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vendredi, 06 mars 2015

H/ombres (II)

Je veux tout dire, tout, tout, tout ! Oh, oui ! Vous me prenez pour un utopiste ? pour un idéologue ? Oh, détrompez-vous, je n’ai, je vous l’assure, que des idées si simples… Vous ne le croyez pas ? Vous souriez ? Parfois, vous savez, je suis lâche, parce que je perds la foi ; tantôt en venant ici, je me disais : "Comment entrerai-je en matière avec eux ? Par quel mot faut-il commencer pour qu’ils comprennent quelque chose ?"

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Quelle peur j’avais ! Mais c’était surtout pour vous que je craignais ! Et pourtant de quoi pouvais-je avoir peur ? Cette crainte n’était-elle pas honteuse ? L’idée que pour un homme de progrès il y a une telle foule d’arriérés et de méchants ? Ma joie est de constater en ce moment que cette foule n’existe pas, qu’il n’y a que des éléments pleins de vie ! Nous n’avons pas lieu non plus de nous troubler parce que nous sommes ridicules, n’est-ce pas ? C’est vrai, nous sommes ridicules, frivoles, adonnés à de mauvaises habitudes, nous nous ennuyons, nous ne savons pas regarder, nous ne savons pas comprendre, nous sommes tous ainsi, tous, vous, moi, et eux ! Mon langage ne vous blesse pas, quand je vous dis en face que vous êtes ridicules ? Eh bien, s’il en est ainsi, est-ce que vous n’êtes pas des matériaux ? Vous savez, à mon avis, il est même bon parfois d’être ridicule, oui, cela vaut mieux : on peut plus facilement se pardonner les uns aux autres et se réconcilier ! Il est impossible de tout comprendre du premier coup, on n’arrive pas d’emblée à la perfection ! Pour y atteindre, il faut d’abord ne pas comprendre bien des choses. Si l’on comprend trop vite, on ne comprend pas bien. C’est à vous que je dis cela, à vous qui avez su déjà tant comprendre… et ne pas comprendre. À présent je n’ai pas peur pour vous ; vous ne vous fâchez pas en entendant un gamin comme moi vous parler ainsi ? Non, sans doute ! Oh, vous savez oublier et pardonner à ceux qui vous ont offensés, comme à ceux qui ne se sont donné aucun tort envers vous ; cette dernière indulgence est la plus difficile de toutes : pardonner à ceux qui ne nous ont pas offensés, c’est-à-dire leur pardonner leur innocence et l’injustice de nos griefs ! Voilà ce que j’attendais de la haute classe, voilà ce que j’avais hâte de dire en venant ici, et ce que je ne savais comment dire… Vous riez, Ivan Pétrovitch ? Vous pensez que j’avais peur pour ceux-là ? Vous me croyez leur avocat, un démocrate, un apôtre de l’égalité ? (Ces mots furent accompagnés d’un rire nerveux.) J’ai peur pour vous, pour nous tous, devrai-je dire plutôt, car je suis moi-même un prince de la vieille roche, et je me trouve avec des princes. Je parle dans l’intérêt de notre salut commun, pour que notre classe ne disparaisse pas dans les ténèbres, après avoir tout perdu par défaut de clairvoyance. Pourquoi disparaître et céder la place à d’autres, quand on peut, en se mettant à la tête du progrès, rester à la tête de la société ? Soyons des hommes d’avant-garde et l’on nous suivra. Devenons des serviteurs pour être des chefs.

Il fit un brusque mouvement pour se lever, mais le vieillard, qui l’observait d’un œil de plus en plus inquiet, l’en empêcha encore.

— Écoutez ! je ne m’abuse pas sur la valeur des discours, il vaut mieux prêcher d’exemple, commencer tout bonnement… j’ai déjà commencé… et — et est-ce que, vraiment, on peut être malheureux ? Oh, qu’est-ce que mon affliction et mon mal, si je suis en état d’être heureux ? Vous savez, je ne comprends pas qu’on puisse passer à côté d’un arbre, et ne pas être heureux de le voir, parler à un homme, et ne pas être heureux de l’aimer ? Oh, malheureusement je ne sais pas m’exprimer… mais, à chaque pas, que de belles choses dont le charme s’impose même à l’homme le plus affolé ! Regardez l’enfant, regardez l’aurore, regardez l’herbe qui pousse, regardez les yeux qui vous contemplent et qui vous aiment…

FEDOR DOSTOÏEVSKI extr. de "L'idiot", traduit par Victor Derély, éditions Plon, 1887.

 

A découvrir, ici, une autre traduction, décapée et lue à l'arrache par l'acteur magnifique, Vincent Macaigne.

 

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Photo: le fleuve Rhône vu d'un pont à quelques tasses (brasses ?) du rivage familier. 

Nota: En cliquant sur l'image du fleuve, sans trop vous retourner, vous pourrez peut-être, voir la mer...

 

Lyon © Frb 2015.

jeudi, 20 septembre 2012

La naissance du modèle (I)

Tu prépares, comme chaque jour, un bol de Nescafé ; tu y ajoutes, comme chaque jour, quelques gouttes de lait concentré sucré. Tu ne te laves pas, tu t’habilles à peine. Dans une bassine de matière plastique rose, tu mets à tremper trois paires de chaussettes.

Georges PEREC : "Un homme qui dort", éditions Denoël 1967

la naissance du modèle (1), marcher, homme,dormir, georges perec, le monde en marche, rêverie, partir, fugue, errance, vie, autre, les autres,  terre, ciel, pieds, tête, chaussettesIl faudra y aller à bras le corps, sortir un bazar de caleçons, de cravates, pour trouver les chaussettes, des bonnes chaussettes qui vont dans la chaussure, ni trop fines ni trop  chics, surtout pas trop épaisses, un style de coton confortable, un peu comme les nuages, un détail  brisant là,  le premier pas contre le rituel d'une journée qui ne peut pas répéter les mêmes gestes qu'hier, qui les répétera. A partir de maintenant, il ne sera plus jamais permis qu'une journée ressemble à la précédente, il en a décidé ainsi, et cela jusqu'à nouvel ordre.

C'est peut-être intenable de ne pas claquer la porte derrière soi, simplement pour marcher sans un projet qui mènerait ici ou là. Il l'a dit fermement hier soir à sa femme, un ton semblant si sûr, qui tremblait en dedans, il s'est râclé la gorge plusieurs fois, il a dit : -"le travail, j'irai pas, c'est fini, j'irai pas".

Il n'a pas entendu sa femme murmurer gentiment en essuyant la table : - "mon pauvre Patrick, j'crois que tout le monde en est là !". Ca avait l'air d'une blague.

Des jours qu'il vit comme ça, à se balancer sur sa chaise à regarder ses jambes se croiser, se décroiser sous la table, il fait tourner la phrase "j''irai pas/ j'irai pas" - aller-retour de là à là - "j'irai pas, j'y vais pas". Depuis le temps qu'il y va.

Chaque jour il enfile ses chaussettes avec les animaux, une paire brodée de papillons, une paire avec des vaches qui font "meuh" dans des bulles au niveau du mollet, une paire avec des sortes d'écussons, des oursons couchés sur des rayures bouclées à l'intérieur achetées par lot de six à la boutique de L'homme Moderne.

Chaque jour, il s'en va, travailler avec ses papillons et des vaches plein les pieds, il rentre le soir à la maison, il ressort les chaussettes à rayures avec les écussons et les oursons il les prépare pour le lendemain, posées par terre à plat à côté des chaussures. C'est leur place. Ca va de là à là.

Il hésite à pencher vers cette faculté qu'un homme aura toujours de ne plus adhérer à ce qu'il crée. Il refuse cette instance qu'imposeront les limites de la satisfaction cette prétention cachée à pouvoir ressentir la lucidité comme une chance.

Il désire juste marcher et ne plus arriver à l'heure, quitte à les faire attendre, il ne veut plus devoir saluer ses collègues dont l'amabilité peut se retourner comme un gant.

Barnier, Chaumette, et Thomasson: trois paires de mocassins, grimpant sur une échelle...

Il refuse d'écouter les fourmis qui tourmentent son bestiaire, des mollets à ses pieds, un rêve de bord de mer où les algues vont naître enchevêtrant les joncs sur des rives jusqu'aux îles que la rue re-dessine sous ses pas, à l'emplacement exact de la semelle. Quand il pleut c'est visible, on pourrait y loger des milliers de créatures inoffensives : les doryphores, les coccinelles...

Enfin, il faut rentrer par la bouche du métro passer entre les poutres en ferraille qui diffusent les musiques d'une nostalgie, au  temps vécu par d'autres quand il n'était pas né. Celles-ci paraissent pourtant plus authentiques que sa mémoire, un canyon près d'une route chantée par des ancêtres dont il visualise précisément l'espace : les bornes, les caravanes, les kilomètres qu'il reste à parcourir jusqu'aux dunes, les sommets sous le ciel, un espace infini.

Ca grouille dans les artères, quand il attend sa rame, il peut apercevoir une quantité d'orchestres, son pas ouvrant l'attaque de ces anciennes vies et les nouveaux visages et les chers souvenirs fussent-ils revenus  intacts de la saleté, du bruit ; un énorme désastre absorbé par l'envie.

Entre les grosses pierres il voit des galets blancs et des petits scorpions goûtant la drôle de chair des papillons, des vaches, la chair des écussons, en lambeaux des rayures que les oursons avalent, et la voix de Suzanne, qui criait dans la rue quand elle le vit pieds-nus accroché au portail "mon pauvre Patrick, tu t'es encore perdu !".

Ca pressait le défi d'abîmer leurs espoirs, rien d'extraordinaire n'avait eu lieu ici. Cette expérience ruineuse entre en grâce pour laisser marcher l'homme dans un rond de serviette avec les animaux, jusqu'à ces alluvions, il entend les guitares : "Dirt road blues", il retrouve le fauve qui garde son esprit, un tigre dans le muscle piétinant à pas vifs les dernières plumes d'autruche d'un édredon trop lourd, il revient à la vie, pieds nus dans ce dédale, il est nu, il déclame couché sur des moellons les vers de "Walk the line". 

Une fois n'est pas coutume, elle ne met pas ce soir sa longue chemise de nuit brodée de libellules. Elle apporte les fruits, les citrons, les grenades qui décorent la ouate rebrassant ces étoffes, elle se glisse près de lui, trouvera le passage au moins jusqu'à l'aurore, elle marche sous ce corps en précisera l'attache en s'appliquant surtout à ne pas réveiller l'homme qui dort.

 

A suivre ...

 

 

Nota : L'ouverture du mouvement à cliquer dans l'image

Photo : Le modèle en extase (devant un tableau de... Vazarely ?). Selon nos experts, si le marcheur s'est endormi, rien ne pourra l'arrêter, il n'aura donc cessé de marcher pendant que nous dormons, il aura fait des kilomètres sauf si nous sommes en train de le rêver, une hypothèse probable. L'homme qui dort et qui marche dans sa tête ne cessant de mourir et de naître, la suite dépendra aussi des espèces d'espaces traversés et peut-être aussi un petit peu de Suzanne ?

Le mot de Georges  (un supplément à méditer) :

L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.

 

 

Lyon presqu'île © Frb 2012.