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mardi, 08 mars 2016

Notre réalité (par Baudouin de Bodinat)

Je me suis demandé s'il nous arrivait encore d'éprouver des joies où la tristesse ne viendrait se jeter comme à la traverse; qui ne se mélangeraient pas d'une impression de déclin, de ruine prochaine, de vanité. Tiens, se dit-on, cela existe encore ? Nos joies sont de cette sorte que nous procure un vieux quartier d'habitation rencontré au faubourg d'une ville étrangère et pauvre, que le progrès n'a pas eu le temps de refaire à son idée.

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Les gens semblent là chez eux sur le pas de la porte, de simples boutiques y proposent les objets d'industries que l'on croyait éteintes; des maisons hors d'âge et bienveillantes, qu'on dirait sans téléphone, des rues d'avant l'automobile, pleines de voix, les fenêtres ouvertes au labeur et qui réveillent des impressions de lointains, d'époques accumulées, de proche campagne; on buvait dans ce village un petit vin qui n'était pas désagréable pour le voyageur.

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C'est toujours avec la conscience anxieuse d'une dernière fois, que nous ne le reverrons jamais ainsi, qu'il faut se dépêcher d'avoir connu cela; que ces débris, ces fragments épargnés de temps terrestre, où nous entrevoyons pour un moment heureux le monde d'avant, ne tarderont plus d'être balayés de la surface du globe; et pour finir toutes nos joies ressemblent à ces trouvailles émouvantes, mais après tout inutiles, que l'on fait dans les tiroirs d'une liquidation d'héritage : ce n'en sont plus, ce sont d'ardentes tristesses, ce sont des amertumes un instant lumineuses.

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J'ai pensé aussi qu'on ne s'accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu'à la condition d'oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n'autorise plus; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l'occasion; qu'à défaut d'oubli on en vient à devoir s'en fabriquer au moyen d'ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d'usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d'automne; de tout ce qui fut.

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On nous dit, les fanatiques de l'aliénation nous disent, que c'est ainsi, tout change et l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, etc. On voit pourtant que ce n'est plus selon le cours des générations; que nous le subissons abasourdis comme une guerre totale qui fait passer sur nous ses voies express, qui nous tient en haleine de toutes ses dévastations.

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Aussi ils ironisent, comme d'hallucinations, si l'on évoque le goût des choses autrefois: ce ne serait qu'un effet, bien compréhensible, du vieillissement qui nimberait ainsi notre jeunesse enfuie. Mais il y a là un problème de simple logique: admettons que le regret exagère la saveur des tomates d'alors, encore fallait-il qu'elles en aient quelque peu; qui se souviendra plus tard, s'il reste des habitants, de celles d'aujourd'hui ?

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Prétendre à trouver des moments heureux, dans la condition où nous sommes, c'est s'abuser; c'est même se tromper, et c'est de toute façon ne pas les trouver. Chesterton, qui avait sous les yeux la machine du progrès en perfectionnement, en fut perspicace: «Il est vrai que le bonheur très vif ne se produit guère qu'en certains moments passagers, mais il n'est pas vrai que nous devions considérer ces moments comme passagers ou que nous devions en jouir simplement pour eux-mêmes. Agir ainsi, c'est rendre le bonheur rationnel et c'est, par conséquent, le détruire. 

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Tel un Midas aux mille doigts la rationalité marchande afflige tout ce qu'elle touche et rien ne lui échappe. Ce qu'elle n'a pas supprimé et que l'on croit intact, c'est à la manière d'un habile taxidermiste; et le durcissement des rayons solaires est aussi pour les hommes qui vivraient toujours enfouis dans la forêt primitive, ils voient dans le ciel les sillages que laissent les vols intercontinentaux et la rumeur des tronçonneuses parvient à leurs oreilles.

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J'en suis venu à cette conclusion qu'il faut renoncer : on s'enfonce sinon dans l'illusion qu'il demeurerait, en dépit de ce monde-ci, des joies simples et ingénues, et pourquoi pas des joies de centre commercial; c'est vouloir être heureux à tout prix, s'en persuader, s'accuser de ne pas l'être. C'est, par conséquent, ne rien comprendre à l'inquiétude, au chagrin, à la nervosité stérile qui partout nous poursuivent; c'est jouir de représentations, c'est se condamner à l'erreur d'être dans ces moments le spectateur satisfait de soi-même, de s'en faire des souvenirs à l'avance, de se faire photographier heureux.

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Renoncer à cette imbécillité, ce n'est pas être malheureux; c'est ne pas se satisfaire des satisfactions permises; c'est perdre des mensonges et des humiliations, c'est devenir en fin de compte bien enragé c'est rencontrer sûrement des joies à quoi on ne pensait pas.

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Un demi-siècle passant, Adorno ajoutait ceci: «Il n'y a plus rien d'innocent. Les petites joies de l'existence, qui semblent dispensées des responsabilités de la réflexion, ne comportent pas seulement un trait de sottise têtue, d'aveuglement égoïste et délibéré: dans le fait elles en viennent à servir ce qui leur est le plus contraire.» Ce serait oublier que ces joies anodines sont les avortements de celles qui sommeillaient en nous, que le mal économique ne voulait pas vivantes; que c'est encore à la faveur de sa condescendance et comme sournoisement. Ce n'est pas sauver l'idée du bonheur, c'est trouver cette misère bien assez bonne pour soi.

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Voici ce que j'ai constaté d'autre: les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s'agréger chacun doit exagérer sa médiocrité: on fouille ses poches et l'on en tire à contrecoeur la petite monnaie du bavardage: ce qu'on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l'on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation; et encore ces insignifiances sont à la condition d'un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu'il y a entre nous [...]

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il resterait tout de même le vin ; mais plus simplement par celle-ci que la conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d'être racontées, de la liberté d'esprit, de l'indépendance et des relations effectives. Or on sait que même les semaines de stabulation libre n'offrent jamais rien de digne d'être raconté que nous avons d'ailleurs grand soin de prévenir ces hasards; que s'il nous arrivait réellement quelque chose, 

ce serait offensant pour les autres.

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BAUDOIN DE BODINAT: "La vie sur terre", éditions, "l'Encyclopédie des Nuisances", 1996.

 

Photos : La vie sur terre vue par... : Des quartiers de la quiétude, jusqu'aux arcades tranquilles du jardin du Musée des beaux arts en plein coeur de Presqu'île et autres bricoles habituelles : la vraie chèvre de l'Alain (à l'Alain ?) en amie sur ton mur ; le fragment d'un cadavre du bois derrière chez moi, le banc près de la fontaine aux génies de l'industrie, de l'agriculture, et d'on ne sait plus trop quoi ; les rois de la poésie, aussi maîtres d'un monde (qui est dans celui-là) épanouis à coup de boules, dans une concentration silencieuse épatante, un contrepoint terrible et hommage respectueux au lieu de résistance, urbain, bien arboré de la place Tabareau sur les plus hauts plateaux du village de Croix-Rousse, hommage tardif, à PAG qui les aimait beaucoup ces boulistes, situés, au coeur du monde, chez nous, à côté de l'équateur (la place Tabareau, donc), jour et nuit, au régal, en doublettes ou quadrettes à des années lumière du chic Panama Club.

Un exposé en vrac, au fil de l'eau (qui dort), vie sur terre, rebelote, dans l'hiver, noir et blanc, paraphrasant à peine en matière d'illustré, le terrain des vivants, tel qu'on peut certains jours, s'y ajouter, (avnat ueq soursy s'taire*) 

un signe* à la mémoire de l'amicale des "pères" du vindi Marchillon, pas vendu pour l'instant, dont l'oral s'est perdu, ce projet ambitieux, ne verra pas fleurir cette langue dans nos écoles, mais les passages tiennent bon, et sont bien consolants. Je diffère la réclame et les invitations ainsi que le printemps, alcestien, c'est probable. Ressentant cruellement ce rétrécissement du vivant, décrit par Bodinat dans ce présent ouvrage, depuis pas mal de temps, j'oppose, un ralentissement, sans plus trop m'épancher du fond de ce bazar, esquinté, (euphémisme), ces limites nous regardent, comme le peu, presque rien, de vocables inaudibles. Déjà tout semble prêt, pour le monde à l'envers schizo-paranoïaque greffon à nos prothèses, (on m'a vu dans le Vercors sauter à l'élastique, et j'ai beau démentir, je ne connais pas le Vercors. On m'a vu. On s'en fiche. A la fin c'est d'accord, si ça leur fait plaisir), vaut mieux ouïr ça qu'être mort, ou fou ? Oui. Fou, vraiment ? - "ah non ! non ! non ! pas soi !" on a des sentinelles, et des peintres hollandais, des pics, des miradors, avec des coussinets, mais l'entame est coriace, elle dit "je" à notre place. On s'entend dire "je gère" au milieu d'un tas d'âmes calées sur des sofas avec des numéros qui attendent, on sait pas : une carte sym ? Un "yes !" du carré des experts ? Des âmes ? On comprend pas. On questionnerait sans cesse, - "OK Google ! dis moi..."

Sur ces notes pessimistes, je ne saurais que vous recommander l'autre ouvrage de Baudouin de Bodinat, quelque part entoilé entre Evian et Badoit, voici les références :

Baudouin de Bodinat, "Au fond de la couche gazeuse" (2011-2015), Éditions Fario, 2015, 241 pages, 21 €.

 

Là un très court extrait pour (se) finir un brin à travers l'entonnoir:

 

[...] pour notre détriment ce monde-ci que les hommes ont rendu si inconfortable et malencontreux, ce monde de restrictions, de gênes de toutes sortes et privation vitales, ce monde étouffant et empoisonné, et dont l'examen est fait pour apporter à qui s'y livre à peu près tous les dégoûts, est le seul dont nous disposons."

 

Et là, "y'a pas photo", pour les autres (de photos) si tu les caresses bien, elles grandiront pour toi. C'est comment dire ? C'est "top" c'est plus que "top"... c'est "waow !". 

Notre réalité. 

En attendant, le chant. La sortie attendue du "Morituri" de Jean-Louis Murat, (15 Avril), clair obscur, onirique, aux racines éprouvées, perdues, dans l'air du temps.

Et ici, le pays, pour les correspondances, lieux parcourus dans l'ordre : Du Brionnais d'hier, au Lyon et ses merveilles, en passant par Charpennes et ses bars jusqu'aux buissons d'Achères. 

 

© Frb 2016.

vendredi, 20 mai 2011

La vie sur terre (part I)

Je ne puis rien dire sur cette matière que tout le monde ne sache aussi bien que moi, pourvu qu'on y veuille penser. C'est pourquoi j'aurais grande envie de n'en rien dire. Mais parce que l'expérience m'apprend que les hommes s'oublient souvent si fort eux-mêmes, qu'ils ne font point de réflexion sur les raisons de ce qui se passe dans leur esprit, je crois que je dois dire ici certaines choses qui peuvent les aider à y réfléchir. J'espère même que ceux qui savent ces choses ne seront pas fâchés de les lire : car encore qu'on ne prenne point de plaisir à entendre parler simplement de ce que l'on sait, on prend toujours quelque plaisir d'entendre parler de ce que l'on sait et de ce que l'on sent tous ensemble.

NICOLAS MALEBRANCHE : trouvé en exergue du petit livre "La vie sur terre" de BAUDOUIN DE BODINAT, Réflexion sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes", éditions de l'encyclopédie des nuisances, 1996.

Nouveau ! En cliquant sur les 3 images vous pouvez visiter nos appartements-témoins, profitez !vie sur terreF9006.JPG

Le champ est clos, la lumière se tamise. Le voisin du rez-de-chaussée est parti il y a quinze jours, je l'ai su car je ne voyais plus son chat gratter à ma porte. Lui, le voisin, je l'avais croisé, un peu, il avait l'air anxieux. En vérité, il allait mal. Il voulait m'inviter à boire un verre chez lui, j'ai dit "non, pas aujourd'hui, je n'ai pas le temps, mais quand tu veux, demain, plus tard", j'avais un rendez-vous qui me paraissait urgent. Il y eut des imprévus, je suis partie, je me suis intéressée à des gens si noyés de préoccupations, qu'ils n'avaient plus la place, ils racontaient toujours leurs préoccupations et il fallait toujours les écouter, les écouter, et tout ça se dévidait à perte, désarmant nos identités, sans résonance, sans même une bribe d'une empathie vaguement bétazoïde, ce vide se déployant à l'infini développait aussi le sentiment mortel d'une déperdition de chaleur humaine et cette idée de temps perdu entretenait une secrète colère qui bientôt ne serait plus contenue. Etait-ce donc "ça" que j'avais de si urgent à faire ? Le voisin, personne ne l'aura vu déménager, on ne sait pas s'il a trouvé mieux, s'il fût malade - a été expulsé - on sait qu'il n'avait plus d'argent, qu'il ne pouvait plus payer l'électricité et les lettres de rappels qu'il n'ouvrait plus, s'entassaient sous sa porte, plus de quoi poursuivre ses projets, il avait peur des huissiers, de la facture du dentiste et d'une espèce d'assistante sociale très insistante qui désirait absolument l'aider à se "reclasser", il était paniqué à l'idée d'être aidé par une assistante. Il me racontait ces choses graves avec légéreté, il n'aurait jamais supporté que je prenne ses problèmes au sérieux, au final il rebondissait, on en riait, on s'aimait bien, une complicité sans fadaises, pas la peine d'en faire tout un foin.

Je n'ai pas vraiment deviné qu'il avait atteint des limites. Le monde est ainsi fait, les gens meurent (c'est symbolique, c'est réel encore banal à dire) quasiment sur notre palier, nous ne l'apprenons qu'après. Ensuite nous affectons cet air (tellement trop) désolé, et déclarons (solennellement) "si j'avais su", si occupés que nous étions à ceci et cela, nous voici consternés (tant d'indifférence entre humains, n'est ce pas honteux, messieurs dames ?), pleins de bonne volonté, pressés d'aider, de consoler, nos discours sont si généreux, on donnerait volontiers sa chemise, on la donnerait sans hésiter, toujours après. Ruinés à l'insu de notre plein gré par la cruauté environnementale, comment aurions nous pu savoir ? Mais on n'en fera pas non plus tout un foin.

Il faut dire que mon voisin, ne boudait pas sa solitude pour lui, elle était sans fatalité, sa vie alternait entre des fêtes plutôt joyeuses et sa "bonne solitude", quand elle était trop rude, il n'en divulguait rien, sachant combien nous avions tous du mal à vivre, trop fiers pour exhiber nos plaintes, nous trouvions encore nos malheurs relatifs, par rapport à deux ou trois autres de notre connaissance, qui n'avaient pas d'endroit pour vivre. Ces derniers temps mon voisin ne faisait plus rien, d'ailleurs je ne le croisais plus, je le croyais en vacances. Hier des gens sont venus visiter, "ça fera un beau loft", ils ont dit, j'étais en train de relever ma boîte aux lettres, quelques factures, les prospectus de Quick Planet, Pizza vit', CroQ' MinuT', Go-Footing, les petits flyers du marabout Ali Sekou, le Top vacances et la publicité agressive de l'agence immobilière Simone Ballaud qui veut absolument acheter et vendre notre quartier. Simone Ballaud, experte des grands ensembles coordonnés : "Vos biens nous intéressent" qu'elle m'écrit. Chaque jour c'est la même chose elle veut mes biens, Simone Ballaud. Toujours elle me colle sa photo, un concentré de marketing, émergeant d'un corsage orné d'un collier de perles roses, prête à tout Simone Ballaud et même que ça se devine, à ce sourire qui sourit trop. Si je sympathisais avec elle, je suis sûre qu'elle me mangerait la laine sur le dos (ou le peu qu'il en reste). En gros elle a écrit : "Contactez moi", elle met sa signature sur la photo et tous les jours elle me l'envoie. Simone Ballaud, mauvaise copine de boîte.

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Eux, les nouveaux, je les entends parler, à l'employé, (Patrick Montier il s'appelle, le fils spirituel), il leur sourit, il a appris dans une école spéciale. Il a des dents blanches comme celles des animateurs des émissions du genre "Combien ça coûte ?". Il commence ses phrases comme les hommes politiques avant de parler il dit : "Ecoutez-moi !". Coaché par trente ans de télévision française, il se frotte les mains, devant ses clients et c'est machinalement, il leur répète deux ou trois fois "Ne tardez pas trop c'est un produit qui intéresse beaucoup de futurs propriétaires". Un produit ? Cet endroit jadis à la renverse, ce lieu qui résonne encore de toutes les musiques fusionnées quelque part entre Saïd Chraibi et Neil Young. Le futur loft est hors de prix et la rue très bruyante, ils n'ont pas vu sur la mezzanine repeinte vite fait, (blanc laqué impeccable), que les murs suintent d'humidité. Les visites ont lieu entre midi et deux, il est malin l'autre, avec ses dents blanches, entre midi et deux il n'y a pas de bruit dans le quartier. Le temps s'arrête. Les gens, ils mangent.

Eux, "les futurs", ils ont prévu de grands travaux, ils feront un salon à la place de l'atelier, ils ont pris des mesures contre un mur qui ne leur semble pas large, ils mesurent pour savoir si le canapé - leur canapé en cuir - pourrait aller à cet endroit. Ils ont visité la cabane, là où dormait un chat approximatif (celui que chaque été mon voisin prenait en vacances et qui s'appelait "Maurice") ils vont détruire la cabane "Maurice", ils ont dit. "On fera une terrasse", elle a rajouté "je pourrais mettre mes plantes" elle a souri à son mari à l'idée qu'il y avait même la place pour installer une table ronde avec un parasol, et pourquoi pas d'ajouter une pergola, un barbecue, même des fauteuils-relax ! un hamac entre les deux arbres, une cage avec des perroquets. Le mari a souri. Ensuite ils ont demandé à l'agent si l'immeuble était équipé de fibre optique. L'agent il a dit "oui, ça marche très bien internet ici, je m'en porte garant" il m'a regardée avec son sourire carnassier : "demandez à cette résidente. Ca marche bien ! hein ?" qu'il me disait, j'ai répondu (avec la voix d'Arletty) "j'sais pas, j'ai pas la fibre optique". La dame a dit "Et les boutiques ? Pour faire ses courses c'est pas trop compliqué ?" Elle me parlait à moi. J'ai dit (avec la voix de Jean Gabin): "oh vous savez les boutiques, c'est jamais compliqué", elle a rajouté "Non, non je voulais vous demander est ce qu' il y a des supermarchés dans le quartier ?" j'ai dit (avec la voix de Danielle Gilbert) : "oui, bien sûr ! vous avez un Super Casino à deux pas, un Franprix sur la place en face du Crédit agricole, un Champion au bout de la rue, le Carrefour à deux stations de métro, un Lidl en face du gymnasium, un Leader Price vers l'école de musique, un Super U de l'autre côté, le Monoprix à 50 mètres d'Intersport, un autre Franprix cours Vitton, un Schlecker  à Wilson et un Spar". L'agent me souriait pour peu il m'aurait presque donné une petite commission. J'eus honte de moi. Elle avait l'air déçue, sur sa faim, elle a dit : "Alors ... Y'a pas d'Intermarché ? Pas de Auchan ? Pas de Leclerc ?"... J'ai dit, (quasi sans voix) : "Non, pas à ma connaissance".

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Puis ce fût le silence. J'ai jeté la lettre et la photo de Simone Ballaud à la poubelle (la poubelle des papiers à recycler pour sauver la planète) sur laquelle l'agent avait posé sa pochette en cuir avec tous ses dossiers. "J'ai dit pardon, je vous prie de bien vouloir m'excuser, il faut que je jette une cochonnerie dans la poubelle", il a vu sa collègue disparaître sous son nez. Dans quelques années se serait lui, le successeur, "Votre bien nous interesse", "Patrick Montier pour vous servir". Le plus grand espoir de Simone Ballaud. Fer de lance, un homme très ambitieux, capable lui aussi de bouffer la laine sur tous les dos, y compris sur celui de Simone Ballaud (ce sera même la première sur qui... Enfin bref).

Le champ est clos, la lumière se tamise. Je vais aller lire à la terrasse d'une buvette en bord de Saône en attendant le 3 Mai (oui, je sais, c'est déjà demain), la réouverture du café le plus extra de Lyon, sous les arbres et pas loin des ponts, le Mondrian, endroit intemporel, crée par l'artiste cuisinier, notre ami Michel Piet (et ses acolytes), nous y mojiterons le mois de Juin, quand la clique de Paris, (et Bonnières) ramènera à vélo, le bon vent de l'Espagne. Et mon voisin peut-être qu'on le retrouvera cet été par hasard dans la ville de Madame de Sévigné près de Vitré où il voulait aller vivre, finir sa vie, (il disait), et pourquoi pas mourir ? Il voulait aussi vivre sur la banquise ou au 221 B de la Baker Street  à Londres, (une adresse qui n'existe pas), ça dépendait du temps, du vent. Hier, j'ai appris que mon voisin n'était pas mort, il a écrit de Londres. Il va soit disant bien et habite réellement au 221B de la Baker Street.

L'autre elle hésite. "Y'a pas d'Intermarché, ça c'est très embêtant". Son mari il lui dit "Ma chérie, y'a Carrefour c'est pareil". Elle soutient que "Non, c'est pas du tout pareil". Patrick Montier ronge son frein il sourit. Les affaires sont les affaires. Grosse commission. J'ouvre "La vie sur la terre" :

J'ai pensé en outre ceci, que l'indifférence minérale de ces formes abstraites qui nous entourent, leur sévère fonctionnalité, produisent un composé de sécheresse et de méchanceté qui nous signifie nettement quelque chose : la vie y est un désordre. L'impression que l'on ressent est la même que nous fait un appartement neuf et meublé par un futuriste : on se voit transformé en animal humain ; comme on est en réalité au regard de l'économie toute-puissante. Il y en a donc pour déclarer aimer cela, pour s'exalter d'être au nombre des animaux domestiques de ce maître-là. 

Sans doute n'avons-nous à connaître, le plus souvent, que les bâtisses mécanographiées dont la société de masse a recouvert le globe, les embouteillages, les plages salies par la mer, les nourritures décevantes une fois dépouillées de leur emballage, les soins approximatifs de la médecine bureaucratique. Mais peu importe.

Liens : Si vous avez loupé le début, ci-joint un résumé des épisodes précédents ("La vie sur terre" (Part II, et III) :

http://certainsjours.hautetfort.com/archive/2009/06/22/co...

http://certainsjours.hautetfort.com/archive/2009/06/28/la...

Photo : Un quartier rénové, immeubles grands standing ils ont sûrement un nom genre résidence "Les Eurydice" ou "Asphodèles", bouchant la vue hier imprenable d'un appartement où il paraît qu'avant, on voyait de la fenêtre, des petits pavillons ouvriers, avec des choux dans les jardins mais je n'ai pas connu ce temps, j'ai toujours vu ce quartier piqué de grues. Jamais ne cessent ces constructions. Les bâtiments choisis ne manqueront pas de design, pour ceux qui aiment disons, la pureté des lignes... Photographiés à Villeurbanne au niveau du métro République.

Photos :© Frb 2011

dimanche, 21 juin 2009

La vie sur terre ( Part III )

"S'il nous vient par inadvertance de vouloir songer aux jours futurs, aux années prochaines, à quoi ressemblera le monde et par exemple les informations que nous y entendrons le matin en nous réveillant; aussitôt voilà notre entendement qui charbonne et notre âme qui se trouble comme de toucher à d'hostiles ténèbres: on dirait que ce présent où nous existons encore vivants et tangibles, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ce monde évident où nous sommes aujourd'hui sans étonnement, ne débouche bientôt sur rien que sur du néant. Chacun, pour peu qu'il s'examine avec conscience, constatera d'ailleurs le soin qu'il prend à détourner son imagination d'un avenir si confus et si déplaisant, ainsi qu'il écarterait en rougissant un souvenir malsain (sans doute par quelque phénomène d'antémémoration); avec quel naturel nous éludons toute considération quant au futur imminent, ce qui en est déjà concevable par les événements qui nous y mènent, ce qui peut s'en prédire d'après des circonstances déjà présentes et visibles et si précipitées que les journaux même ne se donnent plus la peine d'en dissimuler les symptômes; qui sont autant de prémices et de causes prochaines au regard de la pensée qui les examine. Les rougeoiements en projettent vers nous de longues ombres qui déjà nous enveloppent: nous tâtonnons et nous croyons voir, nous reniflons les combustions d'un monde parti en fumées et nous croyons penser."

BAUDOUIN DE BODINAT. Extr. "La vie sur terre". Editions, Encyclopédie des nuisances. 1996.

tur42.JPG"La vie sur terre" est un ouvrage peu connu, peu lu, paru dans une quasi indifférence générale et pourtant déjà considéré comme un texte essentiel d'une grande intelligence écrit dans un style magnifique. Ces réflexions sur "le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes" paru chez l'éditeur de "l'encyclopédie des nuisances" émet un constat très critique, sans appel, sur notre monde actuel. BAUDOUIN DE BODINAT ne propose aucun remède (et pour cause !), il considère qu'il n'y en a pas, qu'il n'est plus temps de sauver quoi que ce soit, que nous ne sommes pas dans une époque précédant la catastrophe mais déjà dans la catastrophe elle-même. Il dénonce l'enlaidissement, l'abêtissement, la spoliation de ce que l'Homme a de plus noble en lui, par la dictature économique et marchande dans laquelle nous nous imaginons avoir encore le choix. Je ne saurais que conseiller aux lecteurs de C.J, d'aller urgemment découvrir cet auteur, à la langue baroque, au style souvent bouleversant qui n'est pas sans filiation avec notre cher Guy DEBORD. Ce dernier contribua anonymement à la rédaction de quelques textes de la revue du groupe "encyclopédie des nuisances", donc 15 fascicules sont parus entre 1984 et 1992). Baudouin de BODINAT n'est pas sans affinités, non plus avec SEMPRUN junior (Jaime SEMPRUN, fils de...), rédacteur de cette courageuse maison d'édition qui publia des ouvrages (dont "l'Abîme se repeuple", entres autres...) et également des auteurs tels que Georges ORWELL (en coédition), Günter ANDERS, William MORRIS, René RIESEL, Bernard CHARBONNEAU ou Lewis MUMFORD... Nous reviendrons un jour (un certain jour), à la vie sur terre (si on peut ;-), avec d'autres fragments de ce superbe texte de Baudouin de BODINAT dont on sait trop peu de choses, sinon qu'il est l'auteur d'un essai sur la photographie paru dans les cahier de l'ADRI, et qu'il collabore à des revues littéraires comme "conférences". Auteur à suivre, donc au moins ici , c'est plus qu'une promesse ...

Photo: "Cages à lapins", visibles du Cours Lafayette. Pas très loin des halles du 3em et du centre commercial de la Part-Dieu à Lyon. Printemps 2009. © Frb.