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vendredi, 22 mai 2015

Vernissage au manoir

Renversé, lézardé, morcelé, toute appartenance humaine oubliée, c’est seulement comme un sol que celui-ci maintenant se perçoit, sol indéfiniment déchiqueté, aux croulantes mottes anonymes, dressées-déjetées, qui n’est même plus un terrain, mais les vagues d’une mer démontée, d’une mer de terre en désordre, qui jamais plus ne se reposera ...
 
HENRI MICHAUX, extr. "Les Ravagés", Fata Morgana, 1976, (p. 13). 

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Le carré de peinture commence à se craqueler. Quelques hommes et des femmes vont défiler ici. C'est une heure où l'on trie. Il faut briquer les pièces, convoquer l'escalier qui descend vers cette chambre où il n'y a qu'un lit placé juste au milieu, hanté d'une atmosphère d'entassement d'objets. 

Des outils démodés traînent à travers l'alcôve. La vieille bonne est partie, on raconte qu'elle était sale et simple d'esprit. La poussière s'est glissée comme un corps infiltrant légèrement nos habits. Dehors le soleil règne, ici c'est une caverne.

Eux, on ne les connaît pas. Sans doute, ils organisent, ils s'inquiètent ou ils causent de ces drôles de craquelures, l'obsession qui se penche sur un trait de peinture et semble s'allonger entre un nombre insensé d'outils tachés de sang, ça gêne ce sang qui traîne, et puis les cercles gris, des auréoles humides - exposer dans les ruines - "est-ce que les visiteurs sauront saisir le sens ?".

Ils se disent que plus tard on gardera l'image, elle fera son chemin parmi une quantité d'images déjà rangées, présentant un amas de reproductions portatives déclinées en mémoire qui formaient sous des calques les saisies éphémères de refuges incomplets. Ca racontera une vie entre toutes - "mais laquelle ? Exposée, dans quel but ?".

La vie comme oeuvre d'art, une abstraction de drames, l'atelier comme dépit et la chambre comme conquête, à défaut de pouvoir recoller ces fragments, les tableaux coutent leur prix, c'est presque un prix d'ami, pragmatique au partage, chacun serait tenté d'en préserver les traces et puis de les traiter autrement qu'en déchets, ou bien de les gommer. Il y a des trous partout sur le sol, ronds comme des cigarettes, nous marchons sur la cendre, il faudrait avancer, nous filons à rebours. Une dame a ramassé un marteau qui traînait, du sang sur les outils. - "Mais on se fout de qui ? !"

Plus loin dans cette pièce de type "demeure bourgeoise", toute en pierres et en poutres, une dame en robe trapèze ouvre un air de mystère dans une bibliothèque. On y trouve des indices qui prouveront que l'artiste aimait l'histoire de France, les atlas, les "fourchettes" et la leçon de choses, les planches anatomiques, les microbes, les squelettes. On effeuille des traités du siècle de Lavoisier sur les transmutations biologiques, ce sont des drôles d'histoires de levures, et de moisissures qui produisent du potassium ou du phosphore, une série de planches dessinées montrant des bactéries mutables à l'infini. Il y a vingt-cinq volumes sur ce thème, on se demande quel est l'énergumène qui pouvait vivre ici. On ne savait rien de ce type et maintenant on en parle. Quelqu'un a supposé -"c'était peut-être un malade ? ". On n'ose pas questionner ceux qui se taisent, eux, savent.

Puis la dame entre-baille des portes en enfilade, enfin, lorsqu'elle ressort pour accueillir dehors les derniers visiteurs, on devient charognard. On fouille dans les tiroirs et derrière les volets par le clair obscur de la chambre, c'est Babel qui endort ces ballets de corps inclinés autour d'un lit très vaste, les femmes qui sont passées semblent y dormir encore et dessous repose l'homme, sa divine proportion et sa tête de momie ouvre un oeil en cristal.

Dormir ou reposer. On remue des papiers. Il a dû les aimer, ces femmes, toutes ces femmes, pour dessiner leurs corps, en courbes assez lascives ornés d'incisions roses bariolées de sanguines, c'est un patient travail pas encore un trésor. Il faut de beaux outils afin de parvenir à cette tête étoilée qui parait retomber sur un corps assoupi, coiffée d'une couronne mortuaire fabriquée de pétales de lis et roses fanées. Des entités bruissantes semblent incarner ces toiles tristement alignées, on voit quelques séries ratées de natures mortes, des faisans sur une table à côté des casseroles, des coupes de citrons verts, des marrons sur un feu. Quelqu'un dit - "Que c'est laid !". Il faudrait les donner. - "500 balles pour des croûtes qui ne sont même pas signées !".

Les personnes de l'accueil, qui parlent au nom de l'artiste sont debout dans l'entrée, elles forment un comité comme des veuves qui tricotent, mais entre elles, rien qu'entre elles, elles recomptent les entrées. - "Sept personnes aujourd'hui ! ça va nous faire à peine de quoi couvrir les frais". Entre elles, elles lissent les angles, font le tri pour les autres. Et ne laissent plus peser ce malaise vers la chambre où la crainte nous surprend dans le manoir hanté: quelques sorcières se lèvent, corps jeunes à têtes de vieilles, enclenchent un sortilège par derrière le volet : le rebut de l'artiste, ce fardeau que la mort n'a pas voulu porter, le parfum d'une fille qui cacha cette nuit, sa vie dans une lézarde.

Sous le pli d'un drap gris orné des initiales d'une des femmes et de l'homme, il y a un peigne en nacre où se trouvent attachés quelques fils, des cheveux tressés fins, et les vieux qui passaient juste avant de rentrer ont dû pousser un cri devant ce baldaquin. Ils hurlent et ils se cabrent, ils crient, ils s'époumonent - Touche un peu ! c'est de vrais cheveux !". Passé l'effet de choc, ils rient, ils parlent fort, "les vrais cheveux de la vraie morte ! ouh ! punaise ! c'est macabre !", ils font des mots d'esprit avec le rire nerveux, unis pour la déconne. Ils portent des touffes de crin blancs ou gris en couronne, au sommet le crâne luit comme un vrai lustre d'or.

Cette idée de la mort ne leur dit rien de précis. Ils ont vu la fille nue, ils ont senti l'effroi les happer, silencieux, ils se fondent une seconde, dans la même tempérance, ou ils rient, ils ricanent, ils passeront l'été à rire pour rien ensemble, rien qu'à se regarder, ils pouffent, c'est plus fort qu'eux ce rire touchant le nerf dans le soleil de Mai et cette vigueur flambée d'une jeunesse les remet en piste pour un tour. Ils rient, encore ! encore ! grâce au fil qui les mène jusqu'aux caves de Bourgogne où l'on pétrit les chairs dans le moût cramoisi, épuisant cette honte qu'ils ressentent d'être en vie quand les autres sont morts. Parfois, ils ne font que ça : enterrer leur jeunesse, exhumer la mémoire courant après leurs vies de jeunes célibataires, de beaux gaillards tout verts, vieux coucous verts de gris. Ils railleront l'impudeur du cheveu de la morte, "- un poil de c ...  Hi hi ! - t'es con, Dédé, ta gueule !". Ce qu'il faut de vacarme, pour donner l'impression de n'être pas meurtri.

La beauté entrevue peu à peu se dilue. Ils finiront dehors, à astiquer leurs lustres dans le vin de pays, des coups et puis des filles faites pour les suites de cuites, mais rien. Ils n'auront rien. Ils n'auront pas les filles. Ils feront demi-tour, ils reviendront si saouls reboire encore des coups. Des coups jusqu'à plus soif. Ils cuveront au jardin puis jureront qu'ils n'avaient jamais vu cet endroit - jamais vu de leur vie - depuis le temps qu'ils vivent là dans la maison d'en face, n'en sont jamais partis. Ils jureront sur la tête, de leurs femmes, jamais vu le manoir ! Sur la vie de leurs gosses, sur l'amour de leur mère, une main sur la breloque, ça les remue à rebours, ces morts qui hantent la vie.

Ici, quelques bougies dont les mèches s'effilochent, le feu n'y prendrait pas, ce sont les corps qui serrent la chaleur dans nos bras, la diffusent sournoisement, une flamme brève sur une toile suffirait à griller ces bouches qui turlupinent. L'altérité des lieux nous retrouverait obscurs, en terre d'enluminures, d'eaux fortes et de chapelles. Cette lumière se transforme lentement au fil des heures, à présent nous révèle un clocher en plein ciel. On ne peut pas s'arracher des puissances de la pierre, on ne peut pas situer tous les jeux de lumière, un relief dans ces noirs, le dépaysement règne. Ou c'est le dépays, toute une vie enfermé à peindre sous une lézarde à humer les parfums dans les cheveux des femmes et à les reproduire. Peindre les parfums... - "Ah oui ? vraiment, comment fait-il  ?". Tout ça ne leur dit rien.

Quelqu'un a demandé si l'on pouvait feuilleter les carnets de l'artiste, des cartons traînent partout, on marche sur les esquisses. - "Ces brouillons ? Non, vraiment, ils  ne valent pas un clou". Ils l'ont dit. - "Pas un clou !" ce sont des spécialistes, il n'y a pas à redire. Certains hommes meurent ainsi sans avoir achevé leur chef d'oeuvre, - "il y a de tristes vies, ma bonne dame !" ils l'ont dit "tristes vies ! ma foi, oui !"... Dans la bibliothèque on débat de l'époque d'une planche à bactéries XIX ou XXem siècle ? Quelqu'un a dû conclure  - "S'il est mort à ce moment, c'est que l'oeuvre était finie. Dieu l'a voulu ainsi !". Dieu encore. Un autre a répondu - "Personne ne vous a dit que l'artiste était mort". Un ange passe. Chacun sort.

Les dames du comité ont pris la calculette - "cinq nouveaux et deux gosses, ça fait quatorze en tout, c'est moins que l'année dernière !", entre l'apéritif et le goûter des petits, à l'unanimité ils se sont accordés pour répéter en choeur que ça ne valait pas la peine de se déranger pour si peu. La valeur et la peine - "où est votre peine, Madame ?". Les autres, ils ont suivi: - "nous, on n'a rien compris" - "trop compliqué pour moi !". La visite s'achève là.

On se retrouve au jardin, sous un grand parasol. La femme en robe trapèze passe avec des plateaux, elle ne forme pas ses phrases: - "Vin ou jus d'ananas ?". Il est toujours question de peinture ou de livres. La femme repart, revient - "quatre-quart ou tarte aux pommes ? Ceux qui décident s'envolent. Les autres, ils rasent le sol. Ceux qui décident pèsent lourd et dans le palais d'or remuent une langue de foules convoitant le trésor. Ils seront responsables de rendre toute chose possible ou impossible, en une fraction de seconde, c'est pesé, mesuré. Ils fusionnent, allez hop ! -"Va pour une tarte aux pommes ! - Tarte aux pommes pour tout le monde !".

Un homme seul sous un arbre, roule un peu de tabac gris. -"C'est peut-être l'artiste ?". On sait pas. -"Demande lui !". On s'affale sur un banc. A chaque instant la voix revient part et virevolte: -"vin ou jus d'ananas ?". Une seconde indécise. -"Allez, vin ! - Allez hop ! Du vin pour nos amis !".

Les espaces se séparent. Il y a des univers, entre le grand jardin et le petit manoir, entre ceux qui picolent et ceux qui picolent pas. Dans les plis, un abîme. L'homme qui restait seul à s'en rouler sous l'arbre répond à une vieille dame, harcelante mais limpide - "le sang sur les outils, c'est de la peinture n'est ce pas ?", l'homme lui répond tout bas - "mais oui, c'est de la peinture, que voulez vous que ce soit ?". On sort de l'artifice. - "Savez-vous si l'artiste est enterré ici ?". Ca retombe sans un bruit.

On rejoint les esprits. On s'est mêlé aux autres qui riaient et roulaient des pétards dans les fleurs. Les tartes étaient mangées et les coupes étaient bues. Là bas à l'intérieur, le carré de peinture avait presque disparu mais dessous ça grouillait, du sang sur l'auréole, né d'une cabriole.

Dans la chambre silencieuse, tout près des natures mortes sous les corps assoupis, lentement une lézarde étouffait ses petits.

 

Photo : Au visiteur perplexe, un fragment de lueur au manoir, le premier jour de l'exposition.

 

Là bas © Frb 2014 revisité en 2015

samedi, 28 juillet 2012

La vraie fenêtre est ailleurs

Les tours, les chaumières, les murs,
même ce sol qu'on désigne
au bonheur de la vigne,
ont le caractère dur.

 

damier.jpg

 

 
Mais la lumière qui prêche
douceur à cette austérité
fait une surface de pêche
à toutes ces choses comblées.

 

RAINER MARIA RILKE : "Les tours, les chaumières, les murs"

 

Envoi : Guettant votre retour, j'ai saisi hier un passage au grand jeu d'une fenêtre éclairant un damier patiné de soleil dans l'espace silencieux mais peut-être habité... - un instant retrouvé de la beauté ancienne et la tranquillité inespérée des lieux - Plus présents que jamais, je voyais les reflets de vos pas de velours par une autre fenêtre.

 

Photo : hier, c'était la paix en plein coeur de presqu'île, un endroit où écrire, où lire, où s'absenter. Demain, on verra à deux pas d'une rampe d'escalier mécanique, des masses de clientèle longer les vitrines d'un futur grand complexe. Tout livré au commerce. Parfois on imagine que l'endroit sera sauvé. On se dit que personne n'osera y toucher, qu'il ne peut en être autrement. Pour l'instant, on espère, on fait le plein, si toutefois... un peu triste déjà, à la pensée de se trouver un jour en manque de perspective...

 

Lyon-presqu'île © Frb 2012.

mercredi, 06 juin 2012

Pour la suite du monde

Depuis belle enfance, je soupçonne les mots de craindre les voyelles, le forgeron de redouter l'enclume du petit matin, les romanciers de tout faire pour éviter la fin de la messe, l'archéologue d'effacer toute trace de son passage, les sémiologues effarés par le coin des rues, de privilégier les images et de repousser le quotidien dans les poubelles de l'Histoire, car il est confortable et rassurant de vivre dans une forêt de symboles bien rangés sur les rayons de sa bibliothèque où cultiver la poussière du temps qui passe bien à l'abri des intempéries.

PIERRE PERRAULT,  extr. de "De la parole aux actes", éditions de l'Hexagone, 1991, Montréal.

trains de vies n.jpg
Leopold recrute le capitaine Hervey qui connait les fonds et réunit les propriétaires de l'île pour organiser la pêche. Le surintendant de l'aquarium de New York, lui a promis l'achat de quatre marsouins  à cinq cent pièces, pièce. Dans le film, on guette à la jumelle l'entrée des marsouins. Un marsouin est pris vivant. Bénédiction de la pêche au mileu du fleuve. C'est le miracle de l'ïle aux Coudres. Les pêcheurs se disputent sur le fait de savoir si la pêche remonte aux sauvages avant les premiers colons où à ceux-ci venus du Nord de la France. Qu'importe dit Grand Louis, l'essentiel est de garder la trace : on fait quelque chose pour la suite du monde. Ca demande du courage. Et comme on peine à croire nous regardons le beau plaisir d'un temps où nous n'étions pas nés, et c'est la suite du monde qui revient jusqu'à nous, c'est peut-être un passé ou le délit flagrant d'un présent qui ne cesse jamais, à la fois drôle, désespérant mais cela tient l'avenir comme on ne l'apprend qu'après tant qu'il reste des traces...

Un autre jour, nous nous retournerons peut-être pour retrouver des traces, après les avoir épuisées, nous aurons besoin à nouveau de les aimer. Il est possible, vues d'ici, qu'elles soient déjà filées et qu'il n'y ait à la place qu'une quantité de jugements et de conclusions désolantes. Il faudrait reculer encore, jusqu'aux lieux d'où nous sommes partis puis arrêter, avant que revienne le souvenir du lieu où nous sommes arrivés, avant de réaliser que nous avons perdu la plus belle part de nous et de nos jeux. On ne joue plus ici mais dans le film sur l'ile aux Coudres, les danses se prolongent, off, sur des images de chevaux sous la neige, des oiseaux envolées. Mésanges...

La suite du monde peut être.

 

Visionnage :

 

 

Photo : Ceci n'est pas la loquace île aux Coudres, mais l'île aux Mangers, d'hommes (et de mouettes, parfois). Un silence à filmer autour de midi et dans l'intervalle, un répit, une vie parallèle , on dirait une passerelle, en dessous des restau-bars du quai St Antoine et du marché aux livres/ Le fragment de cette berge du fleuve Saône, est situé à Lyon-Presqu'île, un contrepoint pour la suite du monde, avant de rejoindre les pêcheurs de l'île Barbe en rafiot, si les marsouins ne nous ne mangent pas...

© Frb 2012

samedi, 22 octobre 2011

Remuer encore

le montreur de singes
repasse la petite veste
avec la mailloche de foulage

MATSUO BASHÔ

sanglots longs.JPG

Plus ennuyeux que la feuille morte, il y a la feuille de route, déclinant des sonnets plus ennuyeux que les  jours sur la fin, plus avides que le vieux vieillissant, mordu de ses collectionnites, fourbu d'excommunions au nom du merveilleux.

Plus ennuyeux que la feuille morte, il y a l'expression morne de Joachim et son regard d'antan qui pèse sur le mur d'un salon éteignant celui des ancêtres, et fidèle au démon qui parle avec son guide il y a la tête d'un chien sur un calendrier de cuisine, ou devant des chaises de jardin dans une roseraie privée de roses, ce désabusement, un peu de mépris à sa suite, des nouvelles images de l'Egypte à l'index des magazines, l'enfant de Champollion, qui voulant découvrir l'origine de la pépinière retrouve un palimpseste en caressant sans y penser des bourrelets sur une rampe d'escalier.

Plus ennuyeuse que la feuille morte il y a la parole assurée qui s'en va dans le monde, le bon sens, votre guide, qui s'accorde, on le dit, avec les thèmes astraux, toutes ces choses qu'on lit dans le ciel, tôt dévorées, plus mortes que la veille, pour les durs de la feuille, la joie bue par les pluies, des nervures craquant sous nos pas l'écrin fauve d'une châtaigne, il y a une girouette dans ce vide, roulant sur le toit des églises, une crête de coq...

Plus rituelle que la feuille morte, cette girouette qui tourne de plus en plus vite, nous parle sans un son, ce silence nous rentre dans la tête juste à l'heure des infos, nous écouterons comme autrefois, l'unique glas de cette cloche appelée la Marie Charlotte, harcelant le souvenir d'une marquise qui s'ennuyait sec au château rêvant de soupirs dans les bras d'un Marquis du genre "de Carabas", il y a aussi les yeux du chat du café des artistes, les paniers de pommes dégorgeant le poison de la sorcière, une goule dans la forêt de Zil empaillant des effraies pour les clouer contre ta porte.

 

 

 

Plus ennuyeuse que la feuille morte, il y a les facéties du singe grignotant un clavier en forme de poires, le dernier sarment de la vigne, la première gorgée de Bronchokod (au caramel pour nos crèves ventriloques) et toute la nausée qui nous vient de ce qui colle, se décolle, nous précède, ainsi, jusqu'à la fin, on croira, à la traversée : des citadelles reprises, l'inquiétude, les regrets de celui qui se plaint, et ses débris s'en vont sous les brouillards un peu le reconstruire, il y a cette main qui cueille dans un gant de crin la crasse d'un corps revenu de l'été  et l'autre qui frotte ses pieds sur la coupe en brosse écrasée, par les pieds écrasés d'un paillasson retors et ça fait "scrtchhh scrtchhh scrttchhh" comme les hérissons qui se noient dans l'alcool, comme les paillassons tout imbibés de gnôle à l'auberge triste d'Apo, où pas très loin, encore dans les jardins du Luxembourg des jeunes mères promèneront toujours les bébés autour du même bassin, elles écoutent déjà le dernier chant d'oiseaux, bercé des caravelles...

Aussi doux que la feuille morte balayée par les flots, les glouglous d'une fontaine, tirant une langue de vipère au milieu d'une gueule de lion rampant armé, lampassé d'argent au chef d'azur chargé de trois fleurs de lys d'or massif. (C'est peut être un peu trop ? Mais non ! il en faut de l'abondance avant les privations, et tremper dans les flammes son Larousse, "en temps de crise et d'hibernation c'est la moindre des choses" (m'a dit, l'hermine, on est copine) en attendant la Saint Martin, (11 Novembre). Le retour de l'été, (sourire du lecteur adoré) vous rigolez ? A moins de s'accrocher au brin,  je cite un proverbe berrichon :

L'été de la saint-Martin, dure trois jours et un brin.

Aussi douce, il y a cette pluie qui reprend aujourd'hui ce qu'on nous a donné la veille, les courses folles jusqu'à la bétaillère, les cailloux d'un ciel gris, plus gris que le fog de John Donne, par ce vent qui retient la vigueur et rentre par les terres gifler les bouquets des fleuristes, renverse les rangées, alignées, des glaiëuls, mornes fleurs, il y a le chien qui pisse sur ton vieux réverbère, le vent entre les chrysanthèmes, florilèges de la mort, ou prestige des défunts, il y a ce vieux qui rit entre les tombes, fin Octobre plus tranquille et...

Pareille à la feuille, il y a l'affliction qu'on jurerait fondue au blanc par Bolos de Mendès (pourquoi pas ?) qui remue comme avant, ciel et terre s'inspirant D'Ostanès (on le dit), au temps des grands colloques, une tonalité générale qui n'est pas tombée de la dernière pluie, datée disons d'environ cinq mille ans avant la chute de Troie, et nous vient (Bioman l'ignore), de la virilité des mages :

"La nature se plaît dans la nature, la nature triomphe de la nature, la nature domine la nature". 

Toutes ces certitudes en commun, si solitaires, solidaires par chagrin, on le sait, désormais, c'est la fin, le début des feuilles c'est la fin, sous ce pas qui les foule, il y a la rigueur, il y aura la levée des corps jetant les vivants hors des lieux, le présent hors du monde, et des hommes et des femmes qui pleurent devant des lits défaits, par la peur que l'hiver les sépare et vite ! il y aura l'amour, les mots d'amour, toujours encore, qui nous sauvent puis se perdent à nouveau, ça nous vient de si loin ces fadaises sous les arbres, dans les fusées qui montent, par quels déréglements ? Continuent de monter plus haut, demain on les verra distinctement tomber sur le marbre piqueté de grains roses, ce souffle qu'on déporte et des jours et des jours à se remémorrer, comme les étés heureux, jamais aussi heureux, qu'on le raconte, en vérité.

Plus ennuyeuse, il y la mémoire qui déforme à mesure le récit de nos aventures et d'étranges marelles épuisant dans un rêve les émois et la chair - au foyer, on s'assèche - il y a la porte en bois qui gonfle avec l'humidité, ne se referme pas et cette crécerelle qui hante chaque matin troublant la sérénité nécessaire au petit déjeûner :

-  Mais quand donc appeleras tu enfin le menuisier ? Attends-tu qu'il gèle ou qu'il neige ?

Plus ennuyeuses que la feuille morte, il y a les traditions toujours les mêmes, des rites ou des fictions, les courges imbéciles qui s'en vont à la fête, moins ennuyeux, on trouvera des traités sur les animaux, l'araignée au plafond et des frelons discrets dans la robe de St Emilion ; chaque jour l'indécis se replie sur la veille, et le mal en patience etc... Poursuivons.

Plus ennuyeux que la feuille morte, il y a le poéte accablé du regret de n'avoir pas planté un arbre devant la librairie, il y a la providence qui meurt dans un boulet, rond comme ces lunes siphonnant la rivière, chaque année, elles reviennent grossir le fleuve, déposent la lumière sur des ponts, en dessous de l'eau,  la liqueur de guigne à tes pieds, aux derniers points de vie quand la source est tarie, que la feuille d'automne, dit et redit qu'il n'y aura plus de fruits, pas avant des mois et des mois, après quoi l'animal plus triste, imagine les positions de la petite, de la grande mort et nous voilà...

Plus versatiles que la feuille morte, hébétés devant la facticité de notre art, déployant des panaches qui flambloient (purs trésors) sous les branches, juste là où l'image de la satiété s'arrête, juste une image entre les pierres, ou le visage strié d'éclairs d'un soldat inconnu en habit vert, nous toiserait comme à la guerre, les mains tremblantes, le regard fier, sous sa tenue de camouflage, tout un paquet de nerfs à vif, luttant contre le froid qui bientôt heurtera la pression mise à l'heure d'hiver.

Moins monotone que la feuille d'automne, un brin d'été en demi manteau de laine vierge, avec un demi col en poils de demi-ragondin annonçant l'été de la St Martin, chuchoterait à ton oreille : "ne meurs pas, pas encore, pas avant de connaître la suite"...

Photo : De quoi donner envie de remuer toujours et encore (en attendant la suite). Ici, les facéties des feuilles mortes n'en sont qu'à leurs balbutiements. Photographiées dans une rue, j'ai oublié son nom, quelque part (à la Croix Rousse ! bien sûr !) à Lyon, fin Octobre, de cette année là.

© Frb 2011