vendredi, 04 juin 2010
Chaloupée
Où se trouve le port terminal, d'où nous ne lèverons plus l'ancre ?
HERMAN MELVILLE in "Moby Dick" (1851). Editions Flammarion 1989.
C'était des jours avant l'été. J'avais décidé de quitter la ville, et son crépuscule empourpré m'attirait entre les deux rives. Des barques défilaient transparentes jusqu'à la confluence, je m'y glissais tandis qu'un ami sur le pont me faisait la conversation : la mutation de sa femme, ses vacances à Vaison, le dernier disque des Redwood Plan...
Il y avait sur des bancs d'ordures, des oiseaux blancs qui déjeunaient, des ombres filant sur les berges à la vitesse d'un vent plus glacé que le vent de Mars. Mille années de nuages, recouvraient les vestiges et les herbes épaisses, serrées telles des joncs se mêlaient à d'autres végétaux dont la texture tendre et les pétales soyeux rappelaient certains visages connus de la petite enfance.
Sur l'embarcation invisible où commençait un long voyage, je cherchais quelquepart une île qui pourrait m'éloigner de ce temps, en inverserait le décompte. Il fallait retrouver le givre, le fameux givre du printemps et les forêts d'érables à presser en sirop, les feuilles odorantes et toutes les molécules à volatilité plus lourde qu'on appelle "notes de fond" dont certaines flottent sur l'océan ou se cachent près des côtes, au plus profond du corps des cachalots. Sur le fleuve un peu jaune, près des vagues dans la brume, j'aperçevais quelques pêcheurs, remontant d'un filet, des anguilles bleues à têtes de dragonnets et à grandes pupilles rondes qui ressemblaient un peu aux couleuvres à colliers dites Natrix Natrix. Des mots fous me venaient sortis de sous les ombres et du ciel et des eaux, où se multipliaient ces barques transparentes surpeuplées qui doublaient doucement la mienne. Les voyageurs ramaient avec ressentiment pour arriver premiers dans la compétition jusqu'à la confluence. Tout ce vocabulaire emplissait peu à peu le récipent qui me portait et menaçait peut être de m'entrainer au fond. Ainsi les goélands, les mouettes, les iganons, le carassin doré, le pinson vespéral, le requin du zambèze, le gobe mouche tyran, ou la grive musicienne. Tous les noms de ces bêtes envahissaient l'espace.
Il fallait maintenant équilibrer ce bateau avant qu'il ne tangue trop. Tout ce bringueballage battait la démesure entre clique et fanfare, timbres recombinés. Cela ouvrirait tôt ou tard, l'histoire des sons aléatoires des clameurs, du vacarme et des cris enroués. Par le fleuve chancelant je remontais le temps ou le redescendais, à ma guise. Le reflet gris et clair des flots qui remuaient mon corps jusqu'à le pendre tête en bas, tête en haut, en ce roulis épais, chargeait le paysage d'un magma qui semblait remonter des entrailles d'une ville. Maintenant tout le monde s'aperçevait qu'elle n'était pas plus grosse qu'une bille. Un volcan en sommeil sous les eaux méditait sa prochaine charge où les anciennes âmes ressortiraient tranquilles du Rhône pour cueillir les vivants dont l'imagination ardente avait fini par s'effriter ; oublier les intrigues, les dangers imminents à l'attaque d'un vieux fauve, domestiqué sur un blason. Il me fallait atteindre absolument,très vite, une de ces baies sublimes, dans une de ces sept îles baignant la Tyrrhénienne, Alicudi, Filicudi, Vulcano, Salina; Panarea, Stromboli. Retrouverai-je, Andréa, Giovanni, et les jaloux de Lipari dans leurs costumes neufs de maquereaux ?
Le voyage ne s'arrêtait plus, mû par le vent, défilaient l'île de Man, l'île de Guam, aux aluminosilicates déments, peuplée de sorciers, de touristes et de renards volants à têtes grises... J'avais des corps étrangers dans l'oreille et dans les yeux une bribe impersonnelle qui prenait possession des lieux, délivrant un poème tel une panacée et tout le limoneux du monde transformé en serre flottante cultivait en pots l'oignonière pour les sanglots de mes pelures. Oserai-je seulement planter ma barque et vivre au coeur d'une bambouseraie ? Dans la volupté des rhizomes, les joies du lignifié, à en oublier le climat et toutes ces coulées d'encre mêlées à la fonte des glaciers, me vouer à tout ce qui coule mais ne peut jamais se noyer ; retrouver sous la nappe une gouache, bavant sur une table de cuisine et les petits bateaux arrachés d'un cahier pliés dans une marge sur laquelle on s'embarque.
La ration de provisions consommées, un naufrage annoncé, dévoilait toutes les planques et le Dieu des nuages me tirait à nouveau par les cheveux pour me ramener là où il faut et quand il faut. Le fleuve devenait si opaque, le devoir me clouait. Après avoir traversé tous les fleuves toutes les mers, renversé tous les sabliers. Je trépignais nerveusement en regardant ma montre et soupirais longtemps debout sur le pont à écouter encore cet ami insatiable qui me prenait par l'épaule et me faisait toujours, la même conversation : La mutation de sa femme, ses vacances à Vaison, le dernier disque des Redwood Plan.
"How the game is played ?"
Photo : A quai, rive gauche. Les bateaux amarrés. Une péniche, exactement. L'une des plus visible du haut du Pont Morand photographiée au dessus du fleuve Rhône à Lyon au printemps 2010.© Frb.
04:02 Publié dans Balades, De la musique avant toute chose, De visu, Impromptus, Mémoire collective, Objets sonores, Transports | Lien permanent
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