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mercredi, 09 décembre 2009

Des fondus enchaînés

Non, non ! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison. Oh déchirements ! c'est la saison !

JULES LAFORGUE (1860-1887). Extr. "L'hiver qui vient" in "Derniers vers" (1886).

Interlude BIS.jpg

Quittant un homme qui marchait seul au milieu de son travail, j'allais au jardin du musée. Sous "l'Adam" de Rodin, une femme nourrissait une marmaille d'oiseaux antipathiques. Des touristes guettant l'heure du spectacle entraient par le grand escalier visiter les motifs discrètement géométrisés, sous des arcades. Dans ma poche la menace d'un impayé s'échappait par l'ouverture d'une doublure en train de se découdre. Sur ma peau j'avais déposé un gros pull imbibé des senteurs d'antimite au bois de cèdre, par dessus mon gros pull, une peau de daim qu'on aurait dit comme empaillée. Toute la ville malgré la douceur de ses 12 ° à peine, sentait l'hiver à en pleurer. Nul ne manquait d'allure.

La somme dûe était illisible, quelques gouttes de pluie sur un mauvais papier sirotaient tendrement ma dette, il n'en restait presque plus rien. Cet homme à qui je devais tant, (juste un petit peu d 'argent en fait, 42,37 euros), à présent me suivait chaque jour. Ou plutôt j'avais la certitude de le croiser partout. Une sourde impression, comme l'hiver suit l'automne pour le dépouiller lentement. Arracher les feuilles une à une jusqu'à des mondes parfaitement glabres. Ce n'était pas tant la somme dûe qui me plumait insidieusement mais l'effort acharné que mettrait cet individu pour la récupérer. Sa secrétaire avait bien souligné en rouge sous mon nom, tapé en gros caractère cet autre mot en majuscule  "RAPPEL". Ca commençait ainsi : "Chère Madame ; Nous vous rappelons que vous n'avez pas réglé le montant de nos honoraires, s'élévant à 42,37 euros, il s'agit sans doute d'un oubli... Dans ce cas veuillez patati patata". Veuillez, madame, l'extrême onction. Ou moins tragiquement, une injure. Ces gros et vilains caractères suivis d'aimables salutations vulgairement distinguées.

Dehors les premiers visiteurs de la fête (des lumières), ébauchaient des projets de cuite qui durerait au moins trois jours, la Valstar, (bière des stars), se boirait au goulot ensuite il y aurait de la joie à genoux dans des traboules. Les écrans géants feraient diversion, une charade qui s'éloignait un peu plus chaque année, pour devenir une opération. Proche de l'effondrement, visiblement désaccordée, je jetais des cailloux dans un ciel versé sur une flaque. Je visais au jardin, l'or des feuilles qui semblaient vivre enfin et nager dans les fonds, deux centimètres au moins où j'imaginais le flottement, l'embrassage des coraux mous qu'on appelle les sarcophytons dans le jargon des récifalistes. Cet univers en perpétuelle mutation forçait l'art de la fugue. J'ébauchais une idée, qu'on m'oublie, voilà tout. Lassée des vies de patachon, je livrais mon salut au royaume du sarcophyton.

"La star des coraux mous, le sarcophyton dit "sarco"fait partie de la grande famille des coraux cuirs [...] ce sont des coraux à croissance rapide, les "sarco" muent régulièrement et leur croissance en aquarium peut devenir spectaculaire si les conditions de maintenance sont optimums [ ...] Ce corail nécessite un éclairage relativement puissant pour bien croître [...] Ce corail peut être parfois utilisé en remplacement d'une anémone pour un couple de clown dans un bac communautaire [...]"

Tout devenait limpide. Par la grâce du sarcophyton, j'eus l'impression de comprendre exactement ce que le monde attendait de moi.

Des oiseaux aquatiques glissaient sur le vieux bâtiment. Ils recouvraient à présent mon reflet qui déclinait ses formes à l'oblongue dans une frise s'achevant en queue de poisson qui mangeait les graviers sous la rouille des bordures en arceaux, délimitant l'espace entre les gens et la pelouse avec une autorité délirante. L'océan m'éprouvait, gagnait en certitude, attiré par le socle de la statue, on distinguait lacérés à la pointe d'un couteau, deux coeurs trop larges mal ajustés, plus deux prénoms tellement crayonnés, qu'aucun des deux ne demeurait lisible. La poésie commençait là, sur ces biffures exquises, un trait pour l'immortalité, l'amour fou accroché au socle d'une statue évoquant mille sentiments enroulés sur eux même en minuscules lambeaux. Des milliards de lambeaux de secondes chagrinées, apprêtant patiemment tout l'orgueil pour la suite. Une pavane en dénégation, mimerait encore l'offrande qui s'exposerait libérée de la morale, et des institutions, par la grâce de communicants absolument conquis par cette idée : la recherche de l'âme soeur, l'alter ego. Le retour du sentiment vrai, de l'authenticité. Oui, l'amour véritable. Là, sous ton nez, mon beau, "Couilles en or jamais ne songent à la destruction de nos âmes". Un poète riant dans la brume, assis sur son tas de rebellion  se moucherait dans mon petit papier façon cocotte, ou le poserait, là, juste sur les flots, un bras d'honneur à Harpagon. D'autres plus conquérants n'espèreraient qu'une catastrophe, un bout de fumier pour renaître. La révolte, devenue impuissante, toujours sous les lampions, s'acheverait par l'invention de la Vénus de Milo version indienne, avec six bras, des lingeries à motif Snoopy des pantoufles à tête d'animaux, c'est à peu près tout ce qui resterait de notre génération.

Je songeais au "proverbe futur" ouvrant "le socle de la statue" d'Auguste VILLIERS DE L'ISLE ADAM, (publié en 1882 sous le titre "La maison Gambade père et fils") :

"A quoi bon la hache ? Ne t'arme que
d'épingles, si tu n'as pour objectif qu'un ballon."

Je songeais à ce brouhaha que faisait l'amour fou au départ d'un train à très grande vitesse, à Paris gare de Lyon, un mouchoir maculé de larmes oublié sur la chaise de l'illustre brasserie du train bleu. Y aurait il aujourd'hui plus petit qu'une épingle, pour crever définitivement un ballon que l'esprit ne supporte pas de voir se dégonfler davantage ?

sARKPHYTON B.JPG

Je songeais à toutes ces ingénuités, aux bureaux de tabac, aux bancs publics, à tous ces doigts coupés par des machines de menuisier, jusqu'à ces visages d'apôtres martellés aux tympans des églises romanes. Tout ça  pour arriver à "ça" : croiser à chaque pas la trahison, la belle engeance qui au fil du temps se délave, le spectre indiscret des créances et toute une politique de civilisation, marquant insidieusement nos corps sans même le respect minimum. "Le nouveau commencement de rien", lu par des turbo-bécassines militant pour le thème astral et des cyber gédéons bio (mais qui fument quand même des pétards), boursouflés de musique concrète, d'art abstrait, de cinéma d'avant garde, aimant SARTRE, le poulet basquaise, l'ésotérisme et les choses simples par exemple se faire une petite raclette entre collègues en fin de semaine, vautrés sur des convertibles norvégiens. Ces beaux "épanouis" prêts à pourrir dans les bras de leurs prochains, déroulant une vie à tartiner des miettes, encartés et voraces, comme ces oiseaux hideux. Marchant à reculons à la recherche des pires audaces de leur jeunesse... "les arbres en fleur en plein hiver", (mais si ! vous savez bien !), et pour projet un programme poétique, surtout ludique du même tonneau. Sous la foi généreuse entre tous, il se trouve toujours un radin bardé de titres et d'honoraires, pris par l'angoisse, qu'on ne lui règle pas 42,37 euros dans les meilleurs délais. Un de celui qui à table après avoir bien bu et bien mangé, ose vous dire d'un air sympa: "Avec 1000 euros aujourd'hui t'as rien ".

Au milieu du jardin, cet homme épouvantable, accompagné d'une auxiliaire pourvue des papiers nécessaires, était assis, il m'attendait, au tournant comme on dit. Je me laissais glisser lentement, buvant la tasse dans cette flaque, je m'y noyais avec l'espoir de terrasser mon dû, puis pour bien achever l'histoire, me livrer aux coraux nés de mon imagination malade. Entre cette eau usée et mon petit personnage, le sarcophyton avançait. D'autres petits sarcophytons viendraient pour sauver l'équipage. C'était, (je pensais), le sacrifice qui donnerait beaucoup d'espoir à ceux qui survivraient. Peut être un jour sur un tee-shirt, un poster, ou un sac, peut être on me sarcophytonnerait. Cette idée là, valait la peine. Laisser en ce monde une trace... J'avais à présent immergé mon corps entier dans cette flaque, il n'y avait plus ni jardin, ni palais. Je m'en allais. En route pour une nouvelle vie.

Au loin, un vieux son dégueulasse, vociférait :"Vous me devez !". Ca sonnait comme une pointe de compas crissant sur un tableau d'ardoise. Le sarcophyton souriait. "Avais je vraiment idée de l'importance de cette flaque ?" Quand le sol me recouvrit, je me retrouvais dans un aquarium. Quelqu'un recousait ma doublure, un ouvrier cirait le bout de mes savates. Le sarcophyton caressait paternellement mes cheveux. "Vous avez fait le bon choix", il me disait. On me fît remarquer que ma peau de daim n'était pas tout à fait présentable. Dans les bas fonds un labyrinthe. Sous la pelure d'oignon, une autre pelure d'oignon. Je flottais gentiment sans plus penser à rien, tout ce confort bientôt serait mon necessaire, "j'y prendrais goût". On me présenta un comptable : "Ne vous inquiétez pas, les 42,37 euros, seront réglés aujourd'hui même". Bien monsieur, bien madame. J'étais sauvée. On m'apporta dans une vaisselle (en cristal de bohème) : Du caviar, du foie d'ortolan, puis un gigot de paon pistache sur son coulis moléculaire. Suivis d'un dessert somptueux. Un mystère fait maison...

Ce n'est que le soir en me couchant, que je sentis quelque chose peser. Plus affligeant encore que la crainte d'une dette. Ma vieille vie courait derrière, et m'observait en ricanant. Mon visage semblait fondre, comme s'il n'était plus, ou de loin, une tête trop grosse qui se vidait tout bas. Même ma voix m'angoissa, il en sortait des sons atones mais les mots ne se formaient pas. Je ne trouvais plus un mot, pas le moindre petit mot  pour dire quoi que ce soit. Je tentais une phrase  j'eus honte. J'agitais une clochette pour exiger du personnel qu'on m'apporte un miroir de suite. Apparence, ma belle apparence ! sur mes mains poussaient des poils blonds. Mais comment exprimer le désir de remonter à la surface, s'il n'y a plus de mots ? Et puis bon, après tout ! j'avais choisi. C'était comme ça.

sarcophyton BIS2.png

Sur ma table de chevet; on a mis les carnets de Pierre-Jean Franfari, les fameux trialogues (des entrepreneurs, des politiques, des financiers, en voyage au futuroscope) c'est très interessant. Je m'habitue à cette vie. je sais que les choses vont dans le bon sens. Hier je suis allée à la bijouterie, m'acheter des boucles d'oreilles et une broche représentant une tête de rat avec des cornes. Orselyne, une collègue de travail m'a prêté son tailleur fuschia, il est un peu trop grand pour moi, mais en reprenant la taille, avec des fronces, des épaulettes, j'arrêterai de ressembler à rien. On m'apprend aussi à marcher avec des livres sur la tête. Les essais de MONTAIGNE + les oeuvres complètes de DOSTOIEVSKI . Tout va bien, j'apprends vite et je m'en félicite. Je regrette qu'ici, il n'y ait pas de fenêtres. Ca manque un peu. La nuit surtout, j'aimais beaucoup, dans ma jeunesse, rester des heures à la fenêtre pour regarder la lune. Mais il faut savoir ce qu'on veut dans la vie. Je ne regrette rien. Hier j'ai lu 450 pages des carnets de Pierre-Jean Franfari, je les ai lus d'une traite, jusqu'au matin, dans mes draps bleus, avec mon groin.

Photo : Variations pour une flaque et des reflets. Photographiés au jardin du Musée des Beaux Arts, à Lyon autour du 08 Décembre 2009.© Frb.