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vendredi, 22 mai 2015

Vernissage au manoir

Renversé, lézardé, morcelé, toute appartenance humaine oubliée, c’est seulement comme un sol que celui-ci maintenant se perçoit, sol indéfiniment déchiqueté, aux croulantes mottes anonymes, dressées-déjetées, qui n’est même plus un terrain, mais les vagues d’une mer démontée, d’une mer de terre en désordre, qui jamais plus ne se reposera ...
 
HENRI MICHAUX, extr. "Les Ravagés", Fata Morgana, 1976, (p. 13). 

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Le carré de peinture commence à se craqueler. Quelques hommes et des femmes vont défiler ici. C'est une heure où l'on trie. Il faut briquer les pièces, convoquer l'escalier qui descend vers cette chambre où il n'y a qu'un lit placé juste au milieu, hanté d'une atmosphère d'entassement d'objets. 

Des outils démodés traînent à travers l'alcôve. La vieille bonne est partie, on raconte qu'elle était sale et simple d'esprit. La poussière s'est glissée comme un corps infiltrant légèrement nos habits. Dehors le soleil règne, ici c'est une caverne.

Eux, on ne les connaît pas. Sans doute, ils organisent, ils s'inquiètent ou ils causent de ces drôles de craquelures, l'obsession qui se penche sur un trait de peinture et semble s'allonger entre un nombre insensé d'outils tachés de sang, ça gêne ce sang qui traîne, et puis les cercles gris, des auréoles humides - exposer dans les ruines - "est-ce que les visiteurs sauront saisir le sens ?".

Ils se disent que plus tard on gardera l'image, elle fera son chemin parmi une quantité d'images déjà rangées, présentant un amas de reproductions portatives déclinées en mémoire qui formaient sous des calques les saisies éphémères de refuges incomplets. Ca racontera une vie entre toutes - "mais laquelle ? Exposée, dans quel but ?".

La vie comme oeuvre d'art, une abstraction de drames, l'atelier comme dépit et la chambre comme conquête, à défaut de pouvoir recoller ces fragments, les tableaux coutent leur prix, c'est presque un prix d'ami, pragmatique au partage, chacun serait tenté d'en préserver les traces et puis de les traiter autrement qu'en déchets, ou bien de les gommer. Il y a des trous partout sur le sol, ronds comme des cigarettes, nous marchons sur la cendre, il faudrait avancer, nous filons à rebours. Une dame a ramassé un marteau qui traînait, du sang sur les outils. - "Mais on se fout de qui ? !"

Plus loin dans cette pièce de type "demeure bourgeoise", toute en pierres et en poutres, une dame en robe trapèze ouvre un air de mystère dans une bibliothèque. On y trouve des indices qui prouveront que l'artiste aimait l'histoire de France, les atlas, les "fourchettes" et la leçon de choses, les planches anatomiques, les microbes, les squelettes. On effeuille des traités du siècle de Lavoisier sur les transmutations biologiques, ce sont des drôles d'histoires de levures, et de moisissures qui produisent du potassium ou du phosphore, une série de planches dessinées montrant des bactéries mutables à l'infini. Il y a vingt-cinq volumes sur ce thème, on se demande quel est l'énergumène qui pouvait vivre ici. On ne savait rien de ce type et maintenant on en parle. Quelqu'un a supposé -"c'était peut-être un malade ? ". On n'ose pas questionner ceux qui se taisent, eux, savent.

Puis la dame entre-baille des portes en enfilade, enfin, lorsqu'elle ressort pour accueillir dehors les derniers visiteurs, on devient charognard. On fouille dans les tiroirs et derrière les volets par le clair obscur de la chambre, c'est Babel qui endort ces ballets de corps inclinés autour d'un lit très vaste, les femmes qui sont passées semblent y dormir encore et dessous repose l'homme, sa divine proportion et sa tête de momie ouvre un oeil en cristal.

Dormir ou reposer. On remue des papiers. Il a dû les aimer, ces femmes, toutes ces femmes, pour dessiner leurs corps, en courbes assez lascives ornés d'incisions roses bariolées de sanguines, c'est un patient travail pas encore un trésor. Il faut de beaux outils afin de parvenir à cette tête étoilée qui parait retomber sur un corps assoupi, coiffée d'une couronne mortuaire fabriquée de pétales de lis et roses fanées. Des entités bruissantes semblent incarner ces toiles tristement alignées, on voit quelques séries ratées de natures mortes, des faisans sur une table à côté des casseroles, des coupes de citrons verts, des marrons sur un feu. Quelqu'un dit - "Que c'est laid !". Il faudrait les donner. - "500 balles pour des croûtes qui ne sont même pas signées !".

Les personnes de l'accueil, qui parlent au nom de l'artiste sont debout dans l'entrée, elles forment un comité comme des veuves qui tricotent, mais entre elles, rien qu'entre elles, elles recomptent les entrées. - "Sept personnes aujourd'hui ! ça va nous faire à peine de quoi couvrir les frais". Entre elles, elles lissent les angles, font le tri pour les autres. Et ne laissent plus peser ce malaise vers la chambre où la crainte nous surprend dans le manoir hanté: quelques sorcières se lèvent, corps jeunes à têtes de vieilles, enclenchent un sortilège par derrière le volet : le rebut de l'artiste, ce fardeau que la mort n'a pas voulu porter, le parfum d'une fille qui cacha cette nuit, sa vie dans une lézarde.

Sous le pli d'un drap gris orné des initiales d'une des femmes et de l'homme, il y a un peigne en nacre où se trouvent attachés quelques fils, des cheveux tressés fins, et les vieux qui passaient juste avant de rentrer ont dû pousser un cri devant ce baldaquin. Ils hurlent et ils se cabrent, ils crient, ils s'époumonent - Touche un peu ! c'est de vrais cheveux !". Passé l'effet de choc, ils rient, ils parlent fort, "les vrais cheveux de la vraie morte ! ouh ! punaise ! c'est macabre !", ils font des mots d'esprit avec le rire nerveux, unis pour la déconne. Ils portent des touffes de crin blancs ou gris en couronne, au sommet le crâne luit comme un vrai lustre d'or.

Cette idée de la mort ne leur dit rien de précis. Ils ont vu la fille nue, ils ont senti l'effroi les happer, silencieux, ils se fondent une seconde, dans la même tempérance, ou ils rient, ils ricanent, ils passeront l'été à rire pour rien ensemble, rien qu'à se regarder, ils pouffent, c'est plus fort qu'eux ce rire touchant le nerf dans le soleil de Mai et cette vigueur flambée d'une jeunesse les remet en piste pour un tour. Ils rient, encore ! encore ! grâce au fil qui les mène jusqu'aux caves de Bourgogne où l'on pétrit les chairs dans le moût cramoisi, épuisant cette honte qu'ils ressentent d'être en vie quand les autres sont morts. Parfois, ils ne font que ça : enterrer leur jeunesse, exhumer la mémoire courant après leurs vies de jeunes célibataires, de beaux gaillards tout verts, vieux coucous verts de gris. Ils railleront l'impudeur du cheveu de la morte, "- un poil de c ...  Hi hi ! - t'es con, Dédé, ta gueule !". Ce qu'il faut de vacarme, pour donner l'impression de n'être pas meurtri.

La beauté entrevue peu à peu se dilue. Ils finiront dehors, à astiquer leurs lustres dans le vin de pays, des coups et puis des filles faites pour les suites de cuites, mais rien. Ils n'auront rien. Ils n'auront pas les filles. Ils feront demi-tour, ils reviendront si saouls reboire encore des coups. Des coups jusqu'à plus soif. Ils cuveront au jardin puis jureront qu'ils n'avaient jamais vu cet endroit - jamais vu de leur vie - depuis le temps qu'ils vivent là dans la maison d'en face, n'en sont jamais partis. Ils jureront sur la tête, de leurs femmes, jamais vu le manoir ! Sur la vie de leurs gosses, sur l'amour de leur mère, une main sur la breloque, ça les remue à rebours, ces morts qui hantent la vie.

Ici, quelques bougies dont les mèches s'effilochent, le feu n'y prendrait pas, ce sont les corps qui serrent la chaleur dans nos bras, la diffusent sournoisement, une flamme brève sur une toile suffirait à griller ces bouches qui turlupinent. L'altérité des lieux nous retrouverait obscurs, en terre d'enluminures, d'eaux fortes et de chapelles. Cette lumière se transforme lentement au fil des heures, à présent nous révèle un clocher en plein ciel. On ne peut pas s'arracher des puissances de la pierre, on ne peut pas situer tous les jeux de lumière, un relief dans ces noirs, le dépaysement règne. Ou c'est le dépays, toute une vie enfermé à peindre sous une lézarde à humer les parfums dans les cheveux des femmes et à les reproduire. Peindre les parfums... - "Ah oui ? vraiment, comment fait-il  ?". Tout ça ne leur dit rien.

Quelqu'un a demandé si l'on pouvait feuilleter les carnets de l'artiste, des cartons traînent partout, on marche sur les esquisses. - "Ces brouillons ? Non, vraiment, ils  ne valent pas un clou". Ils l'ont dit. - "Pas un clou !" ce sont des spécialistes, il n'y a pas à redire. Certains hommes meurent ainsi sans avoir achevé leur chef d'oeuvre, - "il y a de tristes vies, ma bonne dame !" ils l'ont dit "tristes vies ! ma foi, oui !"... Dans la bibliothèque on débat de l'époque d'une planche à bactéries XIX ou XXem siècle ? Quelqu'un a dû conclure  - "S'il est mort à ce moment, c'est que l'oeuvre était finie. Dieu l'a voulu ainsi !". Dieu encore. Un autre a répondu - "Personne ne vous a dit que l'artiste était mort". Un ange passe. Chacun sort.

Les dames du comité ont pris la calculette - "cinq nouveaux et deux gosses, ça fait quatorze en tout, c'est moins que l'année dernière !", entre l'apéritif et le goûter des petits, à l'unanimité ils se sont accordés pour répéter en choeur que ça ne valait pas la peine de se déranger pour si peu. La valeur et la peine - "où est votre peine, Madame ?". Les autres, ils ont suivi: - "nous, on n'a rien compris" - "trop compliqué pour moi !". La visite s'achève là.

On se retrouve au jardin, sous un grand parasol. La femme en robe trapèze passe avec des plateaux, elle ne forme pas ses phrases: - "Vin ou jus d'ananas ?". Il est toujours question de peinture ou de livres. La femme repart, revient - "quatre-quart ou tarte aux pommes ? Ceux qui décident s'envolent. Les autres, ils rasent le sol. Ceux qui décident pèsent lourd et dans le palais d'or remuent une langue de foules convoitant le trésor. Ils seront responsables de rendre toute chose possible ou impossible, en une fraction de seconde, c'est pesé, mesuré. Ils fusionnent, allez hop ! -"Va pour une tarte aux pommes ! - Tarte aux pommes pour tout le monde !".

Un homme seul sous un arbre, roule un peu de tabac gris. -"C'est peut-être l'artiste ?". On sait pas. -"Demande lui !". On s'affale sur un banc. A chaque instant la voix revient part et virevolte: -"vin ou jus d'ananas ?". Une seconde indécise. -"Allez, vin ! - Allez hop ! Du vin pour nos amis !".

Les espaces se séparent. Il y a des univers, entre le grand jardin et le petit manoir, entre ceux qui picolent et ceux qui picolent pas. Dans les plis, un abîme. L'homme qui restait seul à s'en rouler sous l'arbre répond à une vieille dame, harcelante mais limpide - "le sang sur les outils, c'est de la peinture n'est ce pas ?", l'homme lui répond tout bas - "mais oui, c'est de la peinture, que voulez vous que ce soit ?". On sort de l'artifice. - "Savez-vous si l'artiste est enterré ici ?". Ca retombe sans un bruit.

On rejoint les esprits. On s'est mêlé aux autres qui riaient et roulaient des pétards dans les fleurs. Les tartes étaient mangées et les coupes étaient bues. Là bas à l'intérieur, le carré de peinture avait presque disparu mais dessous ça grouillait, du sang sur l'auréole, né d'une cabriole.

Dans la chambre silencieuse, tout près des natures mortes sous les corps assoupis, lentement une lézarde étouffait ses petits.

 

Photo : Au visiteur perplexe, un fragment de lueur au manoir, le premier jour de l'exposition.

 

Là bas © Frb 2014 revisité en 2015

jeudi, 16 août 2012

Vitrailler (I)

Oh n'est-ce pas mon Christ, mieux valait l'esclavage,
Les terreurs et la lèpre et la mort sans linceul,
Et sous un ciel de plomb l'éternel Moyen-Age,
Avec la certitude au moins qu'on n'est pas seul !

Jules LAFORGUE, extr. "Certes ce siècle est grand !" in "Poésies complètes", (références incomplètes).

vitrail &.jpgLe temps allé, nos corps se trouvèrent suspendus, il fallait bien choisir entre le haut ou le bas. Nous sommes demeurés dans cette position indécise, un peu voûtés comme les  plafonds en voûte d'arêtes du petit édifice.

L'assemblée est debout, ramassée dans son cercle, elle sommeille.

Quand viendra l'heure de rentrer, il sera difficile de rejoindre les bruits. Entre la solitude et cette clameur là bas, il y a l'ombre d'un homme qui vient chercher la somme déposée dans les troncs, c'est la recette des cartes postales à cinquante centimes pièce. Il marche sur la pointe des pieds, il a fait le signe de croix, c'est une sorte de vicaire. Et toi tu vis de ça, du regard porté sur l'original au milieu des imitations, de l'envie allant au plus simple esquivant les complications de la vie ordinaire, elle aussi, a fini par te coller une lucarne dans l'oeil et tu t'enfuis là haut saisir les éclats de couleurs. La volonté de tout saisir a fait de toi un courant d'homme qui court et court sans cesse après quelque chose de nouveau, même si cette nouveauté reproduit avec précision un savoir millénaire, cela ne rencontrait pas ton rêve. Tu te promènes en touriste comme tout le monde. Un vitrail te sidère. Ta voix veut s'y loger.

A cette heure, tu devrais être avec les autres, sur la plage et tu ris de toi même, toi, le fauve à genoux, l'incrédule amusé qui s'en revient lustrer son corps sur cette pierre. Tu es tombé ici et tu tais ce hasard. Un voeu de Moyen-Âge traverse ton histoire. Tu t'es dit un instant qu'il serait temps peut-être, d'abandonner le reste, si tu le peux encore.

L'assemblée s'est tournée vers toi, elle met un doigt sur ta bouche, comme une seule émission elle te prie. La voix baisse c'est à peine, se taire, tu ne sais pas.

Tu croyais aux rictus de ces diables surgis des chapiteaux, et encore tu t'exclames, pour ce peu de silence...

Pourrais-tu leur reprendre ?

C'est le même rictus qu'autrefois. Ils t'intriguent ces vieux, avec le même dos rond qui passe en communion, quand ils baissaient les yeux à cause du jugement.

Ils t'effrayaient parfois, au delà de leur âge, il y avait autre chose. Tu n'as pas tout compris. Voulaient-ils te prévenir quand toi aussi un jour, tu marcherais voûté et monterais là haut ?

C'était inadmissible de semer la terreur dans l'esprit des enfants de faire d'eux des petits vieux avant l'heure. A présent l'assemblée ne te juge pas, elle rêve, entrée dans ses prières qui vont avec les pleurs et tout ceux que l'on pleure déjà nous pétrifient.

Tu aimes cette clarté du choeur et des travées contre l'obscurité du bas côté où le visage repeint de la Vierge-Marie semble attendre que l'on répare aussi l'enfant blotti contre les plis d'un voile cœruleum. La statue a été soigneusement inclinée derrière une pancarte qui demande une faveur : "prière de ne pas toucher / restauration en cours". 

Par l'allée principale les figurations de l'enfer ne te semblent pas plus sérieuses que ta tête quand elle sort de la nuit, ébouriffée, broyant dans une image une foule illuminée qui disait les messes basses et troublait ton sommeil. C'est comme au cinéma, ça tourne, ça se répète, ça rejoue d'autres scènes: les sentences arbitaires, l'improbable veau d'or... Un sacré beau désordre : il grouillait de bonhommes qui criaient au miracle, de gouailleuses parigottes s'entichaient d'un sauveur et Robert Le Vigan prenait son rôle à coeur,  dans la chair mortifiée d'un Jésus aberrant guidant un peuple élu qui ne peut s'y retrouver. Cette mémoire revient noire de monde...

Ils montent le long de la colline,
Chacun le front couvert d'épines...
Par centaines...

Toi, tu étais enfant, ces vieux jetaient au ciel les cailloux qu'ils trouvaient en chemin, ça leur faisait des têtes de perpétuels orphelins. Ils revenaient parfois ramper sous forme de bêtes, elles peuplaient les armoires dans la maison austère d'une cousine Charliendine ou d'une tatan chartraine. Les têtes de fouines glissaient sur des manteaux immenses qui ne sortaient que le dimanche. On te prenait la main. On t'emmenait à la messe. Tu trottais derrière eux. Tu aimais ces vitraux qui rappelaient les cubes ou les étoiles de mer avec ton imagination tantôt géométrique tantôt bercée de sphères. Déjà tu ne savais plus  comment faire pour choisir entre le haut, le bas. Le mieux eût été de demeurer toujours ainsi, pendu dans l'air...

Tu ris parce que ces vieux sont devenus d'hier. Ils ne te font plus peur à présent. Ils prient, ils pensent à eux. Ils se consolent entre eux. Ils ont peur des cailloux qui rouleront dans ta bouche, quand tu les chasseras. Ils savaient bien pourtant qu'au temps venu personne ne peut passer son tour. Ils croient que l'heure est proche, ça les hante, ces comètes, les pôles à la dérive, la barbarie, les guerres. C'est écrit dans le livre et même dans les vitraux, des genres d'apocalypse...

Tu contemples ces simples qui mettent des croix partout : aux chemins des calvaires, aux murs des crucifix...  tu ris un peu de tout, avec ta science qui pèse, ton jugement qui claque mais ne flambe pas les mitres. Viserais tu le haut avec tes rimes en raout ? Tu te crois tellement libre de savoir lier ton verbe à ces sortes de vrilles que tu finis aussi par mettre des croix partout : dans des cases, sur des plans sur les gens, sur le blanc, parfois sur tes amours, et ta bouche énumère comme ils faisaient hier, tout un tas de hantises. Tes images nous délivrent. Tes fidèles adoreront un jour ta face de chèvre. Nous te regardons rire sans savoir quoi penser, quoi tirer de nous mêmes. Pour apprécier pleinement la lumière du dehors entrée par les vitraux, peut-être faudrait-il nous crever les yeux puis en fabriquer de nouveaux qui ne soient pas tentés de nous refléter dans tes images.

Au milieu de l'allée, tu as ouvert un sac, tu as sorti des miniatures d'outils afin de mobiliser l'objectif sur ce noyau de vieux, tu les prends, tu les cadres, les traques et les mitrailles comme si tu désirais que l'image te révèle le verrou de leur Dieu. Le ciel t'appartiendrait. Tu nous libérerais avec cet air badin qui voit dans un vitrail, un produit idéal. Capturant l'éternel, tu pressens la tendance, le charme vaste et mystique de nos prochaines vacances. Cet air ne mange pas de pain, il multiplie les êtres postés en file indienne entre les cars multicolores et les modillons minuscules qui veillent sur le jardin de l'ancien presbytère. La place est pleine de monde espérant l'ouverture du choeur par un portail, une excursion bancale sur un rai de lumière. Comme il pèse à présent ce chant des vieux qui tardent dont le silence se perd encore dans la question.

What are you doing after the apocalypse ?

 

 

 

 

Photo : Récemment restauré par l'artiste Rachid ben Lahoucine, ce vitrail magnifique a été photographié en la petite église de Bois St Marie (voir billet suivant ou précédent ICI). Le rendu des couleurs du vitrail n'a pas été modifié par quelque procédé photographique, seuls les murs déjà très sombres de l'église ont été un peu assombris. Pour mieux voir vous pouvez cliquer sur l'image.

Là bas © Frb 2012

mardi, 01 février 2011

Île flottante

Etrange ! il glisse des pans du monde à ma gauche et aussi derrière moi (un peu en oblique). Au delà de l'aire de mon attention, inutilement braquée sur l'inouï passage, ils dérivent...

HENRI MICHAUX, extr. "Personnel" in "Face aux verrous", éditions Gallimard, 1992. 

flotter.JPGJe reçois pour la première fois une lettre de votre pays. Je croyais qu'ils m'avaient oublié. Je me sens un peu seul ici. Enfin, je voulais connaître la solitude, un autre pan du monde. Je ne savais pas que c'était à ce point, difficile. Je voulais écrire quelque chose, loin de tout. Un roman, des poèmes, je ne sais pas trop. Il m'importait d'habiter un lieu sans parole, sans acte, sans rien qui justifie le discours des uns ou des autres. Il m'importait que nulle conversation, nul personnage ne viennent jamais embarrasser de conséquences positives ou négatives, cet endroit merveilleux que je me suis choisi pour créer par exemple, une oeuvre. J'aurais voulu écrire un livre, mais je ne sais plus écrire. Et puis, il y a cette chaleur accablante. Ces éléments de la nature, des frétillements, des clapotis, qui ne cessent d'amplifier en moi le souvenir de vos maisons. Ils me ramèneraient sur vos rives, si je ne m'en méfiais pas. Ils me rattacheraient à tout ce que j'ai quitté, me forceraient à réfléchir... Oui, c'est cela, à vivre dans vos maisons, on ne fait que réfléchir. Je ne veux plus rien savoir, rien jamais qui me tente, ou m'invite à la réflexion, je redouterais trop d'en venir à une certaine confusion d'esprit ou à regretter de ne plus avoir ici de miroir pour trouver encore ce qui lie ma pensée à mon apparence.

Quand la nuit tombe, je tourne en rond. Il se peut que ces choses qui me sont étrangères se soient mises à parler dans mon dos, des phrases entières, quelques bruits de vos mondes qui reviennent à mes sens, inaudibles. Cette intrusion est semblable au silence qui précède, semblable au silence qui suit. Cela en vient à m'accabler à mesure que l'intensité du son se précise, toute signification des mots se brouille, il n'en reste qu'une trame, un continuum assourdi dont l'austérité pourrait pétrifier la mémoire, à force. J'ignore au juste ce qui m'est arrivé, je reste ici mais il se peut que je sois en train de perdre les amarres qui m'attachaient encore à vous. Cela advient, c'est une menace que je ne peux vous décrire, ni partager, ni garder pour moi seul. Elle est un éclat de roche erratique égarée dans un corridor. L'élément liquide se transforme en cristaux opaques et rigides, on dirait ces dessins d'étoiles que l'on trouve dans vos livres qui expliquent l'univers aux enfants. Je m'imagine, quelquefois devenir la synthèse du ciel et de l'Océan, cela tiendrait en quelques lignes. Ce serait la fin d'un roman. Ou bien, j'habiterais à l'intérieur d'un coquillage collé à votre oreille. Je ne peux pas vous décrire cela précisément. Je suis un élément perdu, flottant parmi les algues, confondu au milieu d'un système aberrant, le théorème d'une mathématique disparue, un théorème qui ne s'appliquerait à rien, cela donnerait toujours un résultat presque juste, presque faux, avoisinant celui de zéro, peut-être égal à un. Autour se trouveraient des milliards de chiffres auxquels nul ne comprendrait rien.

Chaque rais de lumière, chaque grain de sable est un hémisphère que j'avale, tout cela m'incorpore au mouvement qui ne peut s'inscrire dans aucun programme. Je suis seul, à présent. J'ai beau l'écrire, à vous, ou à quelqu'un, je ne sais plus comment une telle chose peut se ressentir, si cela m'appartient  si cela m'a été appris par quelques uns de vos amis dans ce besoin de compagnie qui comble les trous, les vides et les silences quitte à les remplacer par des trous des vides et des silences mais pleins de bruits. Dois-je ressasser ainsi que je suis seul comme s'il était admis pour vous que je sois conscient de ma déchéance ? Les journées sont de plus en plus trouées. Tout se clive. J'éprouve le mouvement d'un très lent détraquage. C'est le seul sentiment qui me vient. Je pourrais facilement vous le décrire s'il me restait un peu de volonté. Je suis seul et ils sont innombrables. Ils me suivent. Les nuages liraient ils par dessus mon épaule ? Lisent-ils aussi dans nos pensées ? Tout cela pèse un peu. Je crois voir sous  leur forme la cachette de mes ennemis. M'auraient-ils suivi jusqu'ici ? Ils transportent dans le ciel toutes sortes d'animaux, ceux des cages, ceux des niches, d'autres plus effrayants se seraient ils enfuis du parc zoologique ? Les loups de vos forêts, les chacals, et plus bas, les troupeaux, nombreux, innoffensifs, des formes oblongues ou rondes et, avec elles, encore cachés, les bontés ou les sacrifices. Ils traversent le ciel, les troupeaux, avec une douceur qui pourrait encore attrister. Rien n'est doux en réalité, nulle forme n'adoucirait tout ce qui dedans gronde, ces choses muettes sans courage, auxquelles je souhaitais échapper, elles vous quittent, me retrouvent, longent les flots, s'y reflètent, filant une trame intrépide, les animaux de partout rassemblés en troupeaux, et ces troupeaux me narguent. Ils vous gardent. Je n'ai pas les capacités de modifier la direction de ces nuages. Longtemps j'ai pu croire qu'en soufflant dessus, mais non... Ils m'emballent avec des histoires de pluie et de beau temps où s'emmêlent les votres mais je crains cet aspect trop affable. Ces nuages si serrés auraient-ils empapilloté les cornes du diable, pour venir ici me les présenter ? C'est coton. Savez vous, qu'ils  en sont  peut-être capables ? Les nuages cachent peut être des milliers d'entre nous et les autres, tous un jour portés disparus, volatilisés dans les rues, dans les bars, dans des histoires qui  finissent mal, les victimes d'accidents d'avion, les soldats inconnus, et tous ces morts sans sépulture... Heureusement ils sont rares. Le ciel bleu, uni, me trouble davantage. Cette monochromie épuise tout. Ce lieu m'aura si patiemment désincarné, que lorsque je reviendrai chez vous, vous me trouverez méconnaissable. Je serai devenu ou trop jeune ou trop vieux. J'inspirerai des conversations à voix basses, des regards embêtés. Je connais déjà l'arsenal, tous les apitoiements et votre âme empressée à tirer son épingle au jeu d'une bonne action qui dissimule des champs de ruines, et toutes sortes de déceptions, vous inviteront à vous réjouir de savoir les autres au moins aussi mal aimés, bien aussi seuls que vous. Mais tout ce que je vous écris là, me semble plus sûrement dicté par un autre qui aura pris possession de ma pensée. Vous savez bien qu'en temps normal, je n'aurais jamais pu vous écrire de telles choses. Je suis pris sous cette forme, sous une autre. Quand je me pince fort comme on le fait pour se savoir en vie, ce pincement, je ne le ressens pas. Je pince l'air et l'air me revient, chaud ou froid. Je regarde : il y a juste deux doigts collés l'un sur l'autre, c'est absurde. Il n'y aurait pas plus que cela. Quand pour m'en assurer, je me griffe jusqu'au sang, rien de ce geste encore qui vous paraîtra brusque, ne laissera la moindre trace sur ma peau, je ne saignerai pas, aucune trace de griffure. Tout désir d'en savoir un peu plus me coucherait sur le bord de la route, je longerai vos mondes, en refusant toute participation, mais ici de route, il n'y a pas, juste une plage à perte de vue que la mer prolonge et entoure, et prolonge, etc...

Ainsi sans savoir que j'existe, ni me me soucier de vos affaires, je devrais être gai simplement de me trouver ici sur la plus belle île de la terre, celle dont chacun rêve, dans le plus beau désert, dans la plus belle nuit éclairée par le soleil le plus étincellant, suivant un souffle chaud qui ronge et sème au fil de l'eau des diamants venus de l'envers, les danses molles des écailles d'argent des môles empiffrés de méduses, tout un scintillement qui n'existe pas à l'intérieur de vous ni en moi. Certes, ce scintillement aura peu à peu saturé l'horizon. Il détruit maintenant l'objet de ma contemplation. Ce serait comme si un musicien se mettait un jour à avoir peur de la musique, de sa beauté, de sa révélation. Cette peur me trahit à mesure que je me sens devenir autre. J'ai parfois honte de me plaindre à vous, ainsi sans raison. Souvenez vous, je voulais écrire un journal. Noter tout, le moindre évènement, en consigner chaque détail, puis au retour, vous enticher dans les salons, des récits de mes voyages. Ils vous auraient collé des fourmis dans les pieds, une chair de poule pour chacune de vos émotions, vous m'auriez trouvé magnifique au milieu de mes diapositives de poisson-lune, ma façon de raconter, vous l'auriez trouvée magnifique aussi. Et le coeur à l'ouvrage amplifié de bonnes résolutions, vous m'auriez imité, je crois. Il y aurait eu des coups de foudre la foudre et les métamorphoses après quoi, nous aurions tout tiré vers le haut.

île9657.JPGCe manque vous use, vous en crevez, comme j'en crevais jadis quand je vivais chez vous. Je sais qu'il vous manque cette espèce de curiosité, effarante... Elle pourrait favorablement bouleverser le cours de nos existences en décupler le déroulement. Il m'arrive parfois de croire aux métamorphoses Vous m'auriez écouté bouche bée. Vous auriez dit "c'est incroyable !"... La pureté de cette fantaisie qui me pare vous aurait paré vous aussi. Le désintéressement de toute chose vous serait venu, comme il me vient ici, dans la gratuité de ce qui se détraque quand tout est trop gratuit.  Chacun aurait pu se sentir capable un instant de mettre la main dans cette nouvelle pâte. Qu'un seul montre un chemin, celui là, celui ci, qui n'ait jamais été vécu par aucun autre... Cela irait au delà de l'écriture. Il aurait fallu écrire la réfutation, l'effacer aussi vite. On aurait rasé les bibliothèques sans le moindre état d'âme, l'unité du monde revenue à l'état de parcelles indifférenciées nous aurait peut-être amusés et cet éclatement sans précédent si un seul l'avait convoqué, si un seul d'entre nous en était revenu favorablement transformé, tous les autres auraient pu le suivre, n'est ce pas ?... Du moins c'est ce que je me disais. 

  Voilà, ce que j'aurais pu écrire sur mes carnets, dans mon journal si la chaleur n'était pas aussi écrasante. Je ne fais rien. Depuis que je suis arrivé, je ne fais rien de mes journées. J'ai dû marcher lontgemps, avant de trouver l'ombre, juste assez pour construire une cabane. Auparavant, il aura fallu que je me débarrasse de la plupart de mes bagages ils étaient  lourds, je me voûtais. Mais c'est étrange, plus je m'allège plus mon corps devient lourd. Je me suis démis des objets les plus précieux et leur poids, colle à moi, plus encore qu'au temps où je les portais. Je n'en n'éprouve aucun regret. Je ne fais rien, rien ne m'arrive, rien qui puisse honorer le projet de ce livre pour lequel je m'étais déplacé jusqu'ici. Maintenant, je ne fais que ramasser des coquillages, tous identiques, en général des multivalves qui ont une espèce de coquille articulée sur leur dos, ils se ressemblent tous à quelques nuances près. J'aime la nacre, la blancheur profonde de la nacre un peu boursouflée, forée dans la coquille. Cela constitue mon unique passe-temps. Je ne sais pas si cela vous paraîtra intéressant à lire, mais c'est devenu mon but, il est futile et passionnant. Je ramasse des coquillages toute la journée. J'en ai pour l'instant trois mille cinq cent cinquante huit, tous de taille identique, de couleur identique, je les trie patiemment, trois mille cinq cent cinquante huit sans compter les reflets de nacre dont les nuances imperceptibles sont connues de moi seul. Maintenant que je m'applique à cela, comme le ferait n'importe quel artiste envoûté par des coquillages, je me sens presque indifférent à tout mais toujours un peu seul, j'ai gardé mon harmonica. Je ne l'ai pas encore sorti de son étui. Pourtant je reste un artiste vous le savez, vous à qui j'aimais tant parler de choses qui ne vous intéressaient pas. Dites le à nos amis, s'ils m'oublient. Dites leur que je vais bien, et dites leur surtout qu'ici je suis heureux que je revis.

Demain, j'irai ramasser d'autres coquillages, je m'impose depuis peu une discipline très stricte, je me lève très tôt le matin, il me faut trouver-cinq cent quarante huit coquillages par jour tous identiques (hormis la nacre, dont les reflets doivent être différents, mais pas trop). A part ça les jours n'en finissent pas. Heureusement, j'agis sur les choses, je suis devenu extrêmement méthodique. Je ne ramasse pas un coquillage sans avoir fait au préalable mille deux cent soixante dix sept pas dont je note le passage dans le sable par une croix à mesure que je marche. J'avance, ensuite j'ai comme la certitude que ces pas ne seront plus à refaire. Je m'arrête après mille deux cent soixante dix huit pas, je me repose, un peu, deux minutes, pas davantage. puis je repars et ainsi de suite jusqu'à la tombée de la nuit. Si je n'étais pas aussi organisé, je crois que je deviendrais complètement fou.

Photo 1 : Une île flottante au parc de la Tête d'Or, à moins que ce soit la tête d'Or,  elle même !  (qui remonte ? (my God !) sachant qu'on ne l'a jamais retrouvée. Photographié près d'un simili point d'eau qui borde une simili plaine sauvage peuplée de vrais flamands roses de vrais toucans, de canards  authentiques vivant en parfaite harmonie avec les réels zébus et autres charmants wapitis...

Photo 2 : Un lac en forme d'Océan pacifique (si on veut) ou indien (à la convenance de chacun) plus près de l'esprit des flots du père Phonse (de Lam') à Saint point (ô lac !), vue dans le plus beau parc romantique de toute la galaxie, toujours le même, le Parc de Tête D'Or, à Lyon. Photographié au mois de Janvier de cette année là. © Frb 2011.