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mercredi, 17 novembre 2010

Nous semblons insensés les uns aux autres, disait autrefois Saint Jérôme

cluny0107 nb2.jpgLes ponts bougent dans la nuit se déplacent tels des radeaux à la dérive, avec les lumières qui traversent les âges. Des jeunes filles s'y attardent portant l'amour aux inconnus qui vont sur elles à nouveau, sans histoire. Ils ne demandent rien d'autre, chaque nuit, qu'un peu de considération, c'est toujours la même chose, il suffirait de presque rien. Ensuite le soleil se lèverait. Et chacun serait séparé jusqu'au soir. Puis les nuits qui suivraient, on verrait encore les ponts bouger un peu, rassembler entre les rives opposées, des passeurs invisibles qui inventeraient un mot nouveau pour chaque nuit et ainsi de suite...

Tout cela ne s'unirait jamais au petit jour, tout invisiblement, se balancerait entre les ponts, contre l'assaut des aiguilleurs qui assiégent la ville, portent les hématomes, la sanction pour qui dépasse la ligne, jusqu'à ce que les premières neiges assourdissent l'écho de tous ces combats éperdus.

Il y aurait ceux qui vendent les fleurs, avenantes sur les marchés et laissent des grands bouquets de lis (ou lilium candidum) un peu défraîchis, aux balayeurs. Il y aurait des vieilles qui se traînent à genoux dans des églises priant on ne sait qui.

Il y aurait la satiété dans les grands restaurants, et des phrases à rallonge pour présenter une simple entrecôte pincée de gros sel sous sa noisette de beurre, accompagnée de pommes dauphine. Il y aurait pour chaque dessert dans ce même restaurant les tartes au citron meringuées ou au choix, les pommes cuites au four servies avec du caramel, des éventails de biscuits parfumés de cannelle en forme de petits doigts coupés et la crème chantilly, pour le modeste supplément de 1,58 euros.

Il y aurait les buveurs de Gueuse-cerise, la mort subite aux terrasses, et des hommes d'âge mûr aux fonctions importantes, soudain pris de panique à l'idée de mourir d'un infarctus, au volant de leur voiture entre deux déplacements.

Il y aurait des femmes de ménage trouvant des lettres compromettantes au fond d'une corbeille à papiers, et des secrétaires aux cheveux défaits par la brutalité d'une étreinte un peu forcée, submergées par l'amour au milieu d'un parking. Elles soupireraient peut-être d'une joie, d'une honte de ne pouvoir bien jouir qu'au coeur de la saleté.

Il y aurait des enfants qui rentreraient gaiement de l'école sans savoir que leurs parents se déchirent.

Il y aurait des fadaises pour cette petite employée de maison, des amants en dépit couvrant de ridicule le sexe et la façon d'aimer d'anciennes péronnelles, au zinc du café des artistes.

Il y aurait la trahison, permettant à chacun de se mettre en valeur au détriment de l'autre. Il y aurait des chiens écrasés, pour de vrai, pour de faux, des visages tristes croisés dans une rame de métro, et qui pour la journée inverseraient le cours des choses.

Il y aurait des amitiés furtives, les liens dépossédés, les bonnes et les mauvaises manières, cette haine contenue dans des formules de politesse, abusant de l'espace public pour démanteler les saloperies humaines, qui viennent des autres, évidemment.

Il y aurait le reniement de soi consenti comme une évidence qui pourrait garantir à chacun et chacune autant l'illusion de son libre arbitre qu'une crédibilité incorruptible aux yeux du monde.

Puis, il y aurait les yeux du monde, à l'affût de nos faiblesses, aveuglés des sentences de la bonne et mauvaise conscience ; derrière chaque acte délictueux, il y aurait l'ignorance du code civil, les petites procédures intimes et des hommes en robe noire et collerette blanche, qui défendraient l'innocence ou le crime tout cela au même tarif, des remises de peine, des années de prison avec sursis, le bureau des greffes surchargé, des audiences ajournées et des procès qui se termineraient par une pire injustice dont les conséquences désastreuses n'intéresseraient personne.

Il y aurait des gens dans des téléphériques qui suivraient des yeux le mouvement des oiseaux migrateurs, rêvant de ne plus jamais interrompre le voyage qui les porte et constitue leur seul moyen de tenir debout, désormais, les pieds sur terre en apparence. Il y aurait la reproduction la mue, la migration de tous de nos entretiens.

Un coucou geai tombé du ciel, dont on ramasserait le corps au cap nord suite à un déréglement de sa boussole interne ; il y aurait les insectivores à la recherche du refuge de l'Alceste qui regarde en silence toute saison comme le prolongement de l'hiver.

Il y aurait les cigognes noires, le sterne arctique et le rouge gorge, tous ces oiseaux qu'on invente qui passent en grillant nos cervelles, ou couverts des louanges des fruits de fin d'été délivrant en automne les poisons du vérâtre blanc.

Il y aurait le pluvier doré qui survole l'océan pacifique sur 3 300 km pour rejoindre les îles Hawaï, le souci de la nourriture disponible, de la tranquillité, et cette indifférence au comptage des ornithologues.

Les ponts bougent dans la nuit, se déplacent tels des radeaux à la dérive, avec les lumières et tous les artifices dans tous les estuaires, dix mille huîtriers-pies en stationnement sur les vasières ; l'impuissance des granivores, et les prédateurs en sommeil, réveillés par les oies cendrées qui déplient le plan à l'envers en modifiant très lentement la composition de l'atmosphère.

Il y aurait des hypothèses à l'approche du danger, des captures imperceptibles après la découverte de pinsons dans des plats préparés. Il y aurait la peur d'être contaminé ; de grands élans d'amour, de solidarité, quand la nuit reviendrait qui déplacerait ses ponts à l'avantage des uns au détriment des autres. Il y aurait la Veuve Clicquot au cul trempé dans un seau d'eau glacée, accompagnant des toasts tièdes tartinés d'un pâté d'hirondelle. Chaque nuit apporterait sa joie nouvelle avant que le jour revienne mettre les choses en ordre, jusqu'au soir, et ainsi de suite...

 

Extr de "Genre humain" à écouter : ICI

 

Nota : Le titre de ce billet est une phrase empruntée aux "Sermons" de Bossuet.

Photo : Un animal étrange perché entre deux rosaces : un fragment de chapiteau médiéval datant du X em siècle, photographié lors d'une exposition splendide à l'abbaye bénédictine de Cluny (jadis, le plus grand édifice de la chrétienté avant St Pierre de Rome) et visité, à l'occasion du onzième centenaire de l'abbaye, au mois d'août l'été dernier. © Frb 2010.

Commentaires

http://www.youtube.com/watch?v=-VMiTcza3k4

Écrit par : gmc | dimanche, 28 novembre 2010

@gmc : Excellent ! merci ! vraiment ! Total respect pour GM... C'est étrange que vous offriez juste là, Manset, alors qu'il y a peu en notant la légende de la photo je pensais superposée au "Genre Humain" de Brigitte Fontaine, à une autre chanson de Manset :
"Animal, on est mal", ça vous dit ? (une transmission de Manset ? pouf pouf) à la genèse d'une certaine pop avec des bidouillages sonores inédits pour l'époque...
http://www.youtube.com/watch?v=j22rOF-CfQI&feature=related

Écrit par : Frasby | dimanche, 28 novembre 2010

Il y aurait la solitude. Tout le jour, quand les ponts redeviendraient fixes. Solitude belle, enfin rétablie, enfin acceptée. Saine. Simple. Facile. Importante car il s'agirait de rétablir le jour, par nos actes et nos gestes, les déséquilibres de la nuit.

Écrit par : Marc | dimanche, 28 novembre 2010

@Marc : Mais oui ! c'est exactement ça !
"Une solitude saine, simple, facile" qui ne serait plus ressentie comme un drame humain, ni un comme égoïsme ou réflexe carapacé... Ouvrant justement les possibilités multiples d'équilibres et les déséquilibres... (Je ne suis pas sûre de trouver les mots adéquats pour exprimer cela aussi clairement que
vous :)

Écrit par : Frasby | dimanche, 28 novembre 2010

et moi je ne trouve pas de mots je suis adlmrative !!quel style !chaque paragraphe m'évoque des images superbes que j'aimerais bien capter!!

Écrit par : catherine L | dimanche, 28 novembre 2010

J'appuie et je capte aussi.

Écrit par : Marc | lundi, 29 novembre 2010

@Catherine L : Merci ! Vous me faites plaisir, vous savez !dans ce questionnement qui est mien aujourd'hui concernant l'écriture, ce genre de commentaire est un baume qui à coup sûr me rajoutera quelques points de vie. Des images, de vous ? oh oui ! si vous voulez capter, captez ! captez! je vous fais entièrement confiance, ce serait même un honneur, si ça vous dit surtout n'hésitez pas :)

Écrit par : Frasby | lundi, 29 novembre 2010

@Marc : Merci à vous, je suis très touchée; quand une phrase de St John Perse bat aux vents, tant en six mots vous m'épatez !
Pour la captation -au plus loin et surtout au plus près- il est évident que je vous fais entièrement confiance aussi :)

Écrit par : Frasby | lundi, 29 novembre 2010

Quand apparaît l'espace réservé aux commentaires, apparaît également l'avertissement « NB : Les commentaires de ce blog sont modérés. » Ce qui me donne envie de le contredire bien entendu et d'écrire quelque chose d'un peu excessif. « Pourquoi écrivez-vous ? » - « Pour mieux vivre. » St-John Perse.

Vivez Frasby, mieux et longtemps !

Écrit par : Marc | mardi, 30 novembre 2010

@Marc : Si les commentaires de ce blog sont modérés croyez bien que j'en suis la première désolée, et j'espère que vous me pardonnerez cette pratique détestable, ce n'est pas du tout dans l'esprit de la "maison", (comme vous le savez, depuis le temps ! ...) Enfin vous devez vous en douter, cette modération n'a pas été activée de gaieté de coeur et je n'ai pas trouvé d'autre solution pour l'heure afin d'éviter certaines interventions regrettables. Ceci explique cela... Et cela ne m'empêchera pas d'être en accord avec certaines formes artistiques ou critiques de provocation, d'expressions excessives (d'ailleurs je ne m'en prive pas et pour vous, ce sera carte blanche :), tout est dans la façon. Enfin rien n'est si dramatique. Modérer CJ n'empêchera pas la terre de tourner, mais à mon échelle microscopique, je trouve ça nul d'en arriver là. A me retrouver "obligée" :-( Des personnes de mon entourage ont été profondément blessées via mon blog, (et moi aussi), donc je ne veux plus jamais que cela se reproduise je fais le choix du moindre risque = je pare ou je pars... Si j'avais su, j'aurais modéré bien avant. Mais vous pouvez, vous adonner à l'excessif :) j'ai la certitude (moi qui en ai si peu) que la méchanceté ne sera jamais dans vos procédés. Merci pour vos belles notes il est extra le jeu de "la question" et 'la réponse" -"pour mieux vivre ?" tiens donc !!! (rires) question : il ne s'agirait donc que de cela ? :)
réponse : "c'est un très beau début !"/ ça tombe pas mal, je suis plutôt du côté de la vie, quoiqu'il advienne, beaucoup trop, (l'est t-on trop ?) ou bien ai je trop lu le père Cendrars, vieux coucou résistant, envers et contre toute adversité, grand moderne pourvu d'une corne d'abondance agencée toute à sa façon, pour le tout venant quitte à le "réarranger un peu" chaque fois que je le lis il me fournit un petit décodeur pour les points de vie (même quand ça "patine" grave), au coeur du monde. Ecrire pour mieux vivre, pour tout ce qu'on ne sait pas encore... Et les vases communicants, Cendrars, pourrait même s'inviter à la table de St John Perse ? On aimerait le meilleur, même s'il s'achemine maladroitement. Merci Marc! pour vos interventions chaleureuses. Vivez longtemps aussi, et pour vous, le meilleur (sans aucune modération ! :)

Écrit par : Frasby | mardi, 30 novembre 2010

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