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jeudi, 20 septembre 2012

La naissance du modèle (I)

Tu prépares, comme chaque jour, un bol de Nescafé ; tu y ajoutes, comme chaque jour, quelques gouttes de lait concentré sucré. Tu ne te laves pas, tu t’habilles à peine. Dans une bassine de matière plastique rose, tu mets à tremper trois paires de chaussettes.

Georges PEREC : "Un homme qui dort", éditions Denoël 1967

la naissance du modèle (1), marcher, homme,dormir, georges perec, le monde en marche, rêverie, partir, fugue, errance, vie, autre, les autres,  terre, ciel, pieds, tête, chaussettesIl faudra y aller à bras le corps, sortir un bazar de caleçons, de cravates, pour trouver les chaussettes, des bonnes chaussettes qui vont dans la chaussure, ni trop fines ni trop  chics, surtout pas trop épaisses, un style de coton confortable, un peu comme les nuages, un détail  brisant là,  le premier pas contre le rituel d'une journée qui ne peut pas répéter les mêmes gestes qu'hier, qui les répétera. A partir de maintenant, il ne sera plus jamais permis qu'une journée ressemble à la précédente, il en a décidé ainsi, et cela jusqu'à nouvel ordre.

C'est peut-être intenable de ne pas claquer la porte derrière soi, simplement pour marcher sans un projet qui mènerait ici ou là. Il l'a dit fermement hier soir à sa femme, un ton semblant si sûr, qui tremblait en dedans, il s'est râclé la gorge plusieurs fois, il a dit : -"le travail, j'irai pas, c'est fini, j'irai pas".

Il n'a pas entendu sa femme murmurer gentiment en essuyant la table : - "mon pauvre Patrick, j'crois que tout le monde en est là !". Ca avait l'air d'une blague.

Des jours qu'il vit comme ça, à se balancer sur sa chaise à regarder ses jambes se croiser, se décroiser sous la table, il fait tourner la phrase "j''irai pas/ j'irai pas" - aller-retour de là à là - "j'irai pas, j'y vais pas". Depuis le temps qu'il y va.

Chaque jour il enfile ses chaussettes avec les animaux, une paire brodée de papillons, une paire avec des vaches qui font "meuh" dans des bulles au niveau du mollet, une paire avec des sortes d'écussons, des oursons couchés sur des rayures bouclées à l'intérieur achetées par lot de six à la boutique de L'homme Moderne.

Chaque jour, il s'en va, travailler avec ses papillons et des vaches plein les pieds, il rentre le soir à la maison, il ressort les chaussettes à rayures avec les écussons et les oursons il les prépare pour le lendemain, posées par terre à plat à côté des chaussures. C'est leur place. Ca va de là à là.

Il hésite à pencher vers cette faculté qu'un homme aura toujours de ne plus adhérer à ce qu'il crée. Il refuse cette instance qu'imposeront les limites de la satisfaction cette prétention cachée à pouvoir ressentir la lucidité comme une chance.

Il désire juste marcher et ne plus arriver à l'heure, quitte à les faire attendre, il ne veut plus devoir saluer ses collègues dont l'amabilité peut se retourner comme un gant.

Barnier, Chaumette, et Thomasson: trois paires de mocassins, grimpant sur une échelle...

Il refuse d'écouter les fourmis qui tourmentent son bestiaire, des mollets à ses pieds, un rêve de bord de mer où les algues vont naître enchevêtrant les joncs sur des rives jusqu'aux îles que la rue re-dessine sous ses pas, à l'emplacement exact de la semelle. Quand il pleut c'est visible, on pourrait y loger des milliers de créatures inoffensives : les doryphores, les coccinelles...

Enfin, il faut rentrer par la bouche du métro passer entre les poutres en ferraille qui diffusent les musiques d'une nostalgie, au  temps vécu par d'autres quand il n'était pas né. Celles-ci paraissent pourtant plus authentiques que sa mémoire, un canyon près d'une route chantée par des ancêtres dont il visualise précisément l'espace : les bornes, les caravanes, les kilomètres qu'il reste à parcourir jusqu'aux dunes, les sommets sous le ciel, un espace infini.

Ca grouille dans les artères, quand il attend sa rame, il peut apercevoir une quantité d'orchestres, son pas ouvrant l'attaque de ces anciennes vies et les nouveaux visages et les chers souvenirs fussent-ils revenus  intacts de la saleté, du bruit ; un énorme désastre absorbé par l'envie.

Entre les grosses pierres il voit des galets blancs et des petits scorpions goûtant la drôle de chair des papillons, des vaches, la chair des écussons, en lambeaux des rayures que les oursons avalent, et la voix de Suzanne, qui criait dans la rue quand elle le vit pieds-nus accroché au portail "mon pauvre Patrick, tu t'es encore perdu !".

Ca pressait le défi d'abîmer leurs espoirs, rien d'extraordinaire n'avait eu lieu ici. Cette expérience ruineuse entre en grâce pour laisser marcher l'homme dans un rond de serviette avec les animaux, jusqu'à ces alluvions, il entend les guitares : "Dirt road blues", il retrouve le fauve qui garde son esprit, un tigre dans le muscle piétinant à pas vifs les dernières plumes d'autruche d'un édredon trop lourd, il revient à la vie, pieds nus dans ce dédale, il est nu, il déclame couché sur des moellons les vers de "Walk the line". 

Une fois n'est pas coutume, elle ne met pas ce soir sa longue chemise de nuit brodée de libellules. Elle apporte les fruits, les citrons, les grenades qui décorent la ouate rebrassant ces étoffes, elle se glisse près de lui, trouvera le passage au moins jusqu'à l'aurore, elle marche sous ce corps en précisera l'attache en s'appliquant surtout à ne pas réveiller l'homme qui dort.

 

A suivre ...

 

 

Nota : L'ouverture du mouvement à cliquer dans l'image

Photo : Le modèle en extase (devant un tableau de... Vazarely ?). Selon nos experts, si le marcheur s'est endormi, rien ne pourra l'arrêter, il n'aura donc cessé de marcher pendant que nous dormons, il aura fait des kilomètres sauf si nous sommes en train de le rêver, une hypothèse probable. L'homme qui dort et qui marche dans sa tête ne cessant de mourir et de naître, la suite dépendra aussi des espèces d'espaces traversés et peut-être aussi un petit peu de Suzanne ?

Le mot de Georges  (un supplément à méditer) :

L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.

 

 

Lyon presqu'île © Frb 2012.

samedi, 30 juin 2012

Altérité

C'est cette absence autour de nous de frontières, de bornes... chez nous entre qui veut...

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- Pas comme chez lui, chez celui qui s'aime... Lui s'entoure de murailles...
- Lui-même et tout ce qui de près ou de loin lui appartient... ses proches, ses ascendants et descendants, ses animaux domestiques...
- La liste serait longue de tout ce qu'il préserve de toute atteinte derrière des fossés profonds, des chemins de ronde, des tours de garde où veillent des sentinelles toujours sur le qui-vive...
- Que quelqu'un du dehors arrive... on l'a vu venir de loin... on l'examine avec la plus grande prudence. Qu'apporte-t-il là ? Qu'est-ce que c'est ? Mais c'est une vérité... de celles qu'on  "sort " quand on dit : "Je lui ai sorti ses quatre vérités "...

NATHALIE SARRAUTE : "Tu ne t'aimes pas", éditions Gallimard 1989.

 

Photo : Des ronds dans l'eau après la pêche (ou la chasse) ? pourquoi quatre vérités, quatre cent, quatre mille alors qu'une seule suffit ? La seule, elle va remonter tout doucement et toute seule comme une grande,  pas besoin que je m'y rajoute



Là bas © Frb 2012 

lundi, 28 novembre 2011

La vie sur terre (vue de loin par le chien)

(Ainsi, le spectacle se poursuit) ...

vu par le chien.jpg


Certains hommes sont intarissables. Un homme au corps sec d'arbre, regarde la neige tomber derrière les dunes. Il n'est plus que silence. Il s'agenouille. Mais ce n'est pas pour prier. C'est juste pour être plus près des cailloux.



Photo : du chien (paul) par l'homme qui a vu le chien qui a parlé pour dire qu'il avait vu. (de loin).

© texte et photo by Paul (l'autre) 2011

samedi, 02 janvier 2010

Ce qu'on entend par paysage

"La vraie horreur de la nature consiste à préférer sincèrement les tableaux aux paysages, et les confitures aux fruits"

Les FRERES GONCOURT : "Journal tome 1, 10 Juillet 1865

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Nous lisons les paysages d'une manière distanciée. Nous restons spectateurs parce que nous nous soumettons au primat de la vue cela, depuis la renaissance. Chaque société a établi sa propre hiérarchie, et surtout la balance entre les sens. Ses membres sont soumis à des modalités particulières de l'attention. Ainsi, nous apprécions l'espace en fonction d'un quasi monopole de la vue. Le paysage nous apparaît, le plus souvent comme une lecture face à un espace donné. Face au paysage, on se pose et on regarde, à la fois face à lui et en dehors. Et pour celui qui le regarde, souvent le paysage devient un tableau.

Le regard des courtisans français du XVII em siècle et du XVIII em était largement déterminé par la peinture. Ces aristocrates avaient l'habitude des salons et ils s'en allaient dans la nature, vérifier ce qu'ils connaissaient par la représentation. Il était habituel, par exemple de se rendre à Dieppe, non pour se baigner mais pour manger des huîtres et du poisson. MARMONTEL écrit : "Je suis allé à Dieppe, mais je n'ai pas vu la mer". En fait, il avait vu la mer au sens où nous entendons l'expression. Or, ce jour là, la mer était calme, alors que les marines notamment celles de Claude Joseph VERNET, (que NERVAL évoque dans "Voyage en Orient",) figuraient la mer démontée, celle du naufrage et du sublime. MARMONTEL était venu contempler cela et il n'avait pas vu la mer. D'autres courtisans, à la même époque, relatèrent leur grande déception. La mer à leur yeux, qui était la plus belle, (peut-être la plus vraie), restait celle contemplée dans les tableaux, du peintre Claude Joseph VERNET.

Plus tard, la vue se modifia par la mobilité. Déjà la plage telle que nous la connaissons au XVIIIe siècle n'était pas soumise à l'unique message visuel. Certes, l'appréciation du panorama constituait l'essentiel, mais on s'interessait aussi au contact : le sable sous le pied, la chevauchée sur les grèves, l'eau sur le corps, l'expérience neuve de la fusion avec l'élément liquide, l'affrontement avec la vague  en même temps que naissait l'exaltation de la transparence. Tout cela fit que le paysage se trouva associé à cette cenesthésie qui devenait alors une sorte de sixième sens où le corps s'appréhendait telle une centrale de sensations.

Mais aujourd'hui encore, il est sans doute très regrettable que le discours sur le paysage n'ait de vérité qu'au seul titre du regard. Pourtant ce n'est pas la seule attitude possible. Nous avons ici évoqué les travaux de R. MURRAY SHAFER, qui lança au cours des années 70, la notion de "Paysages sonores" (Soundscape). Celui ci est différent du paysage visuel, car il concerne à la fois, l'espace et le temps. Or chacun sait qu'aucune configuration sonore n'est durable. A part quelques bruits continus, le fond sonore n'existe pas. En revanche lorsque nous contemplons un espace, il se peut qu'il soit animé de mouvements, mais celui n'en reste pas moins sous nos yeux. Nous savons presque à coup sûr, ce que nous regardons. Mais quand nous entendons un bruit, il est souvent difficile d'en reconnaître la source. Enfin le paysage sonore pénètre dans le corps propre. "Le paysage sonore absorbe, exorbite, possède", écrit encore Jean François AUGOYARD. Cela est aussi très sensible dans le projet de MICHELET qui entendait procéder à une résurrection du paysage par l'évocation (entre autres) des sonorités. Afin d'inscrire le lecteur à l'intérieur même de paysages passés. Cela est une autre longue histoire, qui ouvrira le second volet d'un sujet s'attachant très précisément au paysage sonore, et que je vous présenterai, un autre certain jour...

Ces notes ont été largement tirées du livre d'Alain CORBIN: "L'homme dans le paysage" - entretien avec Jean LEBRUN - paru aux éditions Textuels, (Septembre 2001).

Photo: Je ne suis pas allée à Dieppe, pourtant j'ai vu la mer.  Photographiée pas très loin du bercail de l'Alphonse. Nabirosina. Un hiver en fin d'après midi. © Frb

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