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vendredi, 05 novembre 2010

Loin

fontaine5603.JPGElle regardait des tableaux d'une ville qui n'existait pas, les photos d'un tableau qui ne s'arrêtait pas, peuplé d'êtres inconnus qui semblaient étrangers ou étranges. Il y avait les autres, ceux de l'ordre et de la fête qui ne démentaient pas leurs amitiés vieilles d'avant les apprentissages douloureux de la musique, (des bruits de la vie simple jusqu'aux musiques des machines à courroie, et à cabestan). Il y avait la fée électricité, et les tams tams étourdissants, le rituel, l'architecture et le théatre d'ombres. Une source vitale du ciel, la pluie qui tombe dans les fleuves et les sons cristallins ou lourds, là où siègaient les divinités ouraniennes et les ancêtres rendus à l'origine, à son indifférence, mais elle ne trouva pas dans le tableau, l'empreinte des premiers jours du monde. Le fleuve se répandait le long des branches et des canaux d'irrigation nourrissant chaque vie dans l'espace pyramidal d'un temps vécu par cycles : incarnation, dissolution réincarnation, les cycles luttant pour la stabilité du monde la régénération contre un autre temps linéaire achevé, les cycles jouaient encore contre la mort, contre la ligne droite jusqu'à l'embrasement.

Il y avait le monde noble, les grands gamelans avec les gongs et les tambours, des ensembles sacrés de métallophones sur lesquels des hommes lentement initiés exécutaient des contrepoints abscons et les gongs isolés qui enseignaient aux oreilles innocentes la virtuosité jusqu'à l'avènement du contrepoint enchevêtré aux carillons et aux claviers, tout cela au détriment des cordes et des vents. La musique du pays qui ne s'arrêtait jamais devenait inquiétante. L'homme qui s'était laissé possédé avait donné le signal d'un monde qui commençait, recommençait toujours, et pour d'autres, c'était une ronde juste après le silence, la venue de mélodies presque enfantines, c'était l'ostinato de la danse guerrière, raide et coulée, en regardant cette danse on croyait presque entendre les cliquetis d'un squelette pris de contorsions, cette musique n'allait pas sans d'autres danses jouées pour les mauvais esprits invités à dévorer le sacrifice caché sous terre. Ainsi chassait-on les forces surnaturelles après les avoir adorées.

Il y avait les danses pour séduire, des hommes étaient choisis puis déguisés en femmes et les claviers sortaient du grand tableau pour rejoindre les casseroles d'une batterie de cuisine. Elle s'amusait durant des heures à taper fort sur des gamelles, à la fin, elle tournait en rond attendant des nouvelles de l'autre qui était parti loin pour fuir et désormais, (il le lui avait dit), il ne reviendrait plus. Il y avait les divergences qui s'adoucissaient sur des gongs à mamelon, un petit corps dans l'orchestre échappait aux gourous jaloux à la recherche du pur amour. L'amour d'un maître pour son disciple, l'amour du disciple pour son maître, et les rôles s'inversaient jusqu'à l'apprentissage de l'habileté. Il y aurait au delà des imitations, cette mémoire des hymnes comme celle d'une nuit possédée, des corps en mutation, certains perdus, d'autres posés apprenant à coups de cymbalettes à passer d'ouest en est par les forces de la musique, le chamanisme, ou le théâtre de marionnettes.

Elle refermait alors le livre du pays qui n'existait pas, écoutait dans la rue, les frottements métalliques d'un camion qui, par un ronflement continu, fermait la nuit. Tous ces sons des antiques sanghyang et les chants exorcistes des petits hommes qui vidaient les poubelles, ne s'intégraient plus, le jour venu, à aucun monde. Sous la brume bleue, des onomatopées complexes ouvraient la ligne du jour qui revenait avec ses vivants et ses morts, ses survivants et ses fantômes... Plus tard elle croisa le facteur sur un cheval en rotin, qui n'apporta aucune lettre, pas de nouvelles de là bas, depuis mille jours déjà. Le facteur repasserait dans mille jours. "Cela ferait beaucoup de temps à attendre, tout de même !". Elle alla à la banque supplia une sorcière responsable à collerette de lui accorder une avance. - "Avance ? Avance ?". La sorcière ignorait le mot. Le stagiaire vint jouer pour réponse un refrain à la mode issu des mélodies d'appeaux. Des crécelles vivantes lui entraient sous la peau ; la peau, la peau c'est la seule chose qui paraissait vivante dans cette ville qui bougeait tout en mollissant. Mille jours ! elle visualisa l'attente en semis de petits cailloux elle glissait avec eux doucement sous la trémille de la rue des émeraudes qui porte si mal son nom, elle se souvint des dieux d'anciennes danses palatines, puis elle souffla dans une corne de brume en forme de banane, qui pointait l'heure exacte de son arrivée au bureau, elle était là juste à l'heure pile, comme chaque jour trouva à la même place monsieur Jouvenot, elle lui serra la main comme elle le faisait depuis mille jours, et s'efforça de sourire du mieux qu'elle le pouvait aux caméras hypersensibles.

 

Le gamelan de Bali est en écoute ci-dessous :

http://www.deezer.com/listen-3928494

 

Source : "Musiques de Bali à Java". Editions Cité de la musique/ Actes Sud 1995 ; une analyse de la musique de gamelan de référence, écrite magistralement, par Catherine Basset (ethnomusicologue spécialiste des musiques de Bali). Ouvrage vivement recommandé par la maison.

Remerciements à Jacques B. qui m'a fait découvrir ce très beau livre et m'a appris qu'entre le point de départ et le point d'arrivée, il est un autre point encore plus appréciable : le point qui ne s'arrête jamais.

Photo : Le gong des lyonnais (oui, bon.), nommé fontaine d'Ipousteguy, cible idéale (pas Ipoustéguy, la fontaine !), sur laquelle est inscrite ce vers connu de Louise Labé (1524-1566) : "permet m’amour penser quelque folie". Photographié à Lyon, début Novembre tout près du Bordel Opéra, sur une place où l'on glisse. © Frb 2010.

jeudi, 26 août 2010

Où ça ?

Aussi loin de moi-même que je puisse me trouver, je n'aurais jamais l'impression d'être ailleurs que là où je ne suis pas.

P.Y. MILLOT

L'arbre cache la forêt. Pour savoir où est la forêt il suffit de cliquer sur l'arbre.IMG_0053.JPG

J'ouvre la route à celui qui revient des pays du gamelan. (Prononcer gam'lane). Des petits cristaux étincellent autour de nous, pistils d'or et pétales irisés. Un ciel bleu, un vent de fin d'été, à peine chaud, juste frais, absorbe notre présence, l'entraîne près d'un vieux douglas (surnommé "géant cocotier" par les cueilleurs de mûres), qui fût longtemps le plus grand et le plus ancien refuge alcestien de toute la région, avant qu'un autre plus grand et plus impressionnant ne soit découvert par hasard, touchant le ciel encore plus loin. Depuis que l'autre a été révélé on a oublié celui-ci. Le sentier encore dégagé se prend au milieu de la forêt, sur la droite à partir d'un chemin, il faut connaître, sinon on passe à côté sans se douter qu'ici règne sans doute l'arbre le plus majestueux de tous les environs. Des sinuosités bordées de ronces, de fougères qu'il faut d'abord enjamber, puis dégager, nous y emmène. L'aventure est légère jusqu'à ce qu'un petit banc composé d'une branche posée à l'état naturel sur quatre autres branches maigres, (peut-être s'agit-il de pattes d'animaux ?) nous convie, juste là, à contempler le monstre, Sir Douglas, (gaélique Dúbhglas), dont cinq bras d'homme ne pourraient faire le tour, (cinq bras d'hommes vous paraîtra sans doute d'une logique aussi peu probable qu'exagérée, mais c'est notre mesure, on ne peut la contester). Ailleurs, nous écoutons des hommes faire ronfler les camions qui porteront en plusieurs voyages, quelques autres forêts de douglas plus petits et des épicéas en nombre qu'ils viennent tout simplement d'abattre. Deux déserts lumineux découvrent une dune chauve, une clairière dévastée, où ne subsistent que des brindilles et des tiges de plantes écrasées. Nous haïssons ces hommes.

Entre les deux hameaux du Nabirosina au point oublié de nulle part, il y a Bali et l'île de Java. Les sons graves et lents sur les troncs, les sons aigus, rapides, sur les feuilles et les fleurs. Le parfum de la pluie qui viendra cet automne, la clarté de la lune troublant le sommeil et l'esprit la nuit prochaine. Cette rencontre nourrit encore la terre et le ciel entre les branches, et ce tronc battu sans souci par le promeneur ou la chute des palais de bronze dans l'océan, tournant comme un petit vélo dans la tête d'un voyageur ami, tôt revenu d'Indonésie. Le battement est au coeur du gamelan, au coeur de la forêt enchevêtrant ses rythmes et ses cycles éternels, tout comme ici, ailleurs, des îlots délaissés et pulsés d'une beauté absurde portent les coups avec autant d'exubérance que l'éclat des cristaux, ou les pistils d'or, les pétales irisés de nos fleurs. A Bali, ici ou là, on croirait que le sculpteur est devenu fou, à moins qu'il nous rende fous. Rien qu'en regardant l'oeuvre, on en perçoit les sons ; les géographies se confondent, nous fondent au métal ou nous gravent dans le bois. Le rythme vient de partout. Nous sommes seuls ou en nombre pris dans l'éternité du vent, des feuilles, de tous les éléments à percuter encore, de végétaux en végétaux... Les racines fouettent l'écorce. Des tambours en peau de buffle donnent le tempo. Tout cela pourrait-il servir à faire de la musique ?

 

Gamelan extrait

podcast


Détours pour peut-être s'instruire, à voir surtout entendre :

http://www.youtube.com/watch?v=wqH_L7uZkqA&feature=re...

http://www.youtube.com/watch?v=zq2lGxCi9rw

En savoir plus :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Gamelan

 http://www.gamelan.fr/blog-hommage-sapto

 

Photo : une vue partielle du tronc de Sir douglas l'ancêtre quasi mythique, et déjà répudié, photographié dans la forêt nommée du Clos botteret, on ne sait où. Je crois qu'il est préférable pour notre vénérable de garder le point précis du domaine au secret. Je dédie en passant ce billet à un certain illuminé et ami de toujours (il se reconnaîtra) qui dort ces jours dans les forêts puis s'en repart à l'aube, pour remonter jusqu'à la capitale par un détour à Bali, Java, j'en oublie, et le tout, à vélo bien sûr ! (ou presque le tout) ce qui vaut tout de même un petit hommage sonore, légèrement arboré. (Que ceux qui n'arrivent pas à suivre se rassurent, moi non plus, c'est normal. Captation: Nabirosina. Fin Août 2010.© Frb