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samedi, 01 novembre 2014

La mémoire hors des équilibres

But if you could just see the beauty,
These things I could never describe,
This is my one consolation,
This is my one true prize.

JOY DIVISION : "Isolation" extr. du second et dernier album "Closer". (Factory Records, 1980).

Si vous ne comprenez rien à cette histoire vous pouvez toujours cliquer sur l'imagesol cendre.JPG

Ici, on achève patiemment la mémoire du dernier soldat vivant oublié sur la dune, parlant seul aux étoiles, cherchant Orion et la grandeur de l'ourse quand tout finit à l'horizon et qu'il n'a plus assez de munitions pour s'en griller une en silence. On lui envoie bien le poison par signaux de fumée qui montent du fond de la vallée, et le cristal de soufre réanime son berceau. Peut-être est-ce une intention religieuse ? Ou la frénésie collective qu'il attrape de son regard mort aux choses qui persistent dans la gaieté et l'insistant désir de communication. La foule a brûlé son cerveau. Il en a vu tant et tant eu dans la ligne de mire que l'écran diffusant soit disant son histoire sous les grands chapiteaux soit disant financés par des constructeurs d'Algéco, ne lui parait au fond que de facétieuses entourloupes nées des chiffres ignorant la marge de manoeuvre des derniers primitifs, ceux là aux visages oubliés en ont tant vu aussi, que leurs yeux noirs troués de suie, ne peuvent plus supporter l'idée même de la lumière. Cheminant désormais dans la fine poussière des talus, ils biberonnent à tâtons, les veines aux poignets des jeunes filles, baroudent l'âme de ces créatures qui livrent leurs corps de débutantes à ces pourvoyeurs d'anciens mondes. Sur ce gibier doux à mourir, ils folâtrent, accueillent le mouvement de ces vallées à reconstruire où désormais ils ne pourront plus rejoindre leurs épouses sans un regret, ça ressemble au dégoût. C'est rester là, intacts, renoncer à la renommée, ou se trahir et devenir héros, condamnés à transcrire le vieux crime en livres d'images préfacés par des vedettes de la télévision, ou des poètes qui se donnent en spectacle, ils assureront désormais notre avenir. Le pays natal rétrécit. Les enfants collectionnent les livres de dinosaures, des photos de martiens, des panoplies de prédateurs sous forme de combinaisons étanches fabriquées en Chine, imitant l'acier brossé, emballées dans les sarcophages. Les femmes, elles ont le souvenir de ces très jeunes garçons, soldats tristes et vaillants dans leurs costumes de guerre, tandis que meurent près des talus d'augustes vieillards à cheveux gris virant au bleu comme les brumes du couchant. Ce sont les mêmes qui jadis emmenaient tout le monde au manège, ou au cirque, et le dimanche parfois, vêtus de bleu sombre et de blanc, ils allaient à la messe. Ce sont les mêmes qui renversaient les imprudentes et les visaient nues dans les champs, ou leur faisaient la conversation gentiment, en effeuillant la marguerite, premiers pas de la ritournelle... Aux talus vert-de-gris atomisés, tout cela nous revient et se met à tourner en rond. La terre grouille et se fend. Le vent retourne la vallée où se lisent les chiffres alignés des nouvelles numérotations. Dehors sur les bancs des marchés, dehors c'était notre vallée où des constructeurs d'Algéco déroulent avec un gant discret le plan d'un énorme projet qui détruira le Nombre d'Or.

   

Photo :  Un fantôme sur un lac cendré. Tracé quelque part près de la Tour Oxygène, un jour de pluie, dans le quartier de la Part-Dieu à Lyon. Nov 2009.

Retouche : quelques années plus tard, texte revu et corrigé, un jour de pluie, pas loin de la tour Incity près du quartier de la Part-Dieu à Lyon. 

Un ban pour les rivages, et pour tous les voyages lointains ou proches, dédicace en passant aux étranges rêves de Marc**, merci à lui, (Wait and see, amigo...)

Quelque réflection de ma rue s'échappe jusqu'aux attractions nécessaires de Mister Ernesto Timor**. scuzi (l'impardonnable et des crucifixions... ;-), l'ordi demeure en-rade, la crémière unplugged, des champs mu(ai)ent dans les gares, mes champs perdus fumant du caquet des mégères, je n'ai pas re-branché, je remets l'échappée à plus tard, voir très tard, mais pas trop; (I hope so) no soucis (eau de là) peut-être, à Benito ou à Lyno ? Aux forêts de la Céruse ? ... voir le livre ! (sans mourir).

 

Lyon © Frb. Novembre 2014.

dimanche, 17 juillet 2011

La plage

Nous nous hâtons, pour survivre, de confondre l'univers avec le tissu d'amitié dont nous sommes entourés, tant il est vrai que le plus difficile dans l'existence c'est de ne pas se laisser décourager par la solitude.

VLADIMIR JANKELEVITCH


pluie_0011_2.JPGJ'attendais sur la plage, le vent brouillait les personnages tout ce que nous avons cru voir ne pourrait exister ici. A nouveau, tu voyais la pluie inonder ton pays. La rue prit une couleur de cendres. Rien ne saurait prouver que c'était réellement la pluie de ton pays qui venait dans ma rue. La pluie retombait dans la pluie et la pluie balayait la pluie. Un fil enroulait le pays, la tristesse de Novembre se moquait de la plage, et nos joies ruisselantes furent lasses de se baigner dans l'eau de ces fontaines aux abords vert de gris.plieG_0014_2.JPG

Nous ne pouvions nous retenir de courir sous la pluie. Le chaud et le froid soufflaient l'ombre au milieu des reflets, je fondais pour eux mais je sens l'idiotie nous surprendre quand tu ouvres ton parapluie qu'il se tourne à l'envers sous le vent, tu le jettes à la rue, le reprends, puis pareil, tu fais tout pareil à nos vies. C'est l'idiot qui perd sa baleine paré d'un caban vert de gris c'est toute la nudité du ciel et c'est encore la pluie qui traîne, longtemps après la pluie, la longue pluie de Verhaeren, comme des fils sans fin  [...]


La pluie et ses fils identiques
Et ses ongles systématiques
...

Photo : Reflets sur le bitume du cours Vitton, à Lyon, réflection et fragments d'une plage où les reflets inversent le pays, photographiés un jour de pluie en ce mois de Juillet deuxmille etc...

© Frb 2011.

lundi, 01 mars 2010

Quelques heures avant la nuit (part III)

Et moi aussi de près je suis sombre et terne
Une brume qui vient d’obscurcir les lanternes
Une main qui tout à coup se pose devant les yeux
Une voûte entre vous et toutes les lumières
Et je m’éloignerai m’illuminant au milieu d’ombres.

GUILLAUME APOLLINAIRE extr : "Cortèges", in " Alcools" 1913. Editions Poésie Gallimard 1971.

Si vous avez loupé le début cliquez gentiment sur l'image.

Zones.JPG

J'ai sur le bout de la langue, une litanie de vieux noms d'une époque à reléguer aux croix humbles, monticule terreux d'un cimetière glorifiant le vaillant artisan et le prolétaire. Femmes ou mères courageuses, époux morts à la guerre, artisans italiens, maçons venus de Chantérac, de Gartempe ou de St Maurice la Souterraine. De ceux qui dans la vie ne purent jamais s'éléver ou bien juste un petit peu avec cet unique rêve qui n'était pas celui des parvenus, mais celui des hommes libres, enfin le croyaient ils... Devenir un jour propriétaire. Monsieur Felix Chauferin, Paulo Rossia, Melle Jeanne Manchon, Roger Bagnol, Jean Fourneau, Francine Barbonnier etc... Ceux des anciennes maisons d'un quartier construit de leurs mains. Par presque chance, ils n'auront pas connu cela. Ce qu'on nomme la déliquescence.
Sauf melle Francine Barbonnier, unique rescapée de cette triste banlieue où l'horizon autrefois, dit-on menait jusqu'au seuil de Tête d'Or, les trottoires collent devenus savonneux plus pentus que les pentes. Faux semblants en terre de naufrage. Maintenant que tout se cloaque, avec les meilleures intentions du monde, les anciens bâtiments et bâtisseurs inclus frappés de servitude, voici venir les nouvelles habitations.

"Ce jardin appartint jadis à monsieur Fourneau, homme courageux, honnête, ici, la maison du maçon Chauferin, mort d'une faiblesse pulmonaire dûe aux suites de la deuxième guerre, là, le garage de Paulo Crossia, né en Toscane, qu'on retrouva pendu au fond de son garage, après des années d'égarement, à vider méthodiquement chaque jour son cendrier dans la boîte aux lettres des voisins, pour "se venger" prétendait il, des allemands et des miliciens. Et Marie-Yvonne, à moitié folle, partant au marché à trois heures du matin dans sa robe de chambre de princesse. Et cherchant rue Melzet, la villa de son chéri Armand, projectionniste au Fantasio, mort depuis vingt cinq ans. De Profondis. Ici c'est la mauvaise époque. Qui ne ressemble pas à la légende. Bar des copains chez Jules, cinéma permanent Fantasio; où les plus aguerris , fiers à bras, chefs de bande, pleuraient à chaudes larmes sur "Tant qu'il y aura des hommes"... Cinéma Fantasio, remplacé par cette tour hideuse à peu près aussi vaine que le clip, qui insulte encore Guillotière avec sa face de vacherin gris.

Ici, perpendiculaire à la rue Descartes, tout le long de la piste cyclable, des volets de bois bringueballent, sur le bord des fenêtres quelques géraniums séchés. Cordes à linges et panosses dégoulineuses, porte d'entrée hurlant sur ses gonds désossés. Ici toutes les fleurs crèvent. Pour pouvoir, résister il faut pas mal de clops. Le bureau de tabac, café presse de la grande rue abat à tour de bras la clientèle, millionnaire, morpion, pastis,et des tonnes de tabac. Tandis que la nuit vient, une longue nuit de fête, quelques âmes se promènent, avec des sacs plein à craquer de bouteilles de vodka discount. Toute la nuit, la fête, ils appellent ça comme ça. "Se déchirer la tête", qu'il disent. Ils se la fracassent à vrai dire sur les dalles neuves, imperceptibles, qui délimitent Wilson Parking de ses massifs horticultés, rien à voir avec les charmants jardins de presbytère, de Jacquard, la belle. Du terreau brun qui fait office de cendrier, de chiottes pour chiens et plus souvent  c'est là dedans que l'être humain dégueule, jusqu'à cette église au carré, et fraîchement rénovée. "La Madeleine", qui continue, imperturbable à marier et à enterrer.

A l'enterrement de Jean Fourneau on les vit encercler le cortège, ces matinaux de la piquette, des braves gars à l'oeil torve, au regard de côté comme celui des grives litornes, posés sur le nombril de la Madeleine, partageant encore leur hilarité, devant la fourgonnette, et saluant nos têtes d'enterrements médusées, machos déboulonnés, col large à chemise ouverte, un médaillon qui se respecte avec le prénom, signe du zodiaque au revers. Une bande de vieux coucous en liesse, revenue du zinc pour renifler la sainteté d'une nouvelle charogne, et les voici, matant les jambes de la veuve et les miches d'une jeune fille endeuillée, sur leurs ventres plus ronds, obsédés de queues de pelle, tous coiffés d'une casquette à carreaux posée de travers comme un béret, ils sont là, ils ricanent. Cela était encore une fête bien acceptable, des bitures de poilades quand le saphir du Radiola faisait le manche sur la couronne mortuaire des défunts, réinventant l'Adieu d'Emile d'un Brel, ou "les funérailles d'antan" du père Georges, ils arrosaient le tout avec de la brioche et du Clapion nouveau entassées dans l'arrière boutique de l'épicerie du "Jo Michon"...  Ensuite, la page serait tournée avec les frites vite fait, bien pâles et les packs de steaks hâchés "ouverture facile", de la cafétéria de l'Hyper-Rion de Cusset.

Zones07.JPG

Tout autour de ces fleurs urbaines, on voit ces vieilles carnes revenues de la pharmacie Brihac, qui marmonnent et glaviottent à propos des problèmes notamment de la maladie, leurs maladies exactement ou celles des autres. La main sur l'abdomen, palpant ce corps, plâtré par une vie de Smecta (qui n'est pas poète grec), ne jurant ça et là que par le générique de l'imodium, le spasfon Lyoc, et le pili-pili de quinoa, flux de mots rabâchant un Vidal allégé, conversations autour des fréquents voyages à la selle et vantant les mérites des fruits et légumes de saison. Une vie entière faite d'abstinences. "Mais, madame ! le docteur a dit c'est pas une maladie, c'est un syndrome"... "Ah ben si le docteur a dit! alors c'est pas pareil !". Et puis, ça cause pendant des heures avec sur le dos un foulard où se multiplent des pommes, des poires et des espèces de scoubidous et puis écrasant chaque oreille elles ont vissé des coeurs énormes pour cacher l'apparence austère d'un sonotone qui siffle parfois l'air d'une vieille cocotte à vapeur. Enfin on voit ça assis d'une poubelle toujours très architecturale constamment connectée aux ballonnements intestinaux de ces créatures blettes, tenant ici, chaque jour de marché, leur permanence d'hypocondrie, dans le fracassage d'engins modernes, style pelleteuses mécaniques...

Je n'ai heureusement aucune compétence pour fourbir les correspondances, ce n'est pas moi qui tire les ficelles, et même en métaphores filées de ces pétarades jouvences nées après la biture de kro; de ces pavillons d'ouvriers, à ce rut de barres fonctionnelles, soudain, la claustrophie vient. Je cherche l'air, Il y a comme une saleté dans l'atmosphère. Hier, encore, au même instant, une disparition, un monde qui faisait pousser au ciel, le corail. L'oeil malin croquant  les jambes d'un Dieu que le temps fît cul de jatte, et lui faisant crier "j'ai mal" aux croisements d'étranges calvaires villageois médiévaux à fortes consonnances celtes. Oui, je cherche désespérement. Le refuge de rieuses mouettes. La roche tendre, léchée par les flots d'une planète nimbée de styx, de cailloux blancs. Un monde qui attrapait les effraies à l'aurore, et croquait les nuances gris vert de la pleine mer avec aisance ou plus simplement une étoile dans la nuit d'hiver. Où êtes vous "Nuage" ? Nuage c'était, il faut le dire, mon goûter quotidien transformé soudainement en fameuse erreur 404. Inévitablement, je pense à cet autre goûter, du côté de Combray :

"Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel."

Une bouteille d'encre se répand, sur un verbe paralysé. Du tangage des festivités jusqu'à l'implosion des buvettes.

Voilà que tangue par dessus les graviers le corps brisé d'un couple exsangue et passablement ivre tandis que la bière même pas Gueuse, ni Blanche de Bruges, jusqu'à l'atroce débouchonnée de la vodka Franprix (qui ne connaît rien de la Zubrowska, cette poètesse russe) pousse aux suicides lents. Un hurlement sort encore de ces corps trop bruyants, masculins, féminins, agitant devant les fenêtres, bites et popotins dans des survêtement à poils longs, humains au soir pesant lourds de fornications qui n'arracheront ni cri ni joie, pas même un petit brame de bonne satisfaction. Tandis que le mari, glisse encore cette pogne, dans quelque couinement femelle, et que je passe là, parce qu'il me faut rentrer chez moi (ou ce qu'il en reste) arriver à passer, comme si je n’étais rien, comme ça, sans y penser entre les corps et les canettes.
Le gars crache sur mon petit manteau, puis il me crie "salope !" comme ça, pour rien.

Photos :  Emile Zola, le cours. A l'endroit à l'envers, en été en hiver, on y trouve bien toujours une flaque pour se refaire une beauté (urbaine, bien sûr !). Photographié à Villeurbanne côté Charpennes en Février 2010. © Frb

mercredi, 09 décembre 2009

Des fondus enchaînés

Non, non ! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison. Oh déchirements ! c'est la saison !

JULES LAFORGUE (1860-1887). Extr. "L'hiver qui vient" in "Derniers vers" (1886).

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Quittant un homme qui marchait seul au milieu de son travail, j'allais au jardin du musée. Sous "l'Adam" de Rodin, une femme nourrissait une marmaille d'oiseaux antipathiques. Des touristes guettant l'heure du spectacle entraient par le grand escalier visiter les motifs discrètement géométrisés, sous des arcades. Dans ma poche la menace d'un impayé s'échappait par l'ouverture d'une doublure en train de se découdre. Sur ma peau j'avais déposé un gros pull imbibé des senteurs d'antimite au bois de cèdre, par dessus mon gros pull, une peau de daim qu'on aurait dit comme empaillée. Toute la ville malgré la douceur de ses 12 ° à peine, sentait l'hiver à en pleurer. Nul ne manquait d'allure.

La somme dûe était illisible, quelques gouttes de pluie sur un mauvais papier sirotaient tendrement ma dette, il n'en restait presque plus rien. Cet homme à qui je devais tant, (juste un petit peu d 'argent en fait, 42,37 euros), à présent me suivait chaque jour. Ou plutôt j'avais la certitude de le croiser partout. Une sourde impression, comme l'hiver suit l'automne pour le dépouiller lentement. Arracher les feuilles une à une jusqu'à des mondes parfaitement glabres. Ce n'était pas tant la somme dûe qui me plumait insidieusement mais l'effort acharné que mettrait cet individu pour la récupérer. Sa secrétaire avait bien souligné en rouge sous mon nom, tapé en gros caractère cet autre mot en majuscule  "RAPPEL". Ca commençait ainsi : "Chère Madame ; Nous vous rappelons que vous n'avez pas réglé le montant de nos honoraires, s'élévant à 42,37 euros, il s'agit sans doute d'un oubli... Dans ce cas veuillez patati patata". Veuillez, madame, l'extrême onction. Ou moins tragiquement, une injure. Ces gros et vilains caractères suivis d'aimables salutations vulgairement distinguées.

Dehors les premiers visiteurs de la fête (des lumières), ébauchaient des projets de cuite qui durerait au moins trois jours, la Valstar, (bière des stars), se boirait au goulot ensuite il y aurait de la joie à genoux dans des traboules. Les écrans géants feraient diversion, une charade qui s'éloignait un peu plus chaque année, pour devenir une opération. Proche de l'effondrement, visiblement désaccordée, je jetais des cailloux dans un ciel versé sur une flaque. Je visais au jardin, l'or des feuilles qui semblaient vivre enfin et nager dans les fonds, deux centimètres au moins où j'imaginais le flottement, l'embrassage des coraux mous qu'on appelle les sarcophytons dans le jargon des récifalistes. Cet univers en perpétuelle mutation forçait l'art de la fugue. J'ébauchais une idée, qu'on m'oublie, voilà tout. Lassée des vies de patachon, je livrais mon salut au royaume du sarcophyton.

"La star des coraux mous, le sarcophyton dit "sarco"fait partie de la grande famille des coraux cuirs [...] ce sont des coraux à croissance rapide, les "sarco" muent régulièrement et leur croissance en aquarium peut devenir spectaculaire si les conditions de maintenance sont optimums [ ...] Ce corail nécessite un éclairage relativement puissant pour bien croître [...] Ce corail peut être parfois utilisé en remplacement d'une anémone pour un couple de clown dans un bac communautaire [...]"

Tout devenait limpide. Par la grâce du sarcophyton, j'eus l'impression de comprendre exactement ce que le monde attendait de moi.

Des oiseaux aquatiques glissaient sur le vieux bâtiment. Ils recouvraient à présent mon reflet qui déclinait ses formes à l'oblongue dans une frise s'achevant en queue de poisson qui mangeait les graviers sous la rouille des bordures en arceaux, délimitant l'espace entre les gens et la pelouse avec une autorité délirante. L'océan m'éprouvait, gagnait en certitude, attiré par le socle de la statue, on distinguait lacérés à la pointe d'un couteau, deux coeurs trop larges mal ajustés, plus deux prénoms tellement crayonnés, qu'aucun des deux ne demeurait lisible. La poésie commençait là, sur ces biffures exquises, un trait pour l'immortalité, l'amour fou accroché au socle d'une statue évoquant mille sentiments enroulés sur eux même en minuscules lambeaux. Des milliards de lambeaux de secondes chagrinées, apprêtant patiemment tout l'orgueil pour la suite. Une pavane en dénégation, mimerait encore l'offrande qui s'exposerait libérée de la morale, et des institutions, par la grâce de communicants absolument conquis par cette idée : la recherche de l'âme soeur, l'alter ego. Le retour du sentiment vrai, de l'authenticité. Oui, l'amour véritable. Là, sous ton nez, mon beau, "Couilles en or jamais ne songent à la destruction de nos âmes". Un poète riant dans la brume, assis sur son tas de rebellion  se moucherait dans mon petit papier façon cocotte, ou le poserait, là, juste sur les flots, un bras d'honneur à Harpagon. D'autres plus conquérants n'espèreraient qu'une catastrophe, un bout de fumier pour renaître. La révolte, devenue impuissante, toujours sous les lampions, s'acheverait par l'invention de la Vénus de Milo version indienne, avec six bras, des lingeries à motif Snoopy des pantoufles à tête d'animaux, c'est à peu près tout ce qui resterait de notre génération.

Je songeais au "proverbe futur" ouvrant "le socle de la statue" d'Auguste VILLIERS DE L'ISLE ADAM, (publié en 1882 sous le titre "La maison Gambade père et fils") :

"A quoi bon la hache ? Ne t'arme que
d'épingles, si tu n'as pour objectif qu'un ballon."

Je songeais à ce brouhaha que faisait l'amour fou au départ d'un train à très grande vitesse, à Paris gare de Lyon, un mouchoir maculé de larmes oublié sur la chaise de l'illustre brasserie du train bleu. Y aurait il aujourd'hui plus petit qu'une épingle, pour crever définitivement un ballon que l'esprit ne supporte pas de voir se dégonfler davantage ?

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Je songeais à toutes ces ingénuités, aux bureaux de tabac, aux bancs publics, à tous ces doigts coupés par des machines de menuisier, jusqu'à ces visages d'apôtres martellés aux tympans des églises romanes. Tout ça  pour arriver à "ça" : croiser à chaque pas la trahison, la belle engeance qui au fil du temps se délave, le spectre indiscret des créances et toute une politique de civilisation, marquant insidieusement nos corps sans même le respect minimum. "Le nouveau commencement de rien", lu par des turbo-bécassines militant pour le thème astral et des cyber gédéons bio (mais qui fument quand même des pétards), boursouflés de musique concrète, d'art abstrait, de cinéma d'avant garde, aimant SARTRE, le poulet basquaise, l'ésotérisme et les choses simples par exemple se faire une petite raclette entre collègues en fin de semaine, vautrés sur des convertibles norvégiens. Ces beaux "épanouis" prêts à pourrir dans les bras de leurs prochains, déroulant une vie à tartiner des miettes, encartés et voraces, comme ces oiseaux hideux. Marchant à reculons à la recherche des pires audaces de leur jeunesse... "les arbres en fleur en plein hiver", (mais si ! vous savez bien !), et pour projet un programme poétique, surtout ludique du même tonneau. Sous la foi généreuse entre tous, il se trouve toujours un radin bardé de titres et d'honoraires, pris par l'angoisse, qu'on ne lui règle pas 42,37 euros dans les meilleurs délais. Un de celui qui à table après avoir bien bu et bien mangé, ose vous dire d'un air sympa: "Avec 1000 euros aujourd'hui t'as rien ".

Au milieu du jardin, cet homme épouvantable, accompagné d'une auxiliaire pourvue des papiers nécessaires, était assis, il m'attendait, au tournant comme on dit. Je me laissais glisser lentement, buvant la tasse dans cette flaque, je m'y noyais avec l'espoir de terrasser mon dû, puis pour bien achever l'histoire, me livrer aux coraux nés de mon imagination malade. Entre cette eau usée et mon petit personnage, le sarcophyton avançait. D'autres petits sarcophytons viendraient pour sauver l'équipage. C'était, (je pensais), le sacrifice qui donnerait beaucoup d'espoir à ceux qui survivraient. Peut être un jour sur un tee-shirt, un poster, ou un sac, peut être on me sarcophytonnerait. Cette idée là, valait la peine. Laisser en ce monde une trace... J'avais à présent immergé mon corps entier dans cette flaque, il n'y avait plus ni jardin, ni palais. Je m'en allais. En route pour une nouvelle vie.

Au loin, un vieux son dégueulasse, vociférait :"Vous me devez !". Ca sonnait comme une pointe de compas crissant sur un tableau d'ardoise. Le sarcophyton souriait. "Avais je vraiment idée de l'importance de cette flaque ?" Quand le sol me recouvrit, je me retrouvais dans un aquarium. Quelqu'un recousait ma doublure, un ouvrier cirait le bout de mes savates. Le sarcophyton caressait paternellement mes cheveux. "Vous avez fait le bon choix", il me disait. On me fît remarquer que ma peau de daim n'était pas tout à fait présentable. Dans les bas fonds un labyrinthe. Sous la pelure d'oignon, une autre pelure d'oignon. Je flottais gentiment sans plus penser à rien, tout ce confort bientôt serait mon necessaire, "j'y prendrais goût". On me présenta un comptable : "Ne vous inquiétez pas, les 42,37 euros, seront réglés aujourd'hui même". Bien monsieur, bien madame. J'étais sauvée. On m'apporta dans une vaisselle (en cristal de bohème) : Du caviar, du foie d'ortolan, puis un gigot de paon pistache sur son coulis moléculaire. Suivis d'un dessert somptueux. Un mystère fait maison...

Ce n'est que le soir en me couchant, que je sentis quelque chose peser. Plus affligeant encore que la crainte d'une dette. Ma vieille vie courait derrière, et m'observait en ricanant. Mon visage semblait fondre, comme s'il n'était plus, ou de loin, une tête trop grosse qui se vidait tout bas. Même ma voix m'angoissa, il en sortait des sons atones mais les mots ne se formaient pas. Je ne trouvais plus un mot, pas le moindre petit mot  pour dire quoi que ce soit. Je tentais une phrase  j'eus honte. J'agitais une clochette pour exiger du personnel qu'on m'apporte un miroir de suite. Apparence, ma belle apparence ! sur mes mains poussaient des poils blonds. Mais comment exprimer le désir de remonter à la surface, s'il n'y a plus de mots ? Et puis bon, après tout ! j'avais choisi. C'était comme ça.

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Sur ma table de chevet; on a mis les carnets de Pierre-Jean Franfari, les fameux trialogues (des entrepreneurs, des politiques, des financiers, en voyage au futuroscope) c'est très interessant. Je m'habitue à cette vie. je sais que les choses vont dans le bon sens. Hier je suis allée à la bijouterie, m'acheter des boucles d'oreilles et une broche représentant une tête de rat avec des cornes. Orselyne, une collègue de travail m'a prêté son tailleur fuschia, il est un peu trop grand pour moi, mais en reprenant la taille, avec des fronces, des épaulettes, j'arrêterai de ressembler à rien. On m'apprend aussi à marcher avec des livres sur la tête. Les essais de MONTAIGNE + les oeuvres complètes de DOSTOIEVSKI . Tout va bien, j'apprends vite et je m'en félicite. Je regrette qu'ici, il n'y ait pas de fenêtres. Ca manque un peu. La nuit surtout, j'aimais beaucoup, dans ma jeunesse, rester des heures à la fenêtre pour regarder la lune. Mais il faut savoir ce qu'on veut dans la vie. Je ne regrette rien. Hier j'ai lu 450 pages des carnets de Pierre-Jean Franfari, je les ai lus d'une traite, jusqu'au matin, dans mes draps bleus, avec mon groin.

Photo : Variations pour une flaque et des reflets. Photographiés au jardin du Musée des Beaux Arts, à Lyon autour du 08 Décembre 2009.© Frb.