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samedi, 26 mai 2012

Chut... !

Les bruits associés au jour sont toujours interdits la nuit, les femmes par exemple, ne moudront pas le grain après le crépuscule [...] 

MARY DOUGLAS : "The Lele of Kasaï" in "African Worlds : Studies in the cosmological Ideas and Social Values of African Peoples", London 1963.

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Dans son livre remarquable, "Le paysage sonore" R. Murray Schafer a longuement expliqué que l'intérêt véritable d'une législation contre le bruit ne résidait pas dans son degré d'efficacité, depuis le Déluge a -t-elle jamais porté ses fruit ?"  S'interroge-il... Même si nous savons, en revanche, que cette législation permettait d'établir des comparaisons entre les phobies sonores des diverses époques et sociétés. Les sons proscrits ont toujours eu une puissante résonance symbolique. Les peuples primitifs, par exemple, conservaient précieusement leurs sons tabous et Sir James FRAZER dans  son ouvrage monumental intitulé "Le Rameau d'Or" (1890-1915), consacre un chapitre entier, à ce sujet. Il raconte qu'il existe des tribus où la terreur empêche de prononcer le nom de certains peuples, le noms des ennemis  ou ceux d'ancêtres défunts. Ailleurs, prononcer son propre nom comporterait le danger de priver un individu de ses forces vitales. Proférer ce son, le plus personnel, soit-il, serait comme tendre la nuque à l'exécuteur...

Sur le plan des pratiques anti-bruit, plus curieux sont les rituels de certaines tribus qui réservent par crainte de la colère divine, la production de certains sons à des périodes temporelles précises (cf. plus haut, le texte de Mary DOUGLAS ici, la suite) :

Les bruits du travail semblent créer des relations dangereuses entre le village et la forêt. Les jours ordinaires, les esprits dorment au plus profond des bois et ne seront pas dérangés, mais les jours de repos ils sortent et approchent parfois du village. ils seraient furieux d'entendre des coups frappés dans la forêt ou des martellements dans le village.

L'habitude chrétienne d'observer le silence pendant le Sabbat ne doit pas être étrangère à cette origine. Traditionnellement, les sons tabous, prononcés de façon sacrilège, sont toujours suivis de mort et de destruction, cela est vrai du mot hébreu Yahvé. En France, les textes liturgiques n’utilisent pas la vocalisation Yavhé, mais elle apparaît dans les traductions de la Bible - qui ne sont pas normatives pour la liturgie - ou des chants. D'après une argumentation scripturaire, le document affirme : 

"L’omission de la prononciation du tétragramme du nom de Dieu de la part de l’Eglise a donc sa raison d’être. En plus d’un motif d’ordre purement philologique, il y a aussi celui de demeurer fidèle à la tradition ecclésiale, puisque le tétragramme sacré n’a jamais été prononcé dans le contexte chrétien, ni traduit dans aucune des langues dans lesquelles on a traduit la Bible."

Les chrétiens revendiquent la possession de plus de vingt quatre mille prétendus "originaux" de leurs Saintes Ecritures en version grecque, et pas un seul parchemin ne fait mention de Jéhovah.

Idem pour le chinois Huang Cheng (cloche jaune) si ce terme se trouve proféré par un ennemi  il peut (dit-on) causer l'effondrement de l'Empire ou de l'Etat. Les Arabes avaient beaucoup de mots pour Allah qui possédaient les mêmes redoutables pouvoirs, (ils se prononcent dans un souffle) : Al-Kabid, Al Muthill- Al Mumit, et quatre vingt dix-neuf autres encore.

Ensuite il y a bien sûr d'autres mots tabous dont la prononciation semble sacrilège comme dans certaines manies plus ou moins graves ou autres  névroses obsessionnelles, par exemple une personne ne pourra pas prononcer ou entendre le mot "Maladie", persuadée que le simple fait de sortir le mot de sa bouche serait un risque d'attraper cette maladie, ou de la transmettre, cela plus subjectif...

On pourrait se demander quels sont les sons tabous unanimement reconnus, et inspirant la crainte dans notre monde contemporain. La réponse n'est pas si évidente. R. Murray Schafer mentionne la sirène de la défense civile, que toutes les cités modernes connaissent bien, mise en réserve pour le jour fatal, où son cri unique sera suivi par le désastre. Il y en existe sans doute d'autres, même si nos rituels avec Dieu ou les divinités sont un peu plus discrets que ceux de nos lointains ancêtres ou tribus des forêts, il est certain qu'un lien profond unit, lutte, contre le bruit et son tabou, car dès l'instant où un son figure sur la liste des proscrits, il lui est fait l'ultime honneur d'une toute puissance. C'est la raison pour laquelle les plus nombreuses et plus mesquines interdictions de la communauté resteront à jamais inefficaces.

Enfin, pour conclure un de ces nombreux chapitres sur le paysage sonore, nous suivrons R. Murray Schafer dans son cheminement, pour affirmer avec lui que le pouvoir absolu, est le silence. Comme le pouvoir des Dieux est d'être invisible. Vrai encore que le mot "Silence" est d'une incroyable douceur à prononcer et semble une source à entendre d'un genre d'allitération proche glissant sans heurt, clairement mise en espace, comme le fût, le plus implacable "Silenzio" de JL Godard hurlé au mégaphone, dans le film "Le Mépris" suivant la logique, du "Camera" et "Motore", rythmant la réalisation du film, le mot "Silenzio" non seulement referme le film mais rend les acteurs à la vie, laissant le spectateur seul en plein ciel devant le visage d'une statue, porté par la musique de G. Delerue."Silenzio" n'est pas le silence, c'est la fin du mépris. Le silence. Ce n'est que par lui et pour le trouver que peut se clore toute réflexion sur les sons dignes de ce nom.

 

 

Sources bibliographiques :

R. MURRAY SCHAFER in "Le paysage Sonore" éditions JC Lattès, 1979,

Sir James FRAZER in "Le Rameau d'Or" (Manuel d'étude des croyances et civilisations antiques en 12 volumes), édition abrégée, P. Geuthner, 1923.

Photo : Variation pour une oreille et son silence, un léger flou artistique émanant d'une vraie sculpture posant pour Paul sur le plateau de la Croix-Rousse à Lyon entre le Grand Boulevard et la place Tabareau, pas loin de la rue Denfer, (Rochereau). Cette mystérieuse oreille monophonique privée de corps installée sur une place minuscule intrigue énormément ceux qui la croisent. Je ne connais toujours pas le nom de l'artiste (nous cherchons) qui a crée cette oeuvre emblématique, que personnellement j'aime beaucoup puisque le son m'importe plus que l'écriture et l'écoute me parait plus intéressante que la parole, je sais juste que l'oeuvre a été portée près de ma rue le jour où j'envisageais à la fois d'emménager dans ce quartier et de me remettre à la musique, détail personnel de peu d'intérêt, quoique le mot "Oreille" n'est pas sacrilège au regard d'une fascination plus vaste pour tout ce qu'elle garde au secret. Cette incongruité urbaine invite à plus d'un titre car je rêve souvent à cette oreille (de marbre ? Non.) écoutant patiemment les murmures des passants et gardant précieusement les bruits de la rue dans sa pierre, elle n'en dira rien à personne, jamais, c'est assez consolant, pourtant il me semble qu'en jouant de cette oreille  comme d'un instrument elle pourrait sonner divinement et peut être nous rendre les murmures de la ville. Oreille muette comme une tombe, prenons de la graine au contact de cette silencieuse qui nous happe par sa discréte présence et l'entière confiance qu'elle inspire...

Remerciements à Paul pour la photo et pour m'avoir prêté son "Rameau d'Or" ce n'est pas une métaphore, rien que de la culture et si c'était une métaphore, je n'en soufflerai mot car je ne doute pas que l'autocensure m'interdirait d'écrire ici ces mots qui ne vont pas dans la bouche d'une fille élevée chez nos droites religieuses. Ces dames avaient, si mes souvenirs sont bons inscrit au tableau une liste noire d'une vingtaine de mots à ne pas prononcer au sein de l'institution même pendant la récré, la gresso vecha de Soeur Marie-Claude, punissant de six heures de colle (sciences physiques, al spoela!) accompagnées d'un vigoureux tirage d'oreille, tout élève qui aurait proféré les mots tels : patuni, dreme, noc, ulc, cireh, troufe, beti, bredol, etc etc... Mais, fermons ce moulin à paroles ! Nos oreilles sont de Lyon pas de Loué, nom de diou nom de non !

©Paul-frasby 2012

lundi, 26 mars 2012

Grand Magasin

Parmi nos articles de quincaillerie paresseuse, nous recommandons le robinet qui s'arrête de couler quand on ne l'écoute pas.

MARCEL DUCHAMP : Rrose Sélavy  in "Poils et coups de pieds en tous genres"  publié par GLM dans la collection "Biens Nouveaux" en 1939.

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Il y a 2 personnes devant moi, j’attends mon tour. Sur les écrans partout disposés en hauteur, on peut visionner la météo, les horoscopes, une recette, image par image des escalopes de veau au dessus de nos têtes, un panneau clignote sans jamais s'arrêter : "Le veau c'est beau !" et plus loin, "50% sur les pantoufles pour 1 achat de 5 bougies parfumées", derrière moi, une dame élégante s’impatiente, posant sa question sans attendre le tour de l'autre dame qui s'apprête à payer  "Excusez moi, c’est juste pour un petit renseignement... Elle enchaîne aussitôt - la crème de jour, vous ne l’avez pas en "Sable ?" - "C’était quel numéro, Madame, vous vous souvenez ? Parce qu'ils ont tout changé dans cette gamme là". La dame hausse les épaules, "quel numéro ? Aucune idée !". La caissière balaye du regard la totalité du City marché. Elle lève le bras c’est pour quelqu'un là bas, elle se met à crier : "Sonia, Sonia !  tu peux venir cinq minutes ?". Sonia arrive, à très grandes enjambées, sur son gilet vert pomme molletonné, un carré épinglé "City marché, le sourire en plus", en dessous de la poche, un rectangle en carton plastifié découpé au cutter avec écrit, au marqueur rouge en gros "Sonia". Sonia est jeune, 20 ans, à peine, c’est elle qui s’occupe du "Rayon Beauté", Nicole pourrait être sa mère. Mais pour l’heure sous mes yeux c’est la profession qui s’affiche : deux bouts de cartons recouverts de plastique épinglés soigneusement sur deux gilets sans manche où dans le dos il y a encore écrit "City marché, le sourire en plus". Gilet "Nicole". Gilet "Sonia". "La crème de jour, Sonia ! la nouvelle gamme en "sable tu sais le numéro, c'est quoi maintenant ? le 5 , le 3 ?  Je sais qu'ils ont pas changé le 6 mais le 6 c'est "Beige rosé" ?". Sonia fouille dans les rayons, Nicole demande : "Vous avez gardé l’ancien pot madame ?" -"Ben oui, euh ! j'sais pas ! je crois, mais c'est pas sûr...". Nicole poursuit : "Dans ce cas, faudrait nous ramener l'ancien pot madame ! parce qu'ils ont tout changé et je voudrais pas vous vendre "Porcelaine" pour du "Sable", quoique ça ressemble assez et si ça se trouve ils ont aussi changé les noms et "Sable" ça serait peut être  maintenant remplacé par "Porcelaine"..." Silence. Les deux femmes comparent les deux coloris, se regardent longtemps, hésitation puis silence à nouveau. Sonia revient, rajoute un "si ça se trouve...". la cliente remue la tête affirmativement, plusieurs fois très longtemps, comme s'il s'agissait d'une chose très grave.

Nicole ne répond pas, examine de plus près les deux coloris : "regardez voir sur la peau..." Sonia étarpe la crème teintée sur l'avant-bras de la cliente; au dessus du poignet, la cliente lève le bras du côté des néons elle dit, "c’est difficile à savoir, hein !". Deux grandes traces épaisses beiges tachent l'avant bras de la cliente, la peau est fine sans veines apparentes ni plis, le bras est lisse, très blanc. La dame hésite encore, l'autre dame devant moi perd patience, derrière nous, la file est devenue très longue, la cliente paraît très gênée, elle s'adresse à la dame qui était devant puis à moi, "je vous fais attendre, excusez moi ! je croyais que ça irait vite" je dis - "je vous en prie, c'est pas grave, prenez votre temps !". La dame devant me jette un regard noir. (Ben quoi ? Qu’est ce que j’ai dit ?"). Sonia semble réfléchir. Nicole propose : "Tu devrais regarder dans le classeur". Sonia, nous sourit d'un sourire réellement désolé et gentil, pour nous aider  un peu à patienter. Ce sourire est vraiment désarmant. La dame devant soupire bruyamment. Nicole dit "Dans le classeur c'est sûr qu'on trouvera ! y’a tous les nouveaux numéros qui correspondent avec les anciennes couleurs" - "Ah ben ouais ! répond Sonia, J'avais pas pensé au  classeur, t’as raison ! je vais chercher ça !" Nicole la retient  "Non, mais euh... Tu peux plus y aller, ça a changé, c'est Madame Chamot, pour les clefs, il faut appeler Madame Chamot, c’est elle qui a les clefs du bureau, attends, bouge pas ! je vais essayer de l'appeler d'ici". Nicole se rapproche d'un micro fixé par un gros ressort sur le coin de la caisse. Dans tous le magasin on entend la voix de Nicole qui se diffuse dans les hauts parleurs,"on demande Madame Chamot à l’espace beauté, madame Chamot !".

Quelques secondes après, Madame Chamot, arrive. La cinquantaine bien tassée, 1,43M environ, perchée sur des moonboots prunes à talons compensés, je me dis que sans ses bottes elle doit mesurer dans les 1m33 environ, il semble qu'à chacun de ses mouvements, c’est le magasin tout entier qui peut se renverser, on dirait que c'est elle, Madame Chamot qui porte le City-marché sur ses épaules. Elle parait être de ces créatures méticuleuses, parfaitement organisées, de celles qui mènent leur monde à la baguette. Rien ne dépasse. Tout est carré. Son chemisier à collerette impeccable boutonné jusqu’en haut pince même les rides en bas du cou, des maxilaires carrées, des lèvres pulpées de rouge pourpre nacré qui déborde légèrement au dessus de la lèvre supérieure plus fine pincée, un petit nez rose juste à peine aplati au bout, des pommettes presque absentes relevées d’un fond de teint crèmeux qui donne un air hâlé, Madame Chamot porte des lunettes en écaille cerclées bleues signées de l'autre fou, une jupe droite en velours côtelé fendu sur un côté, mais pas trop, entre les moon boots et la jupe, deux bosses plutôt rugueuses, roses, aplaties comme son nez. Je croise le regard piquant de Madame Chamot qui surprend en flagrant délit mon regard perdu sur ses genoux, je devine un courant d'animosité, une légère pointe de crainte, elle tire vif, sur le pan de sa jupe d'un coup sec machinalement, tout va si vite. Madame Chamot s’énerve : -" Mais enfin Nicole ! ça fait une semaine qu'on a reçu les nouvelles références ! il faut les avoir en tête les numéros. "Sable" c’est le 5, "Porcelaine" le 2, "Biche" c’est "Beige le N° 6 "beige tendre" maintenant le n°1 c'est le zéro qui est l'équivalent au "Beige foncé" de la gamme "Elusane" "Sable" "5" "Chamois" c'est "Biche", "Beige N°6 " "N°1 c'était le zéro chez Bergamole" et il n'existe plus, vu qu'ils ont supprimé le 4 qui était "Chevreuil n°7" chez Bergamole comme Elusane a fusionné avec Bergamole il ont revu les coloris et le 8 n'existe plus mais c'est devenu le "Sable", et même que le n° 8 de chez Elusane, pour le coup ça change pas grand chose,  vous demanderez à Madame Moulu de vous expliquer, c’est elle qui s’occupe de la marque, maintenant."

Nicole. Sonia. Madame Chamot. Course folle au rayon des peaux. Madame Chamot s'énerve "Nicole, vous n'avez pas pensé à présenter une autre marque à Madame ? On a peut être l'équivalent de couleur en sable dans la gamme, "Agnès Grey", Sonia ! allez voir monsieur Blénot, c'est lui qui a reçu le représentant, "Agnès Grey". Sonia trépigne et son visage devient pâle, elle murmure tout bas, terrorisée "Monsieur Blénot ?" Madame Chamot répond  "Oui il doit être dans le bureau à l'étage avec le représentant, pour l'arrivage des  peignoirs de Ceylan. Sonia s'étonne et devient de plus en plus pâle : "Les peignoirs de Ceylan ?". Madame Chamot se retient, tâche de garder son calme : "Oui. Les peignoirs de Ceylan ! Sonia ! la semaine prochaine ! vous savez bien que c'est la semaine de la ristourne orientale." Sonia, sourit  bêtement : "Ah oui, la ristourne orientale, pardon madame, je croyais que ça commençait qu''au milieu Avril, enfin, il me semble euh... Vous aviez dit le 14...", Madame Chamot hausse les épaules, ne répond pas, elle cherche un truc sur son portable puis se remet à parler tout en pianotant sur les touches : -" On a dit, on a dit ! oui ! on l'a dit. Mais depuis ça a changé, c'est vrai que vous étiez pas là, lundi. (Air de réprobation)... "A ce propos Sonia lundi prochain vous passerez en caisse 4, vous verrez ça avec Brigitte, parce que Crystelle prend sa journée et Nicole pourra pas faire les deux caisses en même temps vous comprenez, alors elle sera remplacée par Sandra mais entre midi et 2, y'a personne et on pourrait vous mettre, il faudra venir du matin et rester entre midi et deux ça vous fait rien ? Sonia tripote sa bague d'un air indifférent, sa voix est morne. "Non madame, ça fait rien", elle reprend aussi vite son sourire de composition mais on voit bien que la nouvelle fait mal. Le coeur n'y est plus. Madame Chamot la toise de bas en haut : - "Parfait ! merci Sonia ! vous êtes gentille ! vous m'enlevez une épine du pied ! je vous note pour lundi ! et puis vous vous arrangerez avec Monsieur Blénot pour récupérer vos heures, du soir en reprenant un matin au mois de Juin, vous verrez avec lui sur le planning  ça ne vous pose pas de problème ? Sonia bégaye : -"Non, non, aucun,  je m'organiserai avec mon mari sinon euh... Madame Chamot (sèche) - Vous avez un souci Sonia ? Sonia (pulvérisée) - Non, non aucun, je vais essayer de m'organiser avec mon mari". Sonia sourit hébétée, debout au milieu de la clientèle. Une dizaine d'yeux fixés sur elle. Nicole arrive - "Ca va, Sonia ? Tu veux que je te remplace cinq minutes ?  Sonia a répondu "j'veux bien", on ne l'a pas vu partir, à peine disparue, volatilisée, que déjà Nicole, reprend le cours ordinaire de ce jour ordinaire dans le rayon beauté -"oui, sable, c'est ce qui se rapproche le plus, Madame, mais il se peut qu'Elusane sorte une nouvelle gamme de poudre, une nano poudre avec toute une gamme de nuances, vers le 10 Mai, si vous pouvez attendre... (La dame sceptique) -"Oui, ben, je sais pas." -"Ca sera intéressant parce qu'en Mai y'aura 20% sur tout le rayon-beauté, si vous pouvez attendre. Ou alors vous revenez avec l'ancien pot, c'est comme vous voulez." -"Oui ben... Je vais réfléchir..."

L'autre dame devant moi, soupire très fort, à présent, ça monte, se communique, c'est dans l'air, ça va arriver, ça se répand, ça y'est presque c'est monté, la coupe pleine, elle se met à râler c'est venu d'un coup tout haut, cette impatience, les nerfs, quelque chose vient de passer traverse l'épiderme : - "Pffff ! c'est pas vrai ! ah lalala lalala ! Eh ben ! faut pas avoir de train à prendre  pfou ! ni avoir mal au coeur en plus c'est surchauffé ici ! et moi j'attends toujours, c'est pas vrai ! c'est un monde ! moi j'ai pas que ça à faire, attendre ! s'il faut attendre des heures! moi hein ! non mais c'est vrai moi je trouve, hein !" elle tente de me tirer à elle, il lui faut une complice, quelqu'un qui pourrait justifier, ne s'adressant qu'à moi - "Elles s'en font pas ! vous trouvez pas ? Elles sont là, elles causent entre elles et tout ça pour une crème ! ça ! ahlalalala ! pour causer elles causent ! et nous ça fait des heures qu'on attend, si elles croillent qu'on a que ça à faire, les regarder jacasser ! elles exagèrent vous trouvez pas ? Puis elle se met à me parler de son mari qui est bricoleur, même qu'elle est venue acheter des affaires pour leur salle de bain, un tapis assorti aux carreaux que son mari  etc etc... Je me garde de répondre à cette pie mais la pie me tape sur l'épaule avec son bec, à petits coups de becs jusqu'à ce que je lui prête attention, elle poursuit ne s'adressant qu'à moi, ne parlant qu'à elle seule, se déverse -"Evidemment vous ! ça ne vous fait rien ! vous êtes  jeune, vous pouvez  ! je réponds - "Boh ! Pas tant que ça !"  la pie ne m'entend pas, vide son flot, son fiel, son besoin de parler, si possible à quelqu'un. Besoin/ de parler/ à  quelqu'un / ça ne peut plus attendre - Vous comprenez moi j'ai tendance à faire des phlébites, quand le chauffage est par le sol, et comme j'ai des varices alors vous comprenez ? Je dis - "oui". Je comprends. - "Alors si ils nous font attendre des heures, ça va plus parce que moi j'ai juste ma crème de jour à prendre, et hop  je file,et là  je suis en retard vous comprenez ? J'suis pas d'ici, moi hein ! des heures pour une crème, vous z'avouerez ! et avec ma phlébite, c'est pas possible ah non, mais y'a de l'abus ! moi oh  mais je vous le dit ! ils ont perdu une cliente ! ah ça, moi ah  oh aaah mais ! je vais pas me laisser pas faire ! qu'est ce qui croillent ? R'gardez ! ah mais ! je suis une bonne cliente ! je viens tous les jours, eh ben! c'est tout vu, je reviendrai plus ! j'irai à l'intermarché, ils ont monté un intermarché rue Hénon, j'irai à l'intermarché et puis c'est tout ! regardez ! elle tend la jambe -"avec leur chauffage au sol,  eh ben voilà ! ça regonfle ! ça y'est !  voilà ! z'avez vu ? C'est enflé là, vous voyez ? Je dis -"non, pas trop." Elle poursuit - "si on doit se retrouver à l'hopital à cause des caissières qui font mal leur travail, moi je vais être obligée de le signaler, on peut pas. Je peux plus. Vous comprenez ? (Elle m'engueule). La phlébite, vous ne savez pas ce que c'est !!! on peut en mourir ! enfin vous, oh vous ! evidemment ! vous vous en fichez vous ! vous êtes jeune ! (oui bof) vous pouvez pas comprendre !"  ... Je réponds par politesse -"Euh, si,  j'ai une tante (ronpich-ronpich) qui a eu une phlébite". Cause toujours. -"Ah mais y'a phlébite et phlébite ! moi j'ai la grave, c'est ce que je disais à mon mari si le caillot monte au coeur, hein ! eh ! ben on sait pas ! elle me tape sur l'épaule, prend le ton de la confidence tout bas, (radoucie) - je vais vous dire, entre nous, mon mari, c'est lui qui fait les courses d'habitude mais là, il refait toute la maison, il bricole sous l'évier, il a carrelé, la cuisine, il fait la plomberie, il a tout recarrelé, enfin le voisin vient pour l'aider, entre voisins, il faut bien s'entraider, hein ? Vous croyez pas ? - Euh, si ! - Les gens sont tellement indifférents. C'est de pire en pire, les gens sont égoïstes ! Vous trouvez pas ?  "- Euh, si, ptêtre..." -"Les gens, que voulez vous ! ils ont plus l'temps ! y pensent qu'à eux, vous trouvez pas ? -"si"- -"Mon mari  il me dit toujours les gens ils dautdrait foiybonnemoicnvà mlaguerrmoieoicdmoilj csaquekifera sçamoi  mais xkmoidivraivheinmoikheinmgdftoubkxbmoifoutugkjsux comme des chiens, pas vrai ?" Je réponds - Oui, sûrement". En me demandant si l'on trouve au rayon "anti-pies" un bon bonnet, avec des pattes pour bien protéger les oreilles.

 

 


Photo : Le rayon cosmétique de mon city marché le seul de la colline, celui qui a des nouveaux étiquetages de boites de conserves et d'affiches inspirées des grandes heures du constructivistme (eh oui ! regardez ! ) le seul "grand magasin" Hippy chic de la colline, quoique le super U est pas mal non plus, mais dans le city marché y'a tout (yatou yatou) un peu cher mais très agréable, avec des caissières adorables (bravo les filles !). Les croix Roussiens le reconnaîtront entre mille. Haut lieu de drague très officieux fréquenté par quelques oiseux célibataires (après 20H00 only !) mais faut pas le dire. Enfin bon, (admettons que je n'ai rien dit :) Photographié à Lyon city M. rue de Cuire

© Frb 2012.

lundi, 28 novembre 2011

La vie sur terre (vue de loin par le chien)

(Ainsi, le spectacle se poursuit) ...

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Certains hommes sont intarissables. Un homme au corps sec d'arbre, regarde la neige tomber derrière les dunes. Il n'est plus que silence. Il s'agenouille. Mais ce n'est pas pour prier. C'est juste pour être plus près des cailloux.



Photo : du chien (paul) par l'homme qui a vu le chien qui a parlé pour dire qu'il avait vu. (de loin).

© texte et photo by Paul (l'autre) 2011

jeudi, 06 janvier 2011

Comme des fourmis qui n'ont rien à faire...

 Pour tout être humain, quelles que soient sa force et sa résistance, il existe ici-bas une chose unique à lui seul destinée, qui est plus forte que lui et toujours le domine, qu’il est incapable de supporter !

WITOLD GOMBROWICZ extr. "Le rat" (écrit en 1939) publié en 1933, dans la revue littéraire de Varsovie "Skamander". Publié dans le recueil de contes "Bakakaï" (1957), disponible aux éditions Gallimard (Folio) 1990.

co des fourmis.JPGNotre cercle parait sans histoire. Nous parlons grosso modo de nous et de nos sous. C'est comme un disque rayé. Nous espérions dépasser la limite, préserver la part innocente mais c'est toujours l'idiotie qui gagne. Nous voici affalés la plupart du temps, dans des bars. Les plus doués d'entre nous, écrivent encore sur les nappes, des poèmes à la noix de coco et nous, en général, on cause de nous, et de nos sous. Nous avons continué d'engranger tout en disséminant aux quatre vents nos plus somptueux avantages. Nous pourrions au moins nous coucher sur le goudron pour contempler la voie lactée. Nous restons agités, les yeux sur terre, comme des fourmis qui n'ont rien à faire. Ce qui se cache dans nos silences nous rendrait presque fous. Tous ces fils déliés d'étoiles, ça devient inhumain d'y repenser. Pour oublier, nous citons des auteurs, quelques vers de poèmes épiques, des flux de poésie apportés par les Dieux, nous en connaissons un paquet. Ca pourra durer des années. Le pire c'est la nuit, à se souvenir de ces vies que nous aurions pu vivre. Ce qu'il en reste.

Notre cercle est bancal. Nous obtenons un grand nombre de directions et nous sommes arrivés presque à destination dans ce hors-lieu entravé de calcul mental. Des divisions, des soustractions. A pinailler sur des virgules. Nous nous privons c'est ça, notre habitude. Quand nous croyons renaître, il se trouvera toujours une phrase pour gâcher tout. Notre réponse vient par réflexe mais sans ferveur. Les dits s'agrémentent de modifications mais ça dépend encore de nous : "les prix augmentent chaque jour". Ou bien : "le but c'est de joindre les deux bouts.", ou encore, "Oui, mais l'essence coûte cher, la carte grise et la vignette sans compter l'assurance... quand même !". Pour changer la conversation, desfois j'évoque des sujets différents, comme "la cuisine à l'huile de noisette" ou "le retour des pantalons à franges", histoire de détendre l'atmosphère. Au lieu d'en rire, vous pleurnichez, vous sortez vos "quand même", vous dites "C'est quand même malheureux ! avec les femmes on ne peut jamais avoir une vraie conversation intelligente", vous dites : "Les gens ne savent pas combien ils sont superficiels, ils faudrait qu'on leur dise un jour, quand même !". Pour vous, tout est superficiel. Votre lucidité monte au ciel jette sur nous le tonnerre, qui nous éclaire de "vérités", votre lucidité engloutit l'univers pour faire advenir en nous la conscience, ces menaces qui grouillent alentour et nous poussent aux regrets. Vous en voulez au monde entier comme si le monde entier se devait de souffrir à votre place. Avec vos airs tout pétris de "quand même !" qui voudraient nous apprendre à vivre. Sans chercher à savoir quelles vies nous avons traversées. Vous dites : "ce n'est pas le moment de plaisanter, nous parlons de coût de la vie, faudrait pas tout confondre, quand même !". Et vous comptez encore combien nous serons chez vous à table. Toutes ces bouches à nourrir pour une simple soirée. Dieu sait combien cela va encore vous coûter !

Notre vie est progressivement réglée par vos "quand même" qui s'offusquent à propos de tout. Nos facéties, nos jeux, vous paraissent encore trop légers au regard de ce que vous appelez "les choses essentielles", le prix de vos efforts. Votre sens du principe de réalité qui foule aux pieds nos rêves avec l'insolence d'un banquier qui considérerait ses semblables comme des produits dérivés de sa  succursale, rassemblés en petits paquets sous le terme générique de "partenaires". Vous parlez d'argent sans arrêt. Vous déplorez, l'ingratitude, l'indifférence des "gens" cette entité sournoise à laquelle il vous déplairait au plus haut point d'appartenir.

Quelquefois, je me balade avec d'autres dans mon genre au milieu de villes-champignons, on est de plus en plus nombreux, à avoir des toupies dans la tête, on erre, on se perd, on tourne comme des fourmis qui n'ont rien à faire. On contemple les nids déserts, ça procure un léger malaise que le vent d'hiver atténue. Si une ou deux fourmis osent exprimer la volonté de se remettre au travail, on les tue. La bombe anti-fourmis diffuse une senteur de violette, d'après un procédé que j'ai mis au point avec des corolles de violettes et quelques savants paresseux. Tout le monde croit que les fourmis se désintègrent, c'est faux. En réalité elles meurent petit à petit d'intoxication. C'est ni vu ni connu.

Après on rentre chez soi dans ce décor hybridé de mandalas et de nappes provençales. On reçoit des amis qui viennent chaque mercredi jouer aux dominos à la maison, et c'est à peu près tout. Parfois nous revient le goût des belles conversations. Nous répétons généralement des choses que nous pêchons dans les internettes, nous n'avons pas grande difficulté à faire croire qu'elles sont de nous. Ce qui est à nous on le précipite dans la clairette de Die Monge-Granon, les crémants dorés de la veuve Ambal. On ne fait même plus la différence entre la Clairette et le Champagne. On en est même venus à se persuader qu'entre les deux il n'y a pas de différence du tout, à part le prix. Le guacamole, on le fait soi même et vous nous offrez les sushis, on dirait pas à voir, vous dites que les sushis "quand même ! c'est très cher pour ce que c'est", vous dites que "les traiteurs se font pas mal de pognon," ça nous fait partir au Japon, ceux qui ont vu les films d'Ozu, en parlent, ceux qui ne les ont pas vus, se sentent un peu idiots. C'est toujours l'idiotie qui gagne, pas de quoi en faire un drame.

A force de faire briller toutes nos vies tous nos sous, nous sommes devenus teigneux par ce péché d'envie, de jalousie, et ces compétitions que nous apprenions dès l'école dans les classes ou pendant la récréation. Nous voudrions engranger plus de choses encore et nous manquons d'espace. Nous défendons le cercle, un lieu irrespirable. La cause est entendue, le dépassement de la vie les limites et nous même, on est dans la boîte à photos caché tout au fond d'un placard. Le passé nous prendrait dans ses flammes si nous nous souvenions un peu, de cette grande espèce de tendresse qui nous mettait du vague à l'âme, mais au prix d'une si grande faiblesse... On en parlera plus. On promet "plus jamais". Ca devient tellement sinistre toutes ces choses dont on parle sur tous ces convertibles montés en kit, qui viennent tous de la même boutique. Ces additions, ces multiplications. Comme si cette obsession de vouloir changer tout, trainait aujourd'hui un poids mort, la dépouille des grands fauves, ces doux parfums d'hier dont on ne peut plus se détacher, ce feu qui brûle sans nous dans les caves et dans les greniers.

On s'y laissera tenter. Peut être un jour, l'idée de jeter au loin ce vieux don de taxidermiste nous trouvera métamorphosés, mais ce serait une chose trop vaste, sûrement insupportable. Il faut bien constater que nous sommes devenus étriqués. Cette idée de tout dépasser pouvait déplacer les montagnes, nous en étions persuadés, on traversait la chaîne des évènements vécus ou crées sans apercevoir les obstacles. On décuplait les songes et tout devenait vrai. Une géante rouge tombait du ciel nous offrait les constellations qui amplifiaient nos chances : lueurs, parfums, messages... Nous ne pouvons pas admettre, que l'écho s'en retrouve aujourd'hui enfermé dans les cavités les plus sombres de notre mémoire telle une pâte refroidie, un trésor qu'on dilapidait sans savoir, à force de l'ignorer, qu'il faudrait finalement, un jour ou l'autre, se mettre au travail jusqu'à cotoyer l'idiotie qui gagne tout.

On repense à cela par hasard et la chose pèse plus ou moins lourd. On radoterait à la répandre. Toute cette nostalgie est déjà si prégnante qu'elle finira par nous faire honte. Il se peut qu'on en sorte de plus en plus bavards, ces milliers de conversations nous mettrons la tête dans le sable. Nous serons de plus en plus sourds. Desfois quand vous semblez navré de si mal nous comprendre, vous évoquez votre sentiment de solitudes, vous dites "mes solitudes", telles des propriétés, chacune a sa nuance que nous ne pourrions pas discerner... Et quand, enfin vous vous interessez à nous, c'est comme si vous lanciez des cailloux dans une mare, moi, j'aime bien "la mare à cailloux", dont parle souvent Marcelle Sand à moins que ce soit encore La Pinturault qui ait lu ça dans "Miroir du monde". Ca ricoche. Tout devient du pareil au même. Et puis il reste les questions que je vous pose, quand nous nous retrouvons tous les deux à faire comme si on était plus nombreux, jamais nous ne tombons d'accord pour savoir qui, de cette somme incalculable de personnes, est la plus réelle d'entre nous.  

 

 

Nota : Le titre de ce billet est inspiré par une phrase tirée du livre de John Cage "Silence" paru chez Denoël en 1970 puis 2004, dans la collection "Lettres nouvelles" (traduit par Monique Fong), un ouvrage vivement recommandé par la maison.

Photo : La marche des fourmis qui n'ont rien à faire, tag au pochoir saisi à l'arrache sur un mur la place Colbert, inspiré par Marcel Darwin et ses héritiers spirituels. Photographié à Lyon, au mois de December. © Frb 2010.

dimanche, 22 août 2010

Intermezzo

Subitement, un matin, j'en ai marre. Je me demande quoi, somme toute ? Un peu d'amitié ce n'est pas le diable ! je suis je crois impressionné par les déserts gris que nous traversons et par le mauvais temps qui arrive.

JEAN GIONO : "Les grands chemins"; Gallimard (1951)

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Je suis à la place du promeneur, presque gaie comme mille autres. A cet endroit du bon côté de la terre. D'ordinaire, je vis en ville sur des ponts, avec les patineurs. Peu à peu, j'ai appris à me fondre parmi les citadins. Le nombre m'indiffère. Quand je désire me fausser compagnie, je reviens au pays. La brume descend sur les demeures. Chaque jour qui décline perd des secondes de soleil. Bientôt viendront les heures d'hiver et les crépuscules orangés. Je reçois des cartes postales de dolmens, de menhirs, des Albères et du Vallespir. Des amis sont partis à pieds, chercher sur des vitraux l'empreinte de l'ancien paradis. Ils marcheront jusqu'à l'automne. J'ai reçu des nouvelles des vergers d'Amérique, du hongrois de Bretagne (?), de la fiknun' Golsone, de notre vieil Alphonse qui se morfond vers Saint Point, et de mon ami Paul, au cimetière marin. D'autres amis encore passeront par ici, à l'improviste, peut être, avant de rejoindre Paris. Pendant que les uns reviennent d'autres s'en vont. Quand les uns se retrouvent d'autres nous abandonnent. Par la maudite Golsone, ici on a trop de grenouilles, à part ça, les personnes, elles sont plutôt gentilles. C'est bête comme chou cette idée de gentilles personnes, quand on y pense. En ville, on y pense cinq minutes, on boit un verre, deux verres, etc..  Ca va, ça vient, on s'oublie, après tout. Contre la maudite Golsone, le gris berce nos routes, une table abondante, entourée de quelques uns, est bien plus chou que bête, on y revient encore. Ensuite il faut rentrer. Marcher longtemps tout seul. Diable ! on se dit "toute cette amitié manquera bien". Ici on s'empale sur le son des cloches. Dieu prend toute chose. Dieu régule les peines, Dieu est amour, Dieu est une autre haine. Le bulletin paroissial a publié trois pages sur le départ du père Panier, ils ont fait un pot au village, il y avait des grenouilles partout qui parlaient de l'humilité. Ce sont les mêmes qui chaque après midi, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, s'occupent à faire courir des bruits sur les uns et les autres. J'ai croisé Madame Jeanne Mouton revenant de sa prière. Si j'oublie de lui dire bonjour, je serai brûlée demain à l'aube. Je salue Madame Jeanne Mouton. - "Bonjour, Madame, vous allez bien ?" - "Très bien !, Et vous ?" - "Ca va ! au revoir Madame !"

Au bout de deux heures de marche, on oublie ces gens là, et on s'oublie soi même. On devient le coin de terre, la ronce à contourner. En oubliant, on se retrouve, au milieu des vaches sous des sons de cloches inoffensives qui descendent jusqu'aux hameaux où là bas des hommes passent leur journée à pêcher dans l'étang. On traverse une autre grande terre, je croise un paysan, juste un hochement de tête, suffira à  l'approbation du temps, du vent et des saisons. Je coupe à travers champs. La lumière me déplace déjà vers l'autre monde. J'arrive à ce point du pays où plus aucun obstacle ne complique l'esprit. La nuit tombe trop tôt, je n'ai pas vu l'heure. Nous changeons de pays. Le silence est de profundis. Nul ne règne en aucun pays, tout est las, mais ma joie demeure.

Photo : A travers champs, ciel et terre. Esquisse d'un crépuscule à Châtenay Sous Dun, deux heures après la pluie. Nabirosina. Août 2010.© Frb

vendredi, 23 octobre 2009

Le détraquage

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Quatre heures. Le voyage dura quatre heures. Pour un trajet de 90 km. Dans la chenille bleue amidonnée, un panneau devenu fou déroulait le projet d'un itinéraire à rebours. Nous étions censés venir d'Orléans, et à destination de Lyon. Je venais de quitter Lyon pour un train à destination d'Orléans. Le panneau m'assurait que non. Une certitude tournait en boucle. Et j'en doutais. Deux mois.

Cela faisait deux mois que j'attendais de partir. Deux mois que je voyais courir les arbres au dessus de l'enseigne "Le canut sans cervelle", et que je trébuchais sur la caillasse de ces rues en travaux, esquivant les nouveautés, les créateurs, ces vernissages... (non pas que je sois contre, loin s'en faut ! mais là, c'était trop). La rentrée dans tous ses états. Le pire étant encore dans nos villes ce qu'on appelle : "animations". Lasse des têtes et des rubans, épuisée par ces fugues molles toutes identiques, (la mienne aussi), j'attendais le moment où je pourrais durant des heures, parler avec mon âne en croisées de chemins. Combien ?

Il y avait un nombre incalculable de wagons dans cette chenille. Combien exactement ? Je ne saurais dire, de ma vie je n'ai vu un train aussi long. J'étais seule dans le wagon. Le contrôleur, je ne sais pourquoi, me dit qu'il y avait une autre fille à l'autre bout de la chenille. Je songeais que bientôt les forains replieraient la vieille vogue. Il m'a parlé juste pour me dire ça. Deux.

Nous étions deux dans ce grand train. Ca ressemblait à l'énoncé d'un cauchemar mathématique."Deux et deux seulement". C'était un TER avec des sièges comme au salon de coiffure, en velours imitation velours, (c'est très nouveau), et des tablettes couleur perce-neige, rabattues, (rebattues ?) sur le dos du fauteuil d'en face, un long couloir gris, et plus haut des diodes électroluminescentes oranges déroulaient le nom de toutes les gares qui marqueraient l'arrêt entre Orléans et Lyon. Sur le côté, des bribes de civilisation, ponts de ferraille, tags incompréhensibles, établissements portant à bout de charpente, la "domotique", les bureaux de marketing, puis un retour brusque aux néons augurait entre des grillages, la rébellion des végétaux qui claquaient sur la vitre maculée de caques d'oiseaux. On entrait victorieux en gare de Lozanne, (20km au nord ouest de Lyon du nom de "Hosanna" jour de correspondances et de Rameaux). Un quart d'heure environ.

Le train roula presque normalement pendant un quart d'heure environ. Le moteur vibrait fort, ce barouf de graves nous prenait dans l'étau. J'avais ouvert un livre de Benjamin FONDANE, qui parlait de Baudelaire, d'une préface signée par Théophile Gautier. Un livre écrit tout en hongrois. Tandis que la loco attaquait les oreilles, le cerveau puis les yeux, et que les diodes oranges superposaient aux caractères des éditions Paris-Méditerranée, des figures cosmiques, univers fractals et les liasses de billets d'un Voltaire psychédélique virevoltaient simultanément sur mon crépusculaire reflet. Nul ne peut ignorer que FONDANE n'est pas un poète hongrois mais roumain, la traductrice s'était trompée ? J'eus un instant besoin de maudire Odile Serre, que j'aimais bien pourtant grâce à la poésie moldave. La mécanique flambait, acheminant la vie du rail qui bringueballait de gauche à droite son acousmatique laminée. Tout cela allait crescendo mais le train avançait. On avait ajouté à cette symphonie (non pas pour un homme seul, mais pour deux femmes dans un train), l'éclatante ligne de rouages percussifs, une diffusion en continu, un métronome broyé qui battait sous la peau mais le train avançait encore. Et je me réjouissais du temps qu'il me restait pour lire. Trois.

Tandis que je contestais violemment Odile Serre pour cette traduction hongroise inacceptable de FUNDOIANU (FONDANE), une confusion qui représentait à mon sens, une faute professionnelle très grave, doublée d'un irrespect envers les lecteurs et lectrices ; le train arriva à Lamure sur Azergues au bout d'une demi-heure comme prévu. Lamure sur Azergues, (anciennement, "La mure". Héraldique : "gueules au mur ruiné (la mure) d'argent, maçonné de sable, soutenu d'or et ouvert du champ, au chef aussi d'or chargé d'un lion issant aussi de sable, armé et lampassé aussi de gueules, surchargé d'un lambel de cinq pendants du même"). Lamure sur Azergues, deux minutes d'arrêt. La ville (petite) ouvrit ses quais à la chenille. Impromptu mécanique métamorphosé qui sait ? en papillon de nuit conçu par Vaucanson un soir d'ivresse. La bête s'émancipait. Nous nous désincarnions. Personne ne descendit, ni ne monta. Le contrôleur vint me le redire. D'un air tout à fait désolé. Il répéta trois fois "Vous êtes deux dans ce train" : Cette fille qui ne me voyait pas et moi qui n'avais pas la preuve de l'existence de cette fille, à peine de la mienne sinon dans le regard du contrôleur, lui même, intermittent, "effacé", comme on dit souvent. Nous étions trois, à peine. Dans un monde où tout compte à partir de mille. Une heure.

Nous passâmes du chant Russolien au silence de la montagne. Un râle spasmodique, juste. Et plus rien. Grâce à l'arrêt de ces moteurs, je parvins enfin à relire la préface de Monique Jutrin. "poétique du gouffre". Une mémoire pour Benjamin FONDANE, mes initiales inversées, je loue ce précurseur et poète au destin tragique qu'on ne m'apprit jamais à l'école, hélas ! nous y reviendrons, hors détraquage... "enadnof srev Unaiodnuf eD". Le hongrois d'Odile Serre prenait un élan charmillon. Le rétablissement d'un espace sonore plus adéquat à mon audiophilie maniaque, me rendait les points de concentration, de probité, nécessaires à la compréhension d'un livre en promenade, ce projet de nouveau possible, je reconstituai méthodiquement le bon sens du rectangle qui glissait sous mes doigts. Je me mis à aimer follement Odile Serre, pour sa traduction admirable du roumain au français de l'oeuvre de Benjamin FONDANE ("Images et livres de France") quand je m'aperçus que depuis une heure, raptée mentalement par le jeu arythmique du train, j'avais lu le livre à l'envers. Deux minutes.

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J'avais donc repris le beau livre, rephasé à l'endroit son deuxième chapitre. J'attaquais doucement quelques notes d'introduction sur HUYSMANS, le catholique, où FONDANE évoquait le Christ peint par Matthias GRÜNEWALD du petit musée de Cassel. Au prélude de "Là bas", les diodes implacables lancinaient le désert, annonçaient implacables aussi, l'arrivée imminente au terminus de Lyon Perrache. Nous étions arrêtés en sens contraire à la campagne. Ma montre retardait de trois jours. Vingt minutes.

Le contrôleur signala que la machine était en panne, un des moteurs avait lâché. La nuit tombait sur la montagne. Il venait un courant glacé. On avait appelé d'urgence un technicien qui arriverait dans vingt minutes pour essayer de faire redémarrer ce train. Pour l'instant on préférait évaluer le temps en valeur indéterminée. Nulle part.

Nous étions au milieu de nulle part. Là bas entre les rails, un petit bonhomme courait. Le chef de gare, le contrôleur, deux voyageuses.  Bientôt nous serions cinq. Nous grandirions. Le contrôleur allait venait. Son talkie walkie émettait un consolant grésil. Le contrôleur parlait en hurlant, à chaque fois le grésil répondait : "Ok d'accord ! d'accord ok !". Je m'entendis bêtement demander au controleur :"Pardon, m'sieur, mais qu'est ce qui se passe ? Où va-t-on maintenant ?". Il énonça clairement les faits. L'homme était très aimable, les choses bien expliquées. Mais elles semblaient se balancer comme la feuille de TINGUELY au bout d'un porte-clefs à quelques mètre de là, pendues à la ceinture du chef de gare... J'écoutais la réponse. Toute l'attention qu'on me portait, le contrôleur faisait tout ce qui était en son pouvoir. J'en fus émue aux larmes :

"On est en panne, on ne peut pas réparer, soit on essaye de repartir avec un moteur détraqué au risque de se retrouver coincé dans un tunnel, soit on reste là, et on attend. Qu'est ce que vous préférez ?"

Nota : Prochainement, un certain jour (?) ou jamais (?) la suite du voyage et puis un autre jour encore (?) plus certain (?) je reparlerai du poète, Benjamin FONDANE (traduit admirablement du roumain par Odile Serre et vivement conseillé par la maison)

Photo 1 :  La nuit, ou presque. Quelques brésars d'automne qui bordent la vallée d'Azergues.

Photo 2 : Un extrait de forêt de pins dans la montagne, vus quelquepart entre le Bois d'Oingt et Poule les Echarmeaux. Je ne sais pas où exactement. Octobre 2009. © Frb.

lundi, 24 août 2009

Comme un lundi

Vingt secondes et puis rien .