. La cousine vire au vert, elle coince sa tête entre la vitre et la fenêtre, avec ses cheveux qui pendent de chaque côté à l'exterieur, on dirait ces chiens de chasse à l'arrière des autos... La tatan dit "ouvre grand la fenêtre !" la cousine pleure "chui malaaaade, elle répète plusieurs fois "malaaaade!". J'ai 12 ans et je pense en secret, qu'il me reste six ans à tirer. J'ose un "C'est encore loin ? le cimetière ?" La mère dit : "Si c'est pour soupirer et faire la gueule, c'est pas la peine, t'as qu'à  rentrer en stop". Des parfums montent d'une forêt. La tante se demande si on verra la Guite. "Parce que si on la voit, pas besoin de faire demi tour, elle est pas loin, elle pourra bien mettre une bricole sur la tombe du Nono, même un truc en plastique". Le tonton ne décolère pas: "Faut savoir si tu veux qu'on fasse demi-tour, ou bien si tu veux pas !" La tante se ratatine. Dans sa bouche cinq onomatopées "Moui, bof, oh, bah, pfff !", je me dis qu'en boucle ça ferait une putain de rythmique de jazz. Sur la cassette, Dave revisite Combray. Après un long silence, mon oncle reprend la conversation, il s'agit de faire l'inventaire de tous les maires de Belmont "Y'avait qui avant Léon Troncy ? Jean Verdellet ou Camille Chavanon ?". Un silence abyssal. Tonton insiste "Y'avait qui ?". La tante s'énerve, "Mais Guy, tu vois ben qu'on n'y sait pas! tu parles d'une conversation !". Grand mère me regarde gentiment : "Et toi alors ? l'école comment ça va ? Est ce qu'elle est gentille ta maîtresse ?". Grand-Mère sourit. Son regard est doux. Je suis en 5em j'ai plusieurs profs. je réponds "oui, elle est gentille". La vie reprend son cours, la tatan parle, elle cause, et quand elle cause sa mise en plis bouge d'avant en arrière, de là où je suis on dirait une très grosse salade beige ou un nid pour oiseau géant. La tatan interroge le monde, l'interroge indéfiniment, "Il devient quoi Dave ?", "Elle est où la lampe électrique ?  Est ce qu'on va avoir assez de pain pour ce soir ?".

Toussaint04.JPGSous des couleurs laiteuses, des panneaux bleus défilent "Ecoche, St Igny de Roche, St Germain la Montagne, Belleroche, Coublanc". Des panneaux blancs : "Ranchal, Le Cergne, Thel, Arcinges, Azolette, Anglure Sous Dun, Cours la Ville, Cuinzier, Propières...". Et le ciel se couvre de ces milliers d'oiseaux géants qui sortent des cheveux de ma tante : Tangre noir, Ombrase, Aigrelot cendré, Palunier de Smyrne, Antarche, Erythor champoisé. A quelques mètres du village, des milliers de petites croix. Grand mère me serre fort dans ses bras. Nous entrons au Royaume des Morts. Tatan porte les arrosoirs. Tonton, les pots. Bruyère et chrysanthèmes. La cousine semble manger l'air, son visage est si pâle qu'on voit presque à travers. Il y a des lis blancs sur la tombe du Nono, aux étamines d'or, dans un vase de cristal en forme d'étoile de mer. Grand mère me prend la main, son coeur bat sous la peau et sur chacun de ses doigts, mes doigts peuvent lire le passé. Je reste là longtemps, au milieu de l'allée, debout sur les cailloux. Grand Mère s'est esquivée. Je la cherche partout. Partout des fleurs artificielles, des plaques, des petites photos "A Robert, mon époux " "A mon épouse bien aimée", des gerbes pâles "De la part des amis de Tony Bertillon". Du marbre partout, beaucoup de marbre, et des mottes de terre, pour les demoiselles des Ursulines. Je vois au loin ma tante qui me fait de grands signes, "Viens ! Viens ! j'vais t'présenter, l'arrière-neveu du Nono ! c'est un grand professeur, il travaille dans les hopitaux". Je serre le gant tanné d'un dadais à chapeau et costume chevron. "Ca fait longtemps, dis donc.", je dis "ça fait longtemps !". Je me souviens de ce petit garçon qui adorait craquer des allumettes, pour brûler les yeux des crapauds. De cet enfant gynécologue, le plus illustre de la région, qui auscultait les petites filles, avec trois doigts... Il me dit "Je vais te présenter ma femme et mes enfants", je vois débouler d'entre les tombes deux petits clones précédés d'une grosse plante mêchée arrogante. Je crie :"non, non !". Je cours par les allées, repèrant au cas où, la sortie de secours. Là-bas, mon oncle remplit les arrosoirs. Il me rejoint. "Dis donc t'as pas l'air d'aller bien, tu es sûre que ça va ?", je ne sais plus où j'en suis. Je lui dis "Non, ça va pas bien je ne sais pas où est la grand mère". Mon oncle me dévisage. Il s'assoit sur une tombe, il secoue sa grosse tête, longtemps. Puis il m'emmène "viens avec moi !". Nous entrons dans un labyrinthe, des allées, des chapelles. L'oncle porte religieusement ses deux grands arrosoirs et un pot plein de fleurs mauves. Il s'arrête devant un bloc rose granité surmonté d'une discrète croix blanche. Il est gêné. Il essaye de remplir le vide, de me faire la conversation. "Et comment ça va, toi ? les études ? Le bac français, c'est pour c'printemps ? J'ai 22 ans. Je termine un mémoire sur "le Rivage des Syrtes". Je réponds "oui, le bac français c'est pour ce printemps.". Il fait très sombre. On commence à sentir les gouttes. Je lève les yeux, je tourne en boucle "Faut que j'aille chercher grand mère !". Mon oncle me répond "Tu es sûre ?", " Sûre de quoi ?", " Es tu sûre que ça va ?". La pluie ruisselle sur sa figure. Je ne sais pas trop pourquoi. Je lui dis : "je reviens dans cinq minutes, si Grand mère a fait un malaise je ne me le pardonnerai pas". Il me rattrape, il me retient: "Tu veux pas qu'on aille boire un coup ? "Après, peut-être. Là, je suis inquiète, il faut que j'aille voir !". Il me retient. Il me serre très fort dans ses bras, Il me dit à l'oreille tout bas : "C'est pas la peine !". "C'est pas la peine ?...  Pourquoi ?".  Il me montre sur la croix blanche, une inscription sculptée : "ci-gît Lucie Laure-Marie- 1908- 1979". Je toise l'inscription, les prénoms. "Ce n'est pas elle, tonton, ça ne se peut pas !". Mon oncle s'exaspère : "Mais enfin tu ne te souviens pas ? en 1979, quand on a eu cet accident, en revenant du cimetière !  sur la route de Propières c'était la toussaint comme aujourd'hui, sauf qu'il pleuvait..." je regarde le ciel, je m'aperçois qu'il ne pleut pas. Il ne pleuvra sans doute pas aujourd'hui. Mon oncle parle de l'accident, du sang du mien, de celui de grand-Mère, c'est un vrai charabia ! Peut être qu'avec l'âge, il commence à perdre la tête..."Tu comprends... C'était difficile, à cette époque, on manquait de sang, on m'a demandé de faire un choix. J'ai signé un papier. Et puis ils t'ont transfusé toi".

entre les tombes m net - copie.jpgIl y a sous la terre une mâchoire d'où sortent des milliers d'oiseaux, des aigrelots de Thel, des tangres de Ranchal. A dos de palunier j'étudie les excavations. La belle main de Grand-mère m'offre des coraux noirs. Entre les tombes, mon oncle, continue ses fadaises. Je nous vois tous les deux, distinctement dialoguer. Je me dis, vu d'ici que mon corps est vraiment différent de mon âme. Heureusement, les silhouettes rétrécissent à vue d'oeil.

Photo : Fleurs artificielles et pots perdus  vus aux cimetières de Charlieu, et Bois Ste Marie le 1er-Novembre 2009.© Frb.

dimanche, 15 juin 2008

Comme un dimanche

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