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lundi, 01 mars 2010

Quelques heures avant la nuit (part III)

Et moi aussi de près je suis sombre et terne
Une brume qui vient d’obscurcir les lanternes
Une main qui tout à coup se pose devant les yeux
Une voûte entre vous et toutes les lumières
Et je m’éloignerai m’illuminant au milieu d’ombres.

GUILLAUME APOLLINAIRE extr : "Cortèges", in " Alcools" 1913. Editions Poésie Gallimard 1971.

Si vous avez loupé le début cliquez gentiment sur l'image.

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J'ai sur le bout de la langue, une litanie de vieux noms d'une époque à reléguer aux croix humbles, monticule terreux d'un cimetière glorifiant le vaillant artisan et le prolétaire. Femmes ou mères courageuses, époux morts à la guerre, artisans italiens, maçons venus de Chantérac, de Gartempe ou de St Maurice la Souterraine. De ceux qui dans la vie ne purent jamais s'éléver ou bien juste un petit peu avec cet unique rêve qui n'était pas celui des parvenus, mais celui des hommes libres, enfin le croyaient ils... Devenir un jour propriétaire. Monsieur Felix Chauferin, Paulo Rossia, Melle Jeanne Manchon, Roger Bagnol, Jean Fourneau, Francine Barbonnier etc... Ceux des anciennes maisons d'un quartier construit de leurs mains. Par presque chance, ils n'auront pas connu cela. Ce qu'on nomme la déliquescence.
Sauf melle Francine Barbonnier, unique rescapée de cette triste banlieue où l'horizon autrefois, dit-on menait jusqu'au seuil de Tête d'Or, les trottoires collent devenus savonneux plus pentus que les pentes. Faux semblants en terre de naufrage. Maintenant que tout se cloaque, avec les meilleures intentions du monde, les anciens bâtiments et bâtisseurs inclus frappés de servitude, voici venir les nouvelles habitations.

"Ce jardin appartint jadis à monsieur Fourneau, homme courageux, honnête, ici, la maison du maçon Chauferin, mort d'une faiblesse pulmonaire dûe aux suites de la deuxième guerre, là, le garage de Paulo Crossia, né en Toscane, qu'on retrouva pendu au fond de son garage, après des années d'égarement, à vider méthodiquement chaque jour son cendrier dans la boîte aux lettres des voisins, pour "se venger" prétendait il, des allemands et des miliciens. Et Marie-Yvonne, à moitié folle, partant au marché à trois heures du matin dans sa robe de chambre de princesse. Et cherchant rue Melzet, la villa de son chéri Armand, projectionniste au Fantasio, mort depuis vingt cinq ans. De Profondis. Ici c'est la mauvaise époque. Qui ne ressemble pas à la légende. Bar des copains chez Jules, cinéma permanent Fantasio; où les plus aguerris , fiers à bras, chefs de bande, pleuraient à chaudes larmes sur "Tant qu'il y aura des hommes"... Cinéma Fantasio, remplacé par cette tour hideuse à peu près aussi vaine que le clip, qui insulte encore Guillotière avec sa face de vacherin gris.

Ici, perpendiculaire à la rue Descartes, tout le long de la piste cyclable, des volets de bois bringueballent, sur le bord des fenêtres quelques géraniums séchés. Cordes à linges et panosses dégoulineuses, porte d'entrée hurlant sur ses gonds désossés. Ici toutes les fleurs crèvent. Pour pouvoir, résister il faut pas mal de clops. Le bureau de tabac, café presse de la grande rue abat à tour de bras la clientèle, millionnaire, morpion, pastis,et des tonnes de tabac. Tandis que la nuit vient, une longue nuit de fête, quelques âmes se promènent, avec des sacs plein à craquer de bouteilles de vodka discount. Toute la nuit, la fête, ils appellent ça comme ça. "Se déchirer la tête", qu'il disent. Ils se la fracassent à vrai dire sur les dalles neuves, imperceptibles, qui délimitent Wilson Parking de ses massifs horticultés, rien à voir avec les charmants jardins de presbytère, de Jacquard, la belle. Du terreau brun qui fait office de cendrier, de chiottes pour chiens et plus souvent  c'est là dedans que l'être humain dégueule, jusqu'à cette église au carré, et fraîchement rénovée. "La Madeleine", qui continue, imperturbable à marier et à enterrer.

A l'enterrement de Jean Fourneau on les vit encercler le cortège, ces matinaux de la piquette, des braves gars à l'oeil torve, au regard de côté comme celui des grives litornes, posés sur le nombril de la Madeleine, partageant encore leur hilarité, devant la fourgonnette, et saluant nos têtes d'enterrements médusées, machos déboulonnés, col large à chemise ouverte, un médaillon qui se respecte avec le prénom, signe du zodiaque au revers. Une bande de vieux coucous en liesse, revenue du zinc pour renifler la sainteté d'une nouvelle charogne, et les voici, matant les jambes de la veuve et les miches d'une jeune fille endeuillée, sur leurs ventres plus ronds, obsédés de queues de pelle, tous coiffés d'une casquette à carreaux posée de travers comme un béret, ils sont là, ils ricanent. Cela était encore une fête bien acceptable, des bitures de poilades quand le saphir du Radiola faisait le manche sur la couronne mortuaire des défunts, réinventant l'Adieu d'Emile d'un Brel, ou "les funérailles d'antan" du père Georges, ils arrosaient le tout avec de la brioche et du Clapion nouveau entassées dans l'arrière boutique de l'épicerie du "Jo Michon"...  Ensuite, la page serait tournée avec les frites vite fait, bien pâles et les packs de steaks hâchés "ouverture facile", de la cafétéria de l'Hyper-Rion de Cusset.

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Tout autour de ces fleurs urbaines, on voit ces vieilles carnes revenues de la pharmacie Brihac, qui marmonnent et glaviottent à propos des problèmes notamment de la maladie, leurs maladies exactement ou celles des autres. La main sur l'abdomen, palpant ce corps, plâtré par une vie de Smecta (qui n'est pas poète grec), ne jurant ça et là que par le générique de l'imodium, le spasfon Lyoc, et le pili-pili de quinoa, flux de mots rabâchant un Vidal allégé, conversations autour des fréquents voyages à la selle et vantant les mérites des fruits et légumes de saison. Une vie entière faite d'abstinences. "Mais, madame ! le docteur a dit c'est pas une maladie, c'est un syndrome"... "Ah ben si le docteur a dit! alors c'est pas pareil !". Et puis, ça cause pendant des heures avec sur le dos un foulard où se multiplent des pommes, des poires et des espèces de scoubidous et puis écrasant chaque oreille elles ont vissé des coeurs énormes pour cacher l'apparence austère d'un sonotone qui siffle parfois l'air d'une vieille cocotte à vapeur. Enfin on voit ça assis d'une poubelle toujours très architecturale constamment connectée aux ballonnements intestinaux de ces créatures blettes, tenant ici, chaque jour de marché, leur permanence d'hypocondrie, dans le fracassage d'engins modernes, style pelleteuses mécaniques...

Je n'ai heureusement aucune compétence pour fourbir les correspondances, ce n'est pas moi qui tire les ficelles, et même en métaphores filées de ces pétarades jouvences nées après la biture de kro; de ces pavillons d'ouvriers, à ce rut de barres fonctionnelles, soudain, la claustrophie vient. Je cherche l'air, Il y a comme une saleté dans l'atmosphère. Hier, encore, au même instant, une disparition, un monde qui faisait pousser au ciel, le corail. L'oeil malin croquant  les jambes d'un Dieu que le temps fît cul de jatte, et lui faisant crier "j'ai mal" aux croisements d'étranges calvaires villageois médiévaux à fortes consonnances celtes. Oui, je cherche désespérement. Le refuge de rieuses mouettes. La roche tendre, léchée par les flots d'une planète nimbée de styx, de cailloux blancs. Un monde qui attrapait les effraies à l'aurore, et croquait les nuances gris vert de la pleine mer avec aisance ou plus simplement une étoile dans la nuit d'hiver. Où êtes vous "Nuage" ? Nuage c'était, il faut le dire, mon goûter quotidien transformé soudainement en fameuse erreur 404. Inévitablement, je pense à cet autre goûter, du côté de Combray :

"Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel."

Une bouteille d'encre se répand, sur un verbe paralysé. Du tangage des festivités jusqu'à l'implosion des buvettes.

Voilà que tangue par dessus les graviers le corps brisé d'un couple exsangue et passablement ivre tandis que la bière même pas Gueuse, ni Blanche de Bruges, jusqu'à l'atroce débouchonnée de la vodka Franprix (qui ne connaît rien de la Zubrowska, cette poètesse russe) pousse aux suicides lents. Un hurlement sort encore de ces corps trop bruyants, masculins, féminins, agitant devant les fenêtres, bites et popotins dans des survêtement à poils longs, humains au soir pesant lourds de fornications qui n'arracheront ni cri ni joie, pas même un petit brame de bonne satisfaction. Tandis que le mari, glisse encore cette pogne, dans quelque couinement femelle, et que je passe là, parce qu'il me faut rentrer chez moi (ou ce qu'il en reste) arriver à passer, comme si je n’étais rien, comme ça, sans y penser entre les corps et les canettes.
Le gars crache sur mon petit manteau, puis il me crie "salope !" comme ça, pour rien.

Photos :  Emile Zola, le cours. A l'endroit à l'envers, en été en hiver, on y trouve bien toujours une flaque pour se refaire une beauté (urbaine, bien sûr !). Photographié à Villeurbanne côté Charpennes en Février 2010. © Frb