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samedi, 26 mai 2012

Chut... !

Les bruits associés au jour sont toujours interdits la nuit, les femmes par exemple, ne moudront pas le grain après le crépuscule [...] 

MARY DOUGLAS : "The Lele of Kasaï" in "African Worlds : Studies in the cosmological Ideas and Social Values of African Peoples", London 1963.

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Dans son livre remarquable, "Le paysage sonore" R. Murray Schafer a longuement expliqué que l'intérêt véritable d'une législation contre le bruit ne résidait pas dans son degré d'efficacité, depuis le Déluge a -t-elle jamais porté ses fruit ?"  S'interroge-il... Même si nous savons, en revanche, que cette législation permettait d'établir des comparaisons entre les phobies sonores des diverses époques et sociétés. Les sons proscrits ont toujours eu une puissante résonance symbolique. Les peuples primitifs, par exemple, conservaient précieusement leurs sons tabous et Sir James FRAZER dans  son ouvrage monumental intitulé "Le Rameau d'Or" (1890-1915), consacre un chapitre entier, à ce sujet. Il raconte qu'il existe des tribus où la terreur empêche de prononcer le nom de certains peuples, le noms des ennemis  ou ceux d'ancêtres défunts. Ailleurs, prononcer son propre nom comporterait le danger de priver un individu de ses forces vitales. Proférer ce son, le plus personnel, soit-il, serait comme tendre la nuque à l'exécuteur...

Sur le plan des pratiques anti-bruit, plus curieux sont les rituels de certaines tribus qui réservent par crainte de la colère divine, la production de certains sons à des périodes temporelles précises (cf. plus haut, le texte de Mary DOUGLAS ici, la suite) :

Les bruits du travail semblent créer des relations dangereuses entre le village et la forêt. Les jours ordinaires, les esprits dorment au plus profond des bois et ne seront pas dérangés, mais les jours de repos ils sortent et approchent parfois du village. ils seraient furieux d'entendre des coups frappés dans la forêt ou des martellements dans le village.

L'habitude chrétienne d'observer le silence pendant le Sabbat ne doit pas être étrangère à cette origine. Traditionnellement, les sons tabous, prononcés de façon sacrilège, sont toujours suivis de mort et de destruction, cela est vrai du mot hébreu Yahvé. En France, les textes liturgiques n’utilisent pas la vocalisation Yavhé, mais elle apparaît dans les traductions de la Bible - qui ne sont pas normatives pour la liturgie - ou des chants. D'après une argumentation scripturaire, le document affirme : 

"L’omission de la prononciation du tétragramme du nom de Dieu de la part de l’Eglise a donc sa raison d’être. En plus d’un motif d’ordre purement philologique, il y a aussi celui de demeurer fidèle à la tradition ecclésiale, puisque le tétragramme sacré n’a jamais été prononcé dans le contexte chrétien, ni traduit dans aucune des langues dans lesquelles on a traduit la Bible."

Les chrétiens revendiquent la possession de plus de vingt quatre mille prétendus "originaux" de leurs Saintes Ecritures en version grecque, et pas un seul parchemin ne fait mention de Jéhovah.

Idem pour le chinois Huang Cheng (cloche jaune) si ce terme se trouve proféré par un ennemi  il peut (dit-on) causer l'effondrement de l'Empire ou de l'Etat. Les Arabes avaient beaucoup de mots pour Allah qui possédaient les mêmes redoutables pouvoirs, (ils se prononcent dans un souffle) : Al-Kabid, Al Muthill- Al Mumit, et quatre vingt dix-neuf autres encore.

Ensuite il y a bien sûr d'autres mots tabous dont la prononciation semble sacrilège comme dans certaines manies plus ou moins graves ou autres  névroses obsessionnelles, par exemple une personne ne pourra pas prononcer ou entendre le mot "Maladie", persuadée que le simple fait de sortir le mot de sa bouche serait un risque d'attraper cette maladie, ou de la transmettre, cela plus subjectif...

On pourrait se demander quels sont les sons tabous unanimement reconnus, et inspirant la crainte dans notre monde contemporain. La réponse n'est pas si évidente. R. Murray Schafer mentionne la sirène de la défense civile, que toutes les cités modernes connaissent bien, mise en réserve pour le jour fatal, où son cri unique sera suivi par le désastre. Il y en existe sans doute d'autres, même si nos rituels avec Dieu ou les divinités sont un peu plus discrets que ceux de nos lointains ancêtres ou tribus des forêts, il est certain qu'un lien profond unit, lutte, contre le bruit et son tabou, car dès l'instant où un son figure sur la liste des proscrits, il lui est fait l'ultime honneur d'une toute puissance. C'est la raison pour laquelle les plus nombreuses et plus mesquines interdictions de la communauté resteront à jamais inefficaces.

Enfin, pour conclure un de ces nombreux chapitres sur le paysage sonore, nous suivrons R. Murray Schafer dans son cheminement, pour affirmer avec lui que le pouvoir absolu, est le silence. Comme le pouvoir des Dieux est d'être invisible. Vrai encore que le mot "Silence" est d'une incroyable douceur à prononcer et semble une source à entendre d'un genre d'allitération proche glissant sans heurt, clairement mise en espace, comme le fût, le plus implacable "Silenzio" de JL Godard hurlé au mégaphone, dans le film "Le Mépris" suivant la logique, du "Camera" et "Motore", rythmant la réalisation du film, le mot "Silenzio" non seulement referme le film mais rend les acteurs à la vie, laissant le spectateur seul en plein ciel devant le visage d'une statue, porté par la musique de G. Delerue."Silenzio" n'est pas le silence, c'est la fin du mépris. Le silence. Ce n'est que par lui et pour le trouver que peut se clore toute réflexion sur les sons dignes de ce nom.

 

 

Sources bibliographiques :

R. MURRAY SCHAFER in "Le paysage Sonore" éditions JC Lattès, 1979,

Sir James FRAZER in "Le Rameau d'Or" (Manuel d'étude des croyances et civilisations antiques en 12 volumes), édition abrégée, P. Geuthner, 1923.

Photo : Variation pour une oreille et son silence, un léger flou artistique émanant d'une vraie sculpture posant pour Paul sur le plateau de la Croix-Rousse à Lyon entre le Grand Boulevard et la place Tabareau, pas loin de la rue Denfer, (Rochereau). Cette mystérieuse oreille monophonique privée de corps installée sur une place minuscule intrigue énormément ceux qui la croisent. Je ne connais toujours pas le nom de l'artiste (nous cherchons) qui a crée cette oeuvre emblématique, que personnellement j'aime beaucoup puisque le son m'importe plus que l'écriture et l'écoute me parait plus intéressante que la parole, je sais juste que l'oeuvre a été portée près de ma rue le jour où j'envisageais à la fois d'emménager dans ce quartier et de me remettre à la musique, détail personnel de peu d'intérêt, quoique le mot "Oreille" n'est pas sacrilège au regard d'une fascination plus vaste pour tout ce qu'elle garde au secret. Cette incongruité urbaine invite à plus d'un titre car je rêve souvent à cette oreille (de marbre ? Non.) écoutant patiemment les murmures des passants et gardant précieusement les bruits de la rue dans sa pierre, elle n'en dira rien à personne, jamais, c'est assez consolant, pourtant il me semble qu'en jouant de cette oreille  comme d'un instrument elle pourrait sonner divinement et peut être nous rendre les murmures de la ville. Oreille muette comme une tombe, prenons de la graine au contact de cette silencieuse qui nous happe par sa discréte présence et l'entière confiance qu'elle inspire...

Remerciements à Paul pour la photo et pour m'avoir prêté son "Rameau d'Or" ce n'est pas une métaphore, rien que de la culture et si c'était une métaphore, je n'en soufflerai mot car je ne doute pas que l'autocensure m'interdirait d'écrire ici ces mots qui ne vont pas dans la bouche d'une fille élevée chez nos droites religieuses. Ces dames avaient, si mes souvenirs sont bons inscrit au tableau une liste noire d'une vingtaine de mots à ne pas prononcer au sein de l'institution même pendant la récré, la gresso vecha de Soeur Marie-Claude, punissant de six heures de colle (sciences physiques, al spoela!) accompagnées d'un vigoureux tirage d'oreille, tout élève qui aurait proféré les mots tels : patuni, dreme, noc, ulc, cireh, troufe, beti, bredol, etc etc... Mais, fermons ce moulin à paroles ! Nos oreilles sont de Lyon pas de Loué, nom de diou nom de non !

©Paul-frasby 2012

vendredi, 06 août 2010

Par une grande innocence ...

Le silence est l'élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu'enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu'elles vont dominer.

MAURICE MAETERLINCK, "Le trésor des humbles", éditions Mercure de France, Paris 1896

La musique est dans les ombrages. Pour l'écouter vous pouvez cliquer sur l'imageforêt.JPG.

Dans un monde de rudesse l'amour pourrait être presque doux. L'amour est tout, si malmené parfois, en s'éclipsant il se révèle mais cela est encore trop simple ou bien trop archaïque, qu'on ne peut si clairement en exposer la thèse et dénouer les fils qui trament les intrigues tant celles-ci se jouent de la coïncidence et du charme des opposés laissant l'homme et la femme impuissants face à leur destin. Nous sommes en 1892, Maurice MAETERLINCK crée "Pelléas et Mélisande", une histoire magnifique mise en musique avec raffinement, par le compositeur Claude DEBUSSY. Le récit reste fidèle, au livret de Maurice MAETERLINCK, c'est une transposition de l'histoire de "Tristan et Yseult, (ou le drame éternel et classique de deux jeunes gens qui, passionnément épris l'un de l'autre, voient la réalisation de leur amour empêchée par la présence d'un vieux mari jaloux et violent, leur amour avéré impossible, ne pourra s'accomplir que dans la mort). Claude DEBUSSY bien qu'employant toutes les ressources du leitmotiv, ne mena pas sa composition de la même façon que WAGNER, il dira à propos de son opéra en 5 actes et 19 tableaux :

"J'ai voulu que l'action ne s'arrêtât jamais, qu'elle fût continue, ininterrompue. La mélodie est antilyrique. Elle est impuissante à traduire la mobilité des âmes et de la vie. Je n'ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d'exigences techniques, le mouvement des sentiments et des passions de mes personnages. Elle s'efface dès qu'il convient qu'elle leur laisse l'entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur."

L'intrigue, nous la résumerons très succintement ainsi : Lors d’une partie de chasse, Golaud, prince du royaume d’Allemonde, se perd dans la forêt et rencontre au bord d’une fontaine une petite fille en pleurs désolée d’une mort déjà annoncée. Golaud la prend pour femme et la ramène au royaume d’Allemonde, sans connaître rien de son passé. Pelléas, demi-frère de Golaud, ne tarde pas à succomber au charme de la douce Mélisande et les deux jeunes gens s’avouent mutuellement leur amour. Golaud les surprend et, sous l’emprise d’une jalousie délirante, surgit par derrière un arbre et, "parce que c’est l’usage", frappe de son épée Pelléas qui tombe près de la fontaine, tandis que Mélisande s'enfuit légèrement blessée. Elle donnera naissance à une petite fille dont le destin s’annoncera tragique. "Vous ne savez pas ce que c'est que l'âme", soupire le vieux roi Arkel, aïeul de Golaud, au chevet de Mélisande. C’est pendant ce discours que Mélisande meurt discrètement. Le vieillard se lamente :"Je n’ai rien vu… Je n’ai rien entendu… Si vite, si vite… Tout d’un coup… Elle s’en va sans rien dire". En profonde détresse, les personnages se taisent ou s’expriment dans des paroles floues ou obscures. "Je ne sais pas ce que je dis" avouera Mélisande. Ces êtres au destin incertain semblent se mouvoir dans un ailleurs, imperceptiblement inscrit en ce monde. Ils n’agissent pas, au contraire ils sont agis et subissent leur sort en silence. Peu de choses sont dites tout n'est que suggéré...

"La parole est du temps, le silence de l'éternité. Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres. Les lèvres ou la langue peuvent représenter l'âme de la même manière qu'un chiffre ou un numéro d'ordre représente une peinture de Memlinck, par exemple, mais dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire ; et si, dans ces moments, nous résistons aux ordres invisibles et pressants du silence, nous avons fait une perte éternelle que les plus grands trésors de la sagesse humaine ne pourront réparer, car nous avons perdu l'occasion d'écouter une autre âme et de donner un instant d'existence à la nôtre ; et il y a bien des vies où de telles occasions ne se présentent pas deux fois… 
Nous ne parlons qu'aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous ne voulons pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. Et dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part. Aussi sommes-nous très avares du silence, et les plus imprudents d'entre nous ne se taisent pas avec le premier venu. L'instinct des vérités surhumaines que nous possédons tous nous avertit qu'il est dangereux de se taire avec quelqu'un que l'on désire ne pas connaître ou que l'on n'aime point ; car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s'il a eu un moment l'occasion d'être actif, ne s'efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n'est faite que de silence. Souvenez-vous ici, dans ce silence auquel il faut avoir recours encore, afin que lui-même s'explique par lui-même ; et s'il vous est donné de descendre un instant en votre âme jusqu'aux profondeurs habitées par les anges, ce qu'avant tout vous vous rappellerez d'un être aimé profondément, ce n'est les paroles qu'il a dites, ou les gestes qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus ensemble ; car c'est la qualité de ces silences qui seule a révélé la qualité de votre amour et de vos âmes. 
Je ne m'approche ici que du silence actif, car il y a un silence passif qui n'est que le reflet du sommeil, de la mort ou de l'inexistence. C'est le silence qui dort ; et tandis qu'il sommeille, il est moins redoutable encore que la parole ; mais une circonstance inattendue peut l'éveiller soudain, et alors c'est son frère, le grand silence actif, qui s'intronise. Soyez en garde. Deux âmes vont s'atteindre, les parois vont céder, des digues vont se rompre, et la vie ordinaire va faire place à une vie où tout devient très grave, où tout est sans défense, où plus rien n'ose rire, où plus rien n'obéit, où plus rien ne s'oublie … Et c'est parce qu'aucun de nous n'ignore cette sombre puissance et ses jeux dangereux que nous avons une peur si profonde du silence. Nous supportons à la rigueur le silence isolé, notre propre silence : mais le silence de plusieurs, le silence multiplié, et surtout le silence d'une foule est un fardeau surnaturel dont les âmes les plus fortes redoutent le poids inexplicable. Nous usons une grande partie de notre vie à rechercher les lieux où le silence ne règne pas. Dès que deux ou trois hommes se rencontrent, ils ne songent qu'à bannir l'invisible ennemi, car combien d'amitiés ordinaires n'ont d'autres fondements que la haine du silence ? Et si, malgré tous les efforts, il réussit à se glisser entre des êtres assemblés, ces êtres tourneront la tête avec inquiétude, du côté solennel des choses que l'on n'aperçoit pas, et puis ils s'en iront bientôt, cédant la place à l'inconnu, et ils s'éviteront à l'avenir, parce qu'ils craignent que la lutte séculaire ne devienne vaine une fois de plus, et que l'un d'eux ne soit de ceux, peut-être, qui ouvrent en secret la porte à l'adversaire."
(Maurice MAETERLINCK, extr: "Le Trésor des humbles", Mercure de France, Paris, 1896 )

Photo : Ceci n'est pas la forêt de "Pelléas et Mélisande" mais celle du beau et très puissant Marquis de Monrouan, prince des ombres qui vont aux mondes invisibles. Ici même est "ailleurs", cachant mille secrets, hélas, l'histoire serait assez sublime, et j'aurais bien plaisir à vous la raconter, si la vieille épouse du Marquis (une créature méchante) n'était pas si jalouse ... Or je tiens à la vie, tout autant qu'à son ombre et je vous prie, chers lecteurs, de ne rien divulguer, sinon il arriverait un grand malheur. Nabirosina. Ma forêt. Août 2010. © Frb.