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dimanche, 01 juin 2014

H/ombres (I)

Il faut parler de la création comme traçant son chemin entre des impossibilités... C’est Kafka qui expliquait l’impossibilité pour un écrivain juif de parler allemand, l’impossibilité de parler tchèque, l’impossibilité de ne pas parler. Pierre Perrault retrouve le problème : impossibilité de ne pas parler, de parler anglais, de parler français. La création se fait dans des goulots d’étranglement. Même dans une langue donnée, même en français par exemple, une nouvelle syntaxe est une langue étrangère dans la langue. Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur.

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Un créateur est quelqu’un qui crée ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps. Comme Mac Enroe, c’est en se cognant la tête qu’on trouvera. Il faut limer le mur parce que, si l’on n’a pas un ensemble d’impossibilités, on n’aura pas cette ligne de fuite, cette sortie qui constitue la création, cette puissance du faux qui constitue la vérité. Il faut écrire liquide ou gazeux, justement parce que la perception et l’opinion ordinaires sont solides, géométriques. C’est ce que Bergson faisait pour la philosophie, Virginia Woolf ou James pour le roman, Renoir pour le cinéma (et le cinéma expérimental qui est allé très loin dans l’exploration des états de matière). Non pas du tout quitter la terre. Mais devenir d’autant plus terrestre qu’on invente des lois de liquide et de gaz dont la terre dépend.

Le style, alors, a besoin de beaucoup de silence et de travail pour faire un tourbillon sur place, puis s’élance comme une allumette que les enfants suivent dans l’eau du caniveau. Car certainement ce n’est pas en composant des mots, en combinant des phrases, en utilisant des idées qu’un style se fait. Il faut ouvrir les mots, fendre les choses, pour que se dégagent des vecteurs qui sont ceux de la terre. Tout écrivain, tout créateur est une ombre. Comment faire la biographie de Proust ou de Kafka ? Dès qu’on l’écrit, l’ombre est première par rapport au corps. La vérité c’est de la production d’existence. Ce n’est pas dans la tête, c’est quelque chose qui existe. L’écrivain envoie des corps réels. Dans le cas de Pessoa, ce sont des personnages imaginaires, imaginaires pas tellement, parce qu’il leur donne une écriture, une fonction. Mais il ne fait surtout pas, lui, ce que les personnages font. On ne peut pas aller loin dans la littérature avec le système "On a beaucoup vu, voyagé" où l’auteur fait d’abord les choses et relate ensuite. Le narcissisme des auteurs est odieux parce qu’il ne peut pas y avoir de narcissisme d’une ombre. Alors l’interview est finie. Ce qui est grave, ce n’est pas pour quelqu’un de traverser le désert, il en a l’âge et la patience, c’est pour les jeunes écrivains qui naissent dans le désert, parce qu’ils risquent de voir leur entreprise annulée avant même qu’elle ne se fasse. Et pourtant, et pourtant, il est impossible que ne naisse pas la nouvelle race d’écrivains qui sont déjà là pour des travaux et des styles.

GILLES DELEUZE : extr. "Les intercesseurs" in "Pourparlers", éditions de Minuit (1990/2003).

 

Photo : Tout ce qu'on imagine a des chance d'être faux, restent les feuilles volantes, qui ressemblent vues de loin à des jets de cailloux, ou de plumes, (va savoir !) c'est peut-être les deux, peut-être pas grand chose, qui retomberaient très lents sur d'autres vérités nuancées, comme le vent qui tourne, claque des portes ou les ouvre comme les mots cachés à l'intérieur, ou des mots qui se frottent à d’autres, ici, des bris, en apparence...

 

Ciel de Lyon © Frb 2012. Lyon.

mercredi, 06 juin 2012

Pour la suite du monde

Depuis belle enfance, je soupçonne les mots de craindre les voyelles, le forgeron de redouter l'enclume du petit matin, les romanciers de tout faire pour éviter la fin de la messe, l'archéologue d'effacer toute trace de son passage, les sémiologues effarés par le coin des rues, de privilégier les images et de repousser le quotidien dans les poubelles de l'Histoire, car il est confortable et rassurant de vivre dans une forêt de symboles bien rangés sur les rayons de sa bibliothèque où cultiver la poussière du temps qui passe bien à l'abri des intempéries.

PIERRE PERRAULT,  extr. de "De la parole aux actes", éditions de l'Hexagone, 1991, Montréal.

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Leopold recrute le capitaine Hervey qui connait les fonds et réunit les propriétaires de l'île pour organiser la pêche. Le surintendant de l'aquarium de New York, lui a promis l'achat de quatre marsouins  à cinq cent pièces, pièce. Dans le film, on guette à la jumelle l'entrée des marsouins. Un marsouin est pris vivant. Bénédiction de la pêche au mileu du fleuve. C'est le miracle de l'ïle aux Coudres. Les pêcheurs se disputent sur le fait de savoir si la pêche remonte aux sauvages avant les premiers colons où à ceux-ci venus du Nord de la France. Qu'importe dit Grand Louis, l'essentiel est de garder la trace : on fait quelque chose pour la suite du monde. Ca demande du courage. Et comme on peine à croire nous regardons le beau plaisir d'un temps où nous n'étions pas nés, et c'est la suite du monde qui revient jusqu'à nous, c'est peut-être un passé ou le délit flagrant d'un présent qui ne cesse jamais, à la fois drôle, désespérant mais cela tient l'avenir comme on ne l'apprend qu'après tant qu'il reste des traces...

Un autre jour, nous nous retournerons peut-être pour retrouver des traces, après les avoir épuisées, nous aurons besoin à nouveau de les aimer. Il est possible, vues d'ici, qu'elles soient déjà filées et qu'il n'y ait à la place qu'une quantité de jugements et de conclusions désolantes. Il faudrait reculer encore, jusqu'aux lieux d'où nous sommes partis puis arrêter, avant que revienne le souvenir du lieu où nous sommes arrivés, avant de réaliser que nous avons perdu la plus belle part de nous et de nos jeux. On ne joue plus ici mais dans le film sur l'ile aux Coudres, les danses se prolongent, off, sur des images de chevaux sous la neige, des oiseaux envolées. Mésanges...

La suite du monde peut être.

 

Visionnage :

 

 

Photo : Ceci n'est pas la loquace île aux Coudres, mais l'île aux Mangers, d'hommes (et de mouettes, parfois). Un silence à filmer autour de midi et dans l'intervalle, un répit, une vie parallèle , on dirait une passerelle, en dessous des restau-bars du quai St Antoine et du marché aux livres/ Le fragment de cette berge du fleuve Saône, est situé à Lyon-Presqu'île, un contrepoint pour la suite du monde, avant de rejoindre les pêcheurs de l'île Barbe en rafiot, si les marsouins ne nous ne mangent pas...

© Frb 2012