jeudi, 06 janvier 2011
Comme des fourmis qui n'ont rien à faire...
Pour tout être humain, quelles que soient sa force et sa résistance, il existe ici-bas une chose unique à lui seul destinée, qui est plus forte que lui et toujours le domine, qu’il est incapable de supporter !
WITOLD GOMBROWICZ extr. "Le rat" (écrit en 1939) publié en 1933, dans la revue littéraire de Varsovie "Skamander". Publié dans le recueil de contes "Bakakaï" (1957), disponible aux éditions Gallimard (Folio) 1990.
Notre cercle parait sans histoire. Nous parlons grosso modo de nous et de nos sous. C'est comme un disque rayé. Nous espérions dépasser la limite, préserver la part innocente mais c'est toujours l'idiotie qui gagne. Nous voici affalés la plupart du temps, dans des bars. Les plus doués d'entre nous, écrivent encore sur les nappes, des poèmes à la noix de coco et nous, en général, on cause de nous, et de nos sous. Nous avons continué d'engranger tout en disséminant aux quatre vents nos plus somptueux avantages. Nous pourrions au moins nous coucher sur le goudron pour contempler la voie lactée. Nous restons agités, les yeux sur terre, comme des fourmis qui n'ont rien à faire. Ce qui se cache dans nos silences nous rendrait presque fous. Tous ces fils déliés d'étoiles, ça devient inhumain d'y repenser. Pour oublier, nous citons des auteurs, quelques vers de poèmes épiques, des flux de poésie apportés par les Dieux, nous en connaissons un paquet. Ca pourra durer des années. Le pire c'est la nuit, à se souvenir de ces vies que nous aurions pu vivre. Ce qu'il en reste.
Notre cercle est bancal. Nous obtenons un grand nombre de directions et nous sommes arrivés presque à destination dans ce hors-lieu entravé de calcul mental. Des divisions, des soustractions. A pinailler sur des virgules. Nous nous privons c'est ça, notre habitude. Quand nous croyons renaître, il se trouvera toujours une phrase pour gâcher tout. Notre réponse vient par réflexe mais sans ferveur. Les dits s'agrémentent de modifications mais ça dépend encore de nous : "les prix augmentent chaque jour". Ou bien : "le but c'est de joindre les deux bouts.", ou encore, "Oui, mais l'essence coûte cher, la carte grise et la vignette sans compter l'assurance... quand même !". Pour changer la conversation, desfois j'évoque des sujets différents, comme "la cuisine à l'huile de noisette" ou "le retour des pantalons à franges", histoire de détendre l'atmosphère. Au lieu d'en rire, vous pleurnichez, vous sortez vos "quand même", vous dites "C'est quand même malheureux ! avec les femmes on ne peut jamais avoir une vraie conversation intelligente", vous dites : "Les gens ne savent pas combien ils sont superficiels, ils faudrait qu'on leur dise un jour, quand même !". Pour vous, tout est superficiel. Votre lucidité monte au ciel jette sur nous le tonnerre, qui nous éclaire de "vérités", votre lucidité engloutit l'univers pour faire advenir en nous la conscience, ces menaces qui grouillent alentour et nous poussent aux regrets. Vous en voulez au monde entier comme si le monde entier se devait de souffrir à votre place. Avec vos airs tout pétris de "quand même !" qui voudraient nous apprendre à vivre. Sans chercher à savoir quelles vies nous avons traversées. Vous dites : "ce n'est pas le moment de plaisanter, nous parlons de coût de la vie, faudrait pas tout confondre, quand même !". Et vous comptez encore combien nous serons chez vous à table. Toutes ces bouches à nourrir pour une simple soirée. Dieu sait combien cela va encore vous coûter !
Notre vie est progressivement réglée par vos "quand même" qui s'offusquent à propos de tout. Nos facéties, nos jeux, vous paraissent encore trop légers au regard de ce que vous appelez "les choses essentielles", le prix de vos efforts. Votre sens du principe de réalité qui foule aux pieds nos rêves avec l'insolence d'un banquier qui considérerait ses semblables comme des produits dérivés de sa succursale, rassemblés en petits paquets sous le terme générique de "partenaires". Vous parlez d'argent sans arrêt. Vous déplorez, l'ingratitude, l'indifférence des "gens" cette entité sournoise à laquelle il vous déplairait au plus haut point d'appartenir.
Quelquefois, je me balade avec d'autres dans mon genre au milieu de villes-champignons, on est de plus en plus nombreux, à avoir des toupies dans la tête, on erre, on se perd, on tourne comme des fourmis qui n'ont rien à faire. On contemple les nids déserts, ça procure un léger malaise que le vent d'hiver atténue. Si une ou deux fourmis osent exprimer la volonté de se remettre au travail, on les tue. La bombe anti-fourmis diffuse une senteur de violette, d'après un procédé que j'ai mis au point avec des corolles de violettes et quelques savants paresseux. Tout le monde croit que les fourmis se désintègrent, c'est faux. En réalité elles meurent petit à petit d'intoxication. C'est ni vu ni connu.
Après on rentre chez soi dans ce décor hybridé de mandalas et de nappes provençales. On reçoit des amis qui viennent chaque mercredi jouer aux dominos à la maison, et c'est à peu près tout. Parfois nous revient le goût des belles conversations. Nous répétons généralement des choses que nous pêchons dans les internettes, nous n'avons pas grande difficulté à faire croire qu'elles sont de nous. Ce qui est à nous on le précipite dans la clairette de Die Monge-Granon, les crémants dorés de la veuve Ambal. On ne fait même plus la différence entre la Clairette et le Champagne. On en est même venus à se persuader qu'entre les deux il n'y a pas de différence du tout, à part le prix. Le guacamole, on le fait soi même et vous nous offrez les sushis, on dirait pas à voir, vous dites que les sushis "quand même ! c'est très cher pour ce que c'est", vous dites que "les traiteurs se font pas mal de pognon," ça nous fait partir au Japon, ceux qui ont vu les films d'Ozu, en parlent, ceux qui ne les ont pas vus, se sentent un peu idiots. C'est toujours l'idiotie qui gagne, pas de quoi en faire un drame.
A force de faire briller toutes nos vies tous nos sous, nous sommes devenus teigneux par ce péché d'envie, de jalousie, et ces compétitions que nous apprenions dès l'école dans les classes ou pendant la récréation. Nous voudrions engranger plus de choses encore et nous manquons d'espace. Nous défendons le cercle, un lieu irrespirable. La cause est entendue, le dépassement de la vie les limites et nous même, on est dans la boîte à photos caché tout au fond d'un placard. Le passé nous prendrait dans ses flammes si nous nous souvenions un peu, de cette grande espèce de tendresse qui nous mettait du vague à l'âme, mais au prix d'une si grande faiblesse... On en parlera plus. On promet "plus jamais". Ca devient tellement sinistre toutes ces choses dont on parle sur tous ces convertibles montés en kit, qui viennent tous de la même boutique. Ces additions, ces multiplications. Comme si cette obsession de vouloir changer tout, trainait aujourd'hui un poids mort, la dépouille des grands fauves, ces doux parfums d'hier dont on ne peut plus se détacher, ce feu qui brûle sans nous dans les caves et dans les greniers.
On s'y laissera tenter. Peut être un jour, l'idée de jeter au loin ce vieux don de taxidermiste nous trouvera métamorphosés, mais ce serait une chose trop vaste, sûrement insupportable. Il faut bien constater que nous sommes devenus étriqués. Cette idée de tout dépasser pouvait déplacer les montagnes, nous en étions persuadés, on traversait la chaîne des évènements vécus ou crées sans apercevoir les obstacles. On décuplait les songes et tout devenait vrai. Une géante rouge tombait du ciel nous offrait les constellations qui amplifiaient nos chances : lueurs, parfums, messages... Nous ne pouvons pas admettre, que l'écho s'en retrouve aujourd'hui enfermé dans les cavités les plus sombres de notre mémoire telle une pâte refroidie, un trésor qu'on dilapidait sans savoir, à force de l'ignorer, qu'il faudrait finalement, un jour ou l'autre, se mettre au travail jusqu'à cotoyer l'idiotie qui gagne tout.
On repense à cela par hasard et la chose pèse plus ou moins lourd. On radoterait à la répandre. Toute cette nostalgie est déjà si prégnante qu'elle finira par nous faire honte. Il se peut qu'on en sorte de plus en plus bavards, ces milliers de conversations nous mettrons la tête dans le sable. Nous serons de plus en plus sourds. Desfois quand vous semblez navré de si mal nous comprendre, vous évoquez votre sentiment de solitudes, vous dites "mes solitudes", telles des propriétés, chacune a sa nuance que nous ne pourrions pas discerner... Et quand, enfin vous vous interessez à nous, c'est comme si vous lanciez des cailloux dans une mare, moi, j'aime bien "la mare à cailloux", dont parle souvent Marcelle Sand à moins que ce soit encore La Pinturault qui ait lu ça dans "Miroir du monde". Ca ricoche. Tout devient du pareil au même. Et puis il reste les questions que je vous pose, quand nous nous retrouvons tous les deux à faire comme si on était plus nombreux, jamais nous ne tombons d'accord pour savoir qui, de cette somme incalculable de personnes, est la plus réelle d'entre nous.
Nota : Le titre de ce billet est inspiré par une phrase tirée du livre de John Cage "Silence" paru chez Denoël en 1970 puis 2004, dans la collection "Lettres nouvelles" (traduit par Monique Fong), un ouvrage vivement recommandé par la maison.
Photo : La marche des fourmis qui n'ont rien à faire, tag au pochoir saisi à l'arrache sur un mur la place Colbert, inspiré par Marcel Darwin et ses héritiers spirituels. Photographié à Lyon, au mois de December. © Frb 2010.
Commentaires
Oh Frasby!
Écrit par : Sophie | dimanche, 16 janvier 2011
@Sophie : A mon corps défendant, c'est pas moi m'dame :)
C'est de la faute à John Cage !
Écrit par : Frasby | dimanche, 16 janvier 2011
Avant de lire votre billet, aujourd'hui, j'en avais écrit un moi aussi sur la superficialité et les sujets profonds. « Tout ce temps à attendre entre les ventes... Et on reprocherait à l'humanité d'inventer Dieu ? » Qui est la personne la plus réelle d'entre nous ? C'est une question d'enfantôme ça !
Écrit par : Marc | lundi, 17 janvier 2011
@Marc : Oui c'est une question d'enfantôme très certainement, la formule est très intuitive, très bien trouvée, (bravo !) je me demande en pensant au double sens du mot "billet" si ce genre de texte ne pourrait pas préfigurer une sorte liquidation totale progressive ou brutale, à la manière des soldes qui sont à leur manière au coeur du monde actuellement, la personne la plus réelle d'entre nous étant à la fois partout et nulle part du point de vue virtuel, du moins j'ai comme une impression, qu'il vaudrait la peine d'aller la poser au dehors, de visu, plutôt que la noyer ici (cette pauvre question) pour un ressenti peut être plus incarné, qui que l'on soit, il resterait cela, l'incarnation qui inviterait à d'autres question (de curiosité, je suppose ?) Quoique...
Écrit par : Frasby | mardi, 18 janvier 2011
Notre cercle est bancal
j’aime bien cette image d’un cercle bancal , beaucoup bien !
d’autant que , curieusement , je me suis souvenu en lisant le mot cercle de cette célèbre tentative de définition de dieu : « un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part »
et si on «pimentait » cette définition ?
« dieu est un cercle bancal dont le centre est aléatoire et la circonférence spiralée ? »
de quoi vous fiche une crise de foi…e !
Écrit par : hozan kebo | mardi, 18 janvier 2011
@hozan Kebo : Il est très précieux votre commentaire ! je ne pensais pas spécialement à Dieu en évoquant le cercle bancal (ahlala !) l'idée m'est venue en observant ma roue de...comment le dire ? de vélo (!:O), dont le centre est réellement partout et dont la circonférence rayonne, (parfois sous mon nez) une roue de vélo massacrée par quelque fidèle du Dieu "Brutus" (remarquez, tout étant dans tout, il s'agit peut être encore du même Dieu), mais je vous suis à donf, je suis POUR la pimentation, la circonférence spiralée me convient tout à fait, que les foi(e)s sensible se consolent, il y a le Dieu Hépatum, qui mettra de l'ordre dans tout ça, après quoi, quand tous et toutes seront remis, nous la pigmenterons, la définition !
(juste pour les joies du bricolage !) je compte sur vous pour choisir les couleurs, nous gardons les spirales ! et l'aléatoirité (l'aléatoiriterritorialitude ("poulidorienne"?) du centre :)
A suivre : "Les Dieux c'est nous !" (ou le retour de la foi bancale, pas moins ! et spiralée, (cela va sans dire ! mais ça ira mieux en le disant :)
Écrit par : Frasby | mardi, 18 janvier 2011
remember "les dieux sont tombés sur la tête"
http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_dieux_sont_tomb%C3%A9s_sur_la_t%C3%AAte
ce fuckin'old god avait réussi à prendre la forme d'une bouteille de Coca !!! (j'avais depuis longtemps perdu la foi mais si ça n'avait pas été le K j'aurais alors apostasié toute croyance )
Écrit par : hozan kebo | mardi, 18 janvier 2011
@hozan Kebo : Et dire que je n'ai jamais vu ce film ! Depuis le temps qu'on m'en parle ! on pourrait faire un remake avec de l'eau de vie de mûron de la Grosne peut être que tout le cours de l'histoire en serait changé (et votre-notre- foi(e) aussi :) ?
A noter que j'aime beaucoup, à voir et pour le son aussi, le verbe "apostasier"...
Écrit par : Frasby | mardi, 18 janvier 2011
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