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mardi, 12 mai 2009

Les corps du Poème

"L'émancipation commence quand on remet en question l'opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit, comme l'élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui."

JACQUES RANCIERE , "Le spectateur émancipé". Edition "La fabrique" 2008.

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On dit de Jacques RANCIERE qu'il est un "perçeur de fenêtres", déjà, le thème nous plaît assez. Et le penseur éclaire les brèches dans un monde des idées pris en étau entre cynisme détaché et listes de diagnostics sur les maux de notre société. Quelque soit le thème abordé, J. RANCIERE cultive déjà depuis plusieurs années une seule philosophie qui est celle de l'émancipation. Le philosophe est singulier (je vous épargne l'adjectif fourre-tout "Atypique", non, RANCIERE n'est pas un "atypique" !), Pour lui chaque mouvement est un évènement qu'aucune vérité ne domine. "Emancipation", est le mot du penseur qui refuse d'être un maître, et met à notre charge l'invention des formes de nos libertés. J. RANCIERE se situe donc toujours "sur les frontières" du politique, "sur les frontières" ne voulant pas dire "à côté" de la politique mais "de là on peut la voir naître et mourir, se différencier ou s'y confondre à nouveau". Ses livres renvoient, aussi aux sources philosophiques, aux grecs, précisément, à l'histoire, voire au lexique, afin de réveiller, convoquer à nouveau les termes. L'auteur mit par exemple en valeur  le mot "Démos" pour nous rappeler que ce n'était pas un mot inventé par les démocrates, mais par les adversaires des démocrates, "démos" est un concept polémique litigieux dès le départ, le "démos" ce sont les gens de rien, ceux qui n'ont pas à être comptés et qui ont la prétention d'être tout de même de la collectivité. Il était important pour l'auteur de littéraliser à nouveau, les métaphores de la politique :

"L'homme dans la cité, le citoyen, ce sont des choses dans lesquelles on nage, mais qu'est ce que cela veut dire ? Si on parle de démocratie, essayons de saisir ce qu'il y a de puissance dans ce mot, de puissance non banale, littéralement extraordinaire, originellement scandaleuse (...)"

Dans "Le spectateur émancipé", le philosophe démonte quelques clichés comme "la valeur critique de l'art", l'utilité des intellectuels, ou l'opposition entre parole et image. Ainsi cherche t-il plus subtilement à ajuster notre vision... A partir des années 1960, 70 , on pensait qu'en montrant certaines images du pouvoir (Comme chez GUY DEBORD, par exemple) lors de la dénonciation de "la société du spectacle", qu'en montrant les amoncellements de marchandises, ou les starlettes à Cannes, on ferait naître chez le spectacteur la conscience du système de domination, donc, l'aspiration à lutter contre. Selon J. RANCIERE cette tradition de l'art critique s'est essouflée depuis quelques décennies. Montrer ce qu'on dénonce s'essouffle certes, et surtout ça ne suffit pas ! Au XVII em siècle, au XVIII em, montrer le vice et la vertu au théâtre, était  imaginé déjà pour inciter les gens à fuir le vice, honorer la vertu. Pourtant Jean-Jacques ROUSSEAU montra que cela ne marchait pas. Si le spectateur prend plaisir à la représentation du vice, on imagine mal qu'il s'en détourne au sortir du spectacle et s'il a plaisir à voir sur scène s'appliquer la vertu, cela ne signifie pas qu'il l'appliquera dans sa vie. Peu à peu on a mis à l'évidence qu'il y a bien peu d'effet direct entre l'intention de l'artiste et la réception du spectateur. Aujourd'hui les images "critiques" sont omniprésentes dans l'environnement du spectateur...

"quel effet révélateur pourraient-elles encore produire puisque le monde est aujourd'hui conscient que la marchandise est partout ?"

Jeff KOONS à versailles, c'est très beau, mais qu'est ce d'autre, sinon une grosse entreprise artistique accueillie par la grosse entreprise culturelle de l'état ? L'art "critique" étant devenu "officiel" c'est à dire "deux entreprise qui traitent de puissance à puissance".

Et RANCIERE de s'interroger (comme nous d'ailleurs, enfin j'espère...) :

"S'il n'y a rien à révéler, à quoi sert l'art critique ?"

J. RANCIERE reste persuadé que les formes de domination sont aussi solides aujourd'hui qu'hier mais il conteste cette idée de BAUDRILLARD (et co.) que "tout est apparence", qu'il n'y a rien à sauver, J. RANCIERE au contraire, ne pense pas que tout est "écran" ou "communication", c'est le système d'explication du monde qui a perdu sa crédibilité, pour lui, aujourd'hui, un art critique doit encore être possible à condition de bouleverser la distribution des rôles.

"Quand je regarde la télévision – et plus précisément les informations –, je vois beaucoup de gens qui parlent, et très peu d'images, au fond, de la réalité. C'est le défilé des experts, des gens venus nous dire ce qu'il faut penser du peu d'images qu'on voit ! Il suffit de voir l'importance que le mot "décrypter" a prise dans les médias. Et que nous disent ces experts ? A peu près ceci : "Il y a trop d'images intolérables, on va vous en montrer un tout petit peu, et surtout on va vous les expliquer. Parce que le malheur des victimes, n'est-ce pas, c'est qu'elles ne comprennent pas très bien ce qui leur arrive ; et votre malheur à vous, téléspectateurs, c'est que vous ne le comprenez pas plus. Heureusement, nous sommes là."

La posture "parole contre image" est aussi celle du discours dominant, l'important reste le statut des corps mis en images, des corps mis en discours. Art ou information, je cite :

"Il faut savoir de quelle humanité on parle et à quelle humanité on s'adresse, soit on montre les autres comme une masse visuelle indistincte et souffrante, soit on les montre comme des individus avec une histoire un corps capable de parler ou de se taire d'exhiber ou non les marques de ses peines et de ses souffrances"

IMG_pieds.JPGFace aux discours des experts, des intellectuels, devenus spécialistes des symptômes, diagnosticiens, déplorant et jouant les oracles mais ne soignant plus rien; une question doit être (encore !) posée :

qu'apporte la philosophie ?

Pour J. RANCIERE elle n'est en aucun cas féconde en posant des diagnostics. Elle devrait plutôt devenir cette activité entière qui déplacerait les compétences et les frontières, mettant en question le savoir des gouvernants, des sociologues, journalistes etc... et tenterait de traverser ce champ clos sans jouer avec les experts, car qui dit "compétents" suppose implicitement (ou explicitement) le rejet de ceux qu'on a  classés "incompétents".

Il faudrait donc sortir d'un vieux shéma intellectuel relevant de la tradition qui consiste à "expliquer à ceux qui ne comprennent pas". A sortir de ce système d'interprétation du monde, l'Art, de la crise (de la crise dans le monde, ou dans l'Art) qui s'effectue sur un mode médical, voire expertisé. Pour J. RANCIERE il n'y a pas de "crise de la démocratie", mais "un "déficit de la démocratie". Sortir de ces explications, c'est aussi remettre en valeur partout ce qui s'invente comme forme de vie, de discours, de création. J. RANCIERE prend pour exemple le groupe "CAMPEMENT URBAIN" , un collectif fondé en 1997 qui cherche à décloisonner les pratiques artistiques et les savoirs pour les mêler aux habitants, aux acteurs urbains et qui a pris la question des banlieues à revers, en partant du constat que le problème n'était pas le manque de lien social dans les banlieues, mais le manque de lien social "libre". De liens sociaux dit ce collectif il y en a trop, se proposant aussi de réveiller "la possibilité d'être seul". Ils ont donc travaillé à la création d'un lieu où chacun puisse reste seul. Dans le beau livre "Le maître ignorant", RANCIERE relate l'expérience pédagogique de Joseph JACOTOT qui enseigna la liberté à ses élèves.  Mais qui, parmi nous connaît à ce jour J. JACOTOT ? La tradition s'est débarrassé de cet encombrant souvenir selon la règle tacite qui commande de faire disparaître tout ce qui promet une anticipation...

Mais je vous laisse à la suggestion de ce livre qui se passera allégrement de mes explications, (n'est-ce-pas ?)

Sources : Télérama 3074 "entretien Jacques RANCIERE", (propos recueillis par O. P. MOUSSELARD) / revue "Vacarme 09". Automne 1999 (entretien Jacques RANCIERE (propos recueillis par M. POTTE-BONNEVILLE et I. SAINT -SAENS).

Photo 1 : "Le(s) spectateur(s) émancipé(s)" vu par ... Hantant les champs libres de l'esplanade de l'Opéra (côté "grille-pain") à Lyon.

Photo 2:  "Savoir de quelle humanité on parle", je vous le demande... Et pourtant, elle marche ! Vu cours Vitton à Lyon début mai 2009. © Frb.

Commentaires

« Le collectif d'artistes Campement urbain, qui a pris la question des banlieues complètement à revers, y réussit d'ailleurs très bien : au lieu de parler de délitement social, il est parti du constat que le problème n'était pas le manque de lien social, dans les banlieues, mais le manque de lien social « libre ». Des liens sociaux, il y en a trop – ce qu'il faut réveiller, c'est la possibilité d'être seul ! Ces artistes ont donc travaillé à la création d'un lieu où chacun puisse rester seul – situation rarissime dans les conditions de promiscuité que connaissent les habitants des cités. »

Merci d'avoir attiré notre attention sur cette conversation intelligente.

Écrit par : Marc | samedi, 16 mai 2009

Oups !

Très interessant...
Je me sens toute bête, dire que je ne connaissais même pas Jacques RANCIERE, toute une éducation à refaire ! ;-(

Merci.

Écrit par : kris | samedi, 16 mai 2009

@Marc : C'est tout de même extraordinaire que des gens aient pu collectivement penser ce besoin d'être seul qui manque tant en ville. Pas seulement dans les cités,ou banlieue.
mais aussi dans des grandes villes (appartements aussi ou l'envahissement (d'autrui) peut être vécu comme une agression taraudante une omniprésence insupportable. Nerveusement, physiquement.. Soit par le bruit, soit par la présence même, et surtout le manque d'espace (vide!) de silence.
la création d'un lieu où chacun puisse rester seul c'est aussi une façon d'envisager la solitude comme quelque chose qui n'est pas forcément un drame la solitude ou le besoin d'être seul est une respiration et le drame du lien forcé est peu abordé dans nos sociétés. Merci à vous d'avoir noté et renoté ces propositions, il y a toujours des gens qui pensent librement hors du prêt à penser et J. RANCIERE a su aussi très bien en parler , non seulement il élabore une philosophie mais il invite à visiter les perspectives libres d'autres penseurs ou artistes, il faudra que je vous retrouve quelques autres personnes très interessantes dont RANCIERE défend les initiatives, si vous le désirez... A bientôt et à suivre bien sûr !

Écrit par : frasby | samedi, 16 mai 2009

@Kris : Il n'y a pas de quoi se sentir toute bête. (Remarquez ,ça m'a fait cet effet là, quand un ami m'a mis entre les mains un ouvrage de Rancière "la haine de la démocratie"... En lisant, je me sentais stupide d'avoir ignoré ce philosophe jusqu'alors, et je l'ai donc découvert il n'y a pas très longtemps en fait... L'éducation n'est pas à refaire, elle fait son chemin (c'est du slow work) avec ses bifurcations sans doute nécessaires parfois, encore que c'est une chose propre à chacun. Et Rancière n'est pas si connu que ça (dans les milieux éclairés certes) enfin, quoi, vous auriez bien tort de vous sentir bête, ce n'est pas un blog philo ici , on y va au feeling ;-)
Merci d'être passée et d'avoir laissé ce com', revenez quand vous voulez !

Écrit par : frasby | samedi, 16 mai 2009

Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui." dernière phrase de la citation de Rancière : j'acquiesce totalement

extrait d'un texte que j'avais avec moi mercredi à Lyon :

il ya de la poésie partout & immédiatement

une cagette d’oranges espagnoles
m’est poème somptueux
qu’y puis-je ?

et ces lignes dans un roman de margaret atwood
« "il fredonne dans sa tête :
stormy weather
don't know why, got buttons on my fly
got a zipper .."
me “font poemes”
et encore plus quand je découvre que la vraie version
de la chanson « stormy weather »
(chantée par billy holliday ella fitzgerald et même frank sinatra)
est
« don't know why
there's no sun up in the sky
stormy weather”
le personnage qui “fredonne dans sa tête »
et dans le roman de margaret atwood
(et c’est lui aussi qui invente le roman
du « tueur aveugle)
improvise donc
et en notes en bas de page il y a la traduction
de son improvisation
"temps d'hiver/sais pas pourquoi j'ai pas de boutons à ma braguette/j'ai une fermeture éclair"
ce qui m'a permis d'apprendre que "fly" pouvait signifier "braguette"
et cela me réjouit
et me « fait poème » (....)

Écrit par : hozan kebo | samedi, 16 mai 2009

Merci pour cette réponse Frasby... ;-)

"on y va au feeling ;-)" ça me plait bien, je suis un peu comme ça aussi...

A bientôt.

Écrit par : kris | samedi, 16 mai 2009

@hozan kebo : Oui ce n'est probablement pas un hasard si j'ai choisi de mettre cette phrase de RANCIERE tout en haut et pas une autre... Aujourd'hui et pas avant-avant hier.
Il y a comme qui dirait certaines choses qui font leur chemin...
(Une histoire de boule de flipper ;-) et nous vlà à la croisée d'autres chemins presque sans y penser...
Il est magnifique ce poème !... Don't know why...
Et nous voici "traversées" (au féminin exceptionnellement pour tout le monde !)
Merci à vous ! (Et encore clap ! clap ! clap !)
petit Bonus : (celle là je l'aime bien pour sa nonchalance à l'ancienne)
http://www.deezer.com/track/1382628

Écrit par : frasby | samedi, 16 mai 2009

@kris : Oui , il faut dédramatiser la culture ;-)
(enfin c'est un point de vue) et je pars du principe que Rancière est d'accord (Allez hop ! allons z' y gaiement !)

Écrit par : frasby | samedi, 16 mai 2009

Frasby j'adore votre photo n°2, Vu cours Vitton à Lyon début mai 2009, L'humanité qui marche. J'aime vraiment beaucoup cette photo.

Merci pour cet excellent billet. J'ai eu un temps entre les mains, de Rancière "Politique de la littérature". Livres à garder sous la main. Je vais me procurer celui dont vous parlez, où les choses dites paraissent évidentes...une fois dites.

Je pense que la question de la solitude doit aussi se gagner dans les relations. Respecter l'autre en train de penser, ou de ne rien faire tout simplement. Cesser de penser que les corps se côtoyant doivent se parler (pour ne rien dire). Je pense surtout aux lieux de travail ; sur lesquels il faut presque demander de faire silence...

Écrit par : Michèle | jeudi, 30 juillet 2009

A cause de / grâce à cette photo Vu cours Vitton Lyon mai 2009

je mets un lien vers le blog de Cécile Portier "Petite racine" :

http://petiteracine.over-blog/15-index.html

Bien à vous.

Écrit par : Michèle | jeudi, 30 juillet 2009

Le lien précédent était incomplet ; voici donc :

http://petiteracine.over-blog.com/15-index.html

Écrit par : Michèle P. | jeudi, 30 juillet 2009

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