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mardi, 15 mars 2011

Fallen angel

- A quoi passez-vous votre temps ?
- Le plus clair de mon temps, dit Colin, je le passe à l'obscurcir.
- Pourquoi ? demanda plus bas le directeur.
- Parce que la lumière me gène, dit Colin.

 BORIS VIAN in "L'écume des jours",éditions, le livre de poche, 1987

Colline0129.JPGPetit plan d'une ville à saisir, dans les motifs des portails de la rue Denfer, sur la mosaïque d'une façade qui jouxte une villa de taille idéale près du jardin de l'ancien presbytère ; ici, se trouve un homme penché, qui vomit sur les escaliers, plus loin, j'aperçois la chevelure blonde d'une femme qui s'éloigne. Ensuite je ne vois plus que des chevilles, entre les ronces enchevêtrées, de longues tiges bordées d'épines cachées par l'ombre. C'est la fin du jour, c'est la nuit. Loin d'une terrasse où l'on s'allume, sur une place, un couple se dispute  ; deux silhouette longilignes appuyées contre la portière d'une 206. Une planète engloutie, des millions de figures embarrassées de songes, un château Margaux pour l'oubli, des hommes penchés sur des figures, des fugues ignorées et des êtres qui cherchent leur moitié parmi les détritus. On voit même parfois le courage revenir grâce aux bitures, et le silence nous garde de ces forces actives qui nous auront nommés misérables. Tourbillon, escalade, chute cernée d'engrenages. Le vieux terme maritime dit : "lovage en biture" qui signifie : "ranger un bout ou une chaîne en formant des huit pour éviter la formation de tours", il évoque dit-on peut-être la marche de l’homme ivre. Des bitures pour les peines, les mêmes, pour le courage, qui commencent dans la fête, se terminent en sucettes en citrate et charbon. On rentre à la maison. L'homme s'est relevé, il frappe du poing contre l'escalier il crie "conasse !". La femme revient sur ses pas, vite. Elle trotte et le bruit de ses talons joue sa petite réverbération contre les murs d'une cour d'école. Elle parle à l'homme. Lui, il se noie et continue de taper du poing violemment sur le sol. J'entends un peu la femme qui essaie de discuter. "Je sais pas pourquoi  les femmes, elles veulent toujours discuter", lui il pense qu'elles sont folles ou chiantes le plus souvent, c'est les deux. Elle lui dit gentiment "T'avais qu'à..." "T'avais qu'à pas..." Puis des injures, "Regarde moi ce con !" "T'es vraiment qu'une pauvre merde, Christian... ". Elle s'éloigne, il essaie de répondre les yeux fixés sur son vomi, il répond il ne sait plus à qui, il balbutie : "tu comprends rien" mais trop loin d'elle. Elle ne peut plus entendre. "Elles sont comme ça les femmes elles veulent, les femmes, elles veulent, toujours discuter. Elles veulent on ne sait pas quoi. Est ce qu'elles mêmes elles le savent ?". Discuter, il y a un temps pour ça. Un temps qui passe et après, discuter, elles veulent pas. Le bitume claque encore sur le passage d'un groupe de gens qui cherchent un restaurant, On voit les bottines à la mode, à petits talons en daim, des écharpes à motifs indiens, des blazers anglais, des parkas, des dizaines de parkas achetés au stock américain, hors de ce défilé de mode mi-hiver, mi-printemps on sent Mai et ses fêtes enrober les heures ternes et les premiers bourgeons minuscules, au bout de branches sèches comme soudées sur des arbres morts et ces foules cet aplomb de ces galops qui claquent, un écho de talon qui s'approche puis s'éloigne, etc.. L'homme s'effraie de l'état des lieux, il a vomi sur sa cravate, il a frappé, il a pleuré; maintenant il pue; quelqu'un dit "ça pue la vinasse". Agenouillé devant la porte, face à la rue, les yeux fuyant un halo de lune masquée par un nuage, les mains tendues vers l'escalier, il y a de la beauté dans la forme de ses mains qui ne savent plus où s'aggripper. La femme est partie de l'autre côté, disparue dans l'allée d'un n°8, parallèle à la rue d'Ivry.

Au matin l'homme se réveille, sur le même escalier, il aura dormi habillé sur des dalles de l'église St Augustin. St Valentin ? Il ne sait plus. L'aube fera resplendir ailleurs des corps absents dans d'autres chambres. La femme, elle se réveille aussi, au N°8 sous une grande couette à fleurs hybrides jaunes et violettes hideuses près d'un corps qu'elle ne connait pas mais suivant le bout de ses doigts elle en connaît, dira-t-elle "les grandes lignes". Elle pense : "les grandes lignes c'est n'importe quoi !. Elle est libre, elle l'a si souvent dit, "libre et prête à n'importe quoi", mais surtout, pas, "non, quand même pas !" elle ne va pas prendre son café avec cet homme ni beau ni laid. Elle prendra le café quand même avec cet homme, ni beau, ni rien, au caractère juste agréable, pour la forme, dont la nuque sent la savonnette, le senbon de chez Séphora, un truc de goût, genre "Eau sauvage", ou "Kouros" un parfum qui sent l'homme, qui pue sur le tissu la glande de chevrotain, avec un petit fond de pisse de chat. Elle jette un oeil sur son portable. Elle cherche Christian, elle ne voit pas. L'autre, il est dans la salle de bain, il arrange sa coiffure en brosse avec son peigne, il reste des heures, elle pense "Est ce qu'il aurait pas plus vite fait d'arranger sa coiffure en brosse avec ses mains ?". Il va dans le salon, glisse un cd dans un bidule, un vieux tube de Moby, elle pense "Merde ! Moby, il manquait plus que Moby!". Elle regarde encore son portable, elle a très chaud aux mains, elle vérifie les numéros, Christian encore. Christian n'a pas laissé de message, pas d'appel de Christian, "pourquoi Christian il l'appelle pas ?". Elle pense qu'il ne doit pas aller bien que peut être il aura besoin d'elle. ? Puis elle pense le contraire : "ce connard n'en vaut pas la peine". L'autre, il revient, avec sa coupe en brosse, des épis impeccables aplatis par le Petrol Hahn, du senbon sur les mains, il lui caresse les seins, elle ne trouve ça ni mal ni bien, elle se dit "après tout, pourquoi pas ? A mon âge, il faut que j'en profite avant que plus personne ne veuille de moi, c'est vrai, quoi ! qu'est ce que j'ai à perdre ?".

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La nuit croise le jour à l'heure où tout vient à nouveau, comme hier, comme un premier jour après une première nuit d'amour qui ressemble à une nuit ordinaire. Il y a d'abord ceux des labeurs matinaux puis une foule qui dynamise les petits couloirs de la ficelle. Station Croix-Rousse, Hénon, Caluire et Cuire. Le soleil éclaire le caillou sans éclat tel un diamant brut qui culmine à 254 mètres sur un échantillon de soie, sous l'auguste des étourneaux font un de ces baroufs, il y a des forains sous les arbres qui transportent des cageots. Il y a des taxis qui patientent devant la marbrerie, de La rue de La Salle. L'homme aura attendu longtemps en longeant le parc à vélos (vélo'v qu'ils nous disent, traduction intégrale = vélos d'amour) entre le Clos Jouve et le "café Jutard", il commence sa journée comme ça, avec deux ou trois verres de blanc. Et de quatre !  "Et hop ! un dernier pour la route ! Partout il voit des sosies de blondes qui font claquer les mêmes talons c'est la charge d'une cavalerie lourde, défilé de guerrières sur Mars. Partout il entend des femmes blondes lui dire "t'es vraiment qu'une pauvre merde, Christian"... Partout il voit des brunes en body lamé qui se couchent sur sa peau, lui chuchotent à l'oreille "Que tu es beau, Christian !". Au bout du cinquième verre il finit par y croire vraiment, il mate dans la rue les brunes et les blondes et les rousses moins souvent . Elles disparaissent, toutes de la même façon, dans des coins de rues, dans des traboules. C'est une malédiction, dont il n'a qu'une image, ces femmes qui le pulvérisent dans des coins, à coups de bombe. La seule image qui le console c'est quand il pense à elle; avant hier, il se souvient dans la petite cuisine en soupente, d'un petit appartement rue de l'Alma elle lavait la vaisselle il l'essuyait et ils causaient d'un peu de tout à peine, sans se prendre le chou, et c'était bien comme ça. Il cherche dans sa poche, le portable, où il est ? Et ses clefs ? Il faudrait qu'il refasse tout le trajet d'hier, alors qu'il ignore d'où il vient, qu'il aille au commissariat le plus proche faire une déclaration de vol, de perte, il va entre les portes de ces longs corridors et son oreille se colle sur la vitre d'entrée noire du nouveau glacier où gît la dépouille de l'ancien Lutin Bleu, le magasin des petits enfants en pyjama devenus méchants, à force. Une danse gourde porte son corps sur des passés sans gloire, des jeux de mains, qui ont fondu comme neige ou vogue, pendant que des cristaux multicolores éparpillent sa tête sur un comptoir doux c'est un traversin. Il tente dans un demi-sommeil, de reconstituer la trame des évènements, qu'il reproduit sans cesse à l'identique quelle que soit la personne rencontrée. Qu'a t-il vécu avant pour que tous ces visages au final n'en forment plus qu'un ? Le plus inaccessible, toujours le plus absent. Dans les miroirs du bar il voit son reflet prenant des airs d'homme de demain, ses gestes de chevalier d'avant, au temps de la grande époque, quand tous ses combats étaient nobles, ses étreintes sûres et fortes, toute cause valait qu'il risque gros. Les filles disaient: "Christian il est pas comme les autres", ils s'aimaient et après ils se quittaient copain-copain, il n'y avait pas de drame, pas de biture, pas de vomi sur les cravates. Et Christian, il est là, comme les autres, au milieu d'une bande de gueulards, des poivrots, des vantards, des grands minces avec des gros bides, des petits rougeauds en salopette, qui rigolent à propos de rien, ils sont tous là et ils rigolent, à charrier la serveuse, ses lolos et son popotin. Lui, il retrouve ces vieilles gueules du vieux monde, sa sale gueule qui ne s'accorde pas avec ce qu'il est, ce qu'il voudrait montrer, nul ne le voit. Il aimerait bien appeler sa blonde au téléphone il se dit (comme ces gens qui se disent "tu" à eux mêmes), il se dit "ça suffit, Christian, en ce moment tu déconnes, t'as assez déconné, maintenant tu rentres chez toi", la serveuse elle l'observe elle se dit "celui là, il est pas comme les autres", elle le tient déjà sous sa robe, dans ses bras,  sous son aile et dans son lit, tu crois ? Moins rougeaud moins poivrot que les autres, elle se dit du  pauvre gars qu'elle pourrait s'en occuper "bien", elle lui demande "Et le joli monsieur, il est tout triste, il va bien reprendre une petite rincette ? Je vous en remets un pareil ?" Il pense à cette chanson de Nino Ferrer "Rondeau". Il se dit que cette chanson c'est toute sa vie ou c'est la vie de tout le monde. Au fond, les chansons et la vie, il s'en fout. Il émet un grognement qui veut dire "va pour une petite rincette". Il se dit, "après tout. Pourquoi pas ? Un peu plus, un peu moins..."

  

Photos : Passage clouté sur le boulevard plus un mot glissant comme la soie. Colline comme ailleurs. Entre la grande artère et petite rue d'Alma. © Frb 2010.

dimanche, 23 mai 2010

Le livre tangue

"Je veux être un éléphant qui pisse dans le cirque quand tout n’est pas beau… "

BERTOLT BRECHT in "Baal". Edition Arche 1997.

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RIMBAUD dit de l'ivresse qu'elle procure cette eau de vie verdâtre "Qu'elle est le plus délicat et le plus tremblant des habits". Affirmer que l'ivresse, est pour le poète un habit reviendrait à la classer parmi les accessoires qui lui sont nécessaires pour paraître en société. On sait que jadis, les bourgeois s'étaient fait un devoir de rompre avec les excentricités de l'aristocratie, et de porter les tenues les plus neutres possibles, des costumes de coupes sobres dans des tons éteints gris anthracite, chapeaux sombres, ensembles bleus marine ou noirs. Le vêtement bourgeois dissimulait la chair et renvoyait l'image sinon d'un homme utilitaire, au pire celle d'un automate fonctionnel.
Au contraire le corps ivre s'élance, erre à tâtons. Il commet toutes les maladresses et on ne peut le mettre à la chaîne, il est en quelque sorte perdu pour toute utilité sociale.

RIMBAUD dit encore que le poète doit "faire l'âme monstre" (cf. "La lettre du voyant"). Le poète doit apprendre à voir, à éprouver toutes les formes d'amour. "Etre voyant", c'est aussi refuser de passer inaperçu. Et "faire l'âme monstre" est la grande ambiton du dandy, dont l'extravagance  se trouve, (c'est sans doute préférable), très souvent incomprise. Si être écrivain et alcoolique n'a rien d'exceptionnel, le mélange parfois n'offre pas la compensation espérée. Et ces deux passions réunies dans une même personnalité comportent un risque d'entrave. On connaît ici et là des destins avortés, de talents, qui se sont lentement, inexorablement gâchés dans l'alcool, sans réussir à offrir une oeuvre disons, à la postérité, ni même une simple oeuvrette. Ces parcours fort nombreux, on les retrouve souvent dans le sillage des grands mouvements artistiques autour du Dadaïsme ou du Surréalisme, du Situationnisme etc... Dans l'entourage de personnalités fascinantes comme Francis BACON, Andy WARHOL, pour n'en citer que deux... Ainsi toujours dans ce sillage évoluaient des faunes d'artistes potentiels parmi lesquels très peu d'élus. Beaucoup se sont noyés, comme dans un bain voluptueux ainsi on ne compte plus le nombre de génies inconnus. Et il s'agit toujours de l'itinéraire très classique qui n'est pas à juger, de l'artiste qui boit son talent au lieu de mener à bien son oeuvre.

C'est un peu le schéma de "Baal "de Bertold BRECHT (dont GUILLEVIC a donné une merveilleuse version française). Le schéma de "Baal" est un cas limite. Nul ne pourra savoir si l'homme qui se détruit plutôt que de faire carrière est un minable ou bien encore une sorte d'artiste supérieur qui achève sa carrière non sur le plan pratique mais dans un élan mystique ou peut- être indéfinissable. C'est pourquoi décider de la valeur de l'existence de "Baal "est une absurdité car le fond de cette existence sera toujours inaccessible à un observateur extérieur. "Baal" chemine seul, il serait vain de vouloir l'accompagner, l'encourager ou le comprendre. D'autrepart "Baal" était la divinité tyrannique à laquelle les époux carthaginois sacrifiaient en des temps oubliés, l'aîné de leurs enfants, c'est à dire le meilleur de leur peuple.

Pour en revenir à l'histoire de "Baal" même, BRECHT raconte celle d'un poète qui se perd, une sorte d'"archirimbaud" dont aucun texte n'aurait été conservé. "Baal" chante ses compositions dans une taverne de charretiers située près d'une rivière. Il envoûte son public. Il ressemble à VERLAINE en plus indécent. Un riche négociant entend parler de lui et propose de l'éditer, un patron de presse veut le lancer. Mais "Baal" refuse avec orgueil, toutes propositions mercantiles. La seule chose qui l'intéresse est de boire, et puis boire et boire encore, (du schnapps), courir les filles, faire bonne pitance et dormir à la belle étoile. "Baal" est l'incarnation de la force poétique brute. Peu à peu tous ses bienfaiteurs se lassent, ses amis, irrités par son inconstance, l'abandonnent. "Baal" se brouille avec le tenancier de la taverne où il se produit et se met à errer misérablement. Il achèvera ses jours sur un grabas miteux dans une cabane au fond d'une forêt. Les bûcherons de passage le tournent en dérision et lui crachent dessus. A la veille de sa mort il a encore le ressort de leur lancer le reproche étrangement poignant :

"Vous n'aimeriez pas mourir seul, messieurs !".

Il est trop tard plus personne n'écoute le déchet humain qui s'exprime.

http://www.deezer.com/listen-3360225

Source : Les notes qui composent ce billet ont été largement inspirées par le livre d'Alexandre LACROIX : "Se noyer dans l'alcool ?". Dont le blog de Bartleby dit très justement qu'il donne envie de lire et qu'il donne soif. (lien ci-dessous)

http://bartlebylesyeuxouverts.blogspot.com/2007/10/boire-...

Nota : Le sujet des multiples relations entre l'art et l'alcool étant aussi inépuisable que fascinant, j'espère pouvoir très prochainement vous livrer quelques autres facettes, à travers d'autres auteurs, et d'autres manières toutes différentes de s'enivrer. A défaut de noyer son lecteur (adoré) je distillerai (tel l'alchimiste chaldéen, et allez donc !), les billets sur ce thème au compte goutte (ce qui est un comble) et dans le désordre le plus imprévisible (toujours des promesses !)

Photo: Nécessaire d'énivrés, photographié  à la terrasse du "Vin § Ko", (bientôt rebaptisé "Le Mondrian" à l'occasion de la reprise du café restaurant par le talentueux artiste cuisinier Michel Piet et son équipe d'adorables), un lieu situé au 1 quai Claude Bernard dans le 7em arrondissement à Lyon, et qui est déjà  vivement recommandé par la maison. De cela je reparlerai un certain jour, car l'endroit est si chaleureux et le mojito si extra qu'il serait bien dommage de passer l'été sans aller s'y lover et s'y prélasser des soirées entières sous les arbres. A suivre donc. photographié en Juin 2010 à Lyon (En juin ? alors que nous ne sommes que fin Mai ? pensera le lecteur plein de sagacité. Mais oui ! l'alcool nous f(i)loute, voguez voyants! ... Livrez l'ivresse !...)