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mardi, 08 février 2011

Voyage d'hiver

  En tes rêves, je ne te dérangerai point,
  Ce serait dommage, en ton repos,
  Tu ne devrais pas entendre mes pas,
  Doucement, doucement, les portes sont fermées
  En passant, j'écris seulement (*)
  Bonne nuit sur le portail
  Pour que tu puisses voir,
  Que j'ai pensé à toi.

WILHEM MÜLLER extr. "Gute Nacht", version originale du poème repris dans le premier lied du "Voyage d'hiver" (Winterrreise) de F. Schubert. 

Pour découvrir une autre musique, il suffit de chercher sous l'imagevoyage d'hiver063.JPG.

En 1827, dans cet hiver qui n'en finit pas d'immobiliser sa création, SCHUBERT (1797-1828) découvre un texte de Wilhem MÜLLER (1794-1827) s'accordant étrangement avec la tristesse de son âme. SCHUBERT entreprend son propre voyage dans la nuit à travers les secrets du "Palais de glace", 12 poèmes de W. MÜLLER tous bouleversants. De nature superstitieuse, le compositeur y partage les mouvements de sa grande solitude, et la certitude d'un néant qui doucement s'achemine. Plus que jamais pris dans cette solitude, le compositeur, affecté par une vie misérable, fuit ses amis. D'autres faits le marqueront définitivement comme la mort de son idole et "père", BEETHOVEN qu'il rêvait de rencontrer, cette perspective étant pour lui porteuse d'un immense espoir se verra définitivement brisée. Puis la mort de W. MULLER  surviendra étrangement au moment où SCHUBERT achèvera son cycle mais l'apparition inespérée des douze nouveaux poèmes de W. MÜLLER sera pour lui d'une grande exaltation (ponctuée de phases d'abattements) et l'invitera à entreprendre, en Octobre, "La suite du voyage d'hiver de W.MÜLLER". Cette juxtaposition de deux cahiers de douze lieder finira par former un ensemble logique depuis l'ouverture de "Gute Nacht" jusqu'au néant de "Leierman" (en écoute à la fin de ce billet).


 

On est loin de "La Belle meunière" consolante, il s'agit ici d'un piétinement, sans nulle rédemption possible. Le présent est mort, tout ce qui est évoqué appartient au passé, le narrateur est entré dans "l'hiver, la nuit, la mort de l'âme".

Le récit est une errance fantômatique, suivant la trame d'une destinée personnelle dans le premier cahier, mais le cycle s'achèvera en odyssée initiatique oppressante, jusqu'à l'irréversible glaciation de toute destinée humaine, le chant devient alors universel. Le cycle se trouve scindé en deux parties très différentes, la première se compose d'une série de tableaux reliés entre eux par la désespérance du voyageur en marche, la seconde partie est raréfaction, les pas du voyageur errent et piétinent, le rythme lourd, perdu de ce pas fatigué se retrouve dans toute la musique. SCHUBERT s'identifie, parle en son propre nom de son pessimisme, verse dans la mélodie tout son mal personnel. Pour la composition, il emploiera l'économie de moyens, jusqu'à des lambeaux de mélodies parfois, des thèmes souvent très simples, beaucoup de notes piquées, obsédantes et la redondance de figures sonores symboliques. On y trouvera comme récitatif tout un art du silence, du chuchotement sur vingt quatre lieder, seize lieder s'acheminent sur le mode mineur. Aux craquement du "Palais de glace" l'immobilité sera la seule fin, rien d'autre que des pas piétinant un paysage désolé. "Le voyage d'hiver" appartient réellement aux créations les plus désespérées de l'humanité. Il est l'apogée du Lied romantique, celui qui s'aborde avec crainte, et que l'on ne saurait écouter sans risque, sans redouter de s'y noyer, oeuvre dénuée de chaleur sans lumière, partition enneigée où le froid gifle un marcheur qui s'échine dans l'espace quasi pétrifié, vidé de toute présence humaine, hormis la dernière rencontre avec un joueur de vielle, des chiens fous hurlants, des corneilles taraudantes, et une girouette aux grincements insensés. Le voyage qui a commencé par un adieu se terminera sur une comptine du vide qui se chante encore au milieu des ruines. "Las à s'effondrer", dit le texte, porté par une musique hébétée qui clopine. Pas d'action, une trame au minimum ; le voyage entre à l'intérieur sous la peau, dans le cerveau du voyageur il s'agit d'un mouvement de sentiments irréversibles, d'un paysage mental où le dehors n'existe qu'en dedans. Le drame n'adviendra qu'en soi. Il n'est désormais plus possible de fuir.

SCHUBERT au physique disgracieux, un peu gras et petit (1,57m) que ses amis surnommaient "Le petit champignon", n'aura connu que des amours plus ou moins tarifés. Par une cruelle ironie du sort il en attrapera une syphilis, lui qui ne rêvait que d'amours élégiaques... Ainsi écrira-t-il toute la désillusion de l'errant qui chemine sans rencontrer l'âme-soeur, aucune âme à aimer ni même compatissante, épuisé par l'amour impossible, la solitude, l'abandon de tous, il finira sa vie dans une forme de dissolution tout comme ira sa musique, dans la nature. La neige étant la classique métaphore du linceul, elle ne quittera pas un instant le "Winterreise", l'angoissante corneille guette la charogne future et tous les feux follets au loin semblent hâter la perte du marcheur, cerné de paysages figés, de montagnes lointaines, pierres et troncs d'arbres hallucinés, pas âme qui vive, sauf le joueur de vieille, à la fin, double du créateur et déjà mort peut être. Les haltes ne sont d'aucun secours, pire encore, elles réveillent les souvenirs de douceurs à jamais effacées, une torture incessante tend le chant de la fuite dans le rêve  jusqu'au retour brutal d'un réel, qui ne peut ni se retourner ni se réparer, dans la monotonie des pas qui vont vers l'ailleurs par d'étonnants écarts de tessiture, tout cela est dans la musique du "Voyage d'hiver".

On sait que SCHUBERT était un homme de fraternité mais il créera ici une oeuvre "blanche" sans hommes sans frères. Tout est blanc dans "Le voyage d'hiver," la géographie et les anges sont encore et toujours ceux de la mort. Ce cycle de presque soixante-quinze minutes sera publié en deux cahiers de douze lieder chacun en Janvier et Décembre 1828. Le "Winterreise" ne sera pas l'oeuvre ultime de SCHUBERT, entre le "Voyage d'hiver" et sa mort il aura encore composé quelques oeuvres, (dont "La messe en si bémol D.950"). SCHUBERT mourra le 19 Novembre 1828, allant rejoindre le joueur de vielle, messager de l'au delà, l'éternel mendiant du monde. Ce vieillard jouant de toutes les douleurs existait déjà dans l'imaginaire médiéval, il jouait alors du violon ou du luth. La musique qui le croise est fêlée, à bout de souffle. Le silence qui suit troublera à en glacer les sangs.

 

 

Nota (*): SCHUBERT a modifié ce vers dans son lied au lieu de "J'écris seulement", il traduira "Je t'écris seulement".

Photo : Un minuscule voyage d'hiver, sous les arbres majestueux du Parc de la Tête d'Or à Lyon, effectué en Janvier de cette année là. © Frb 2011.