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samedi, 15 octobre 2016

La vie rêvée, par Pierre Etaix

Je lègue à la science qui en a tellement besoin
Ma tête chercheuse avec sa cervelle d’oiseau
Et sa suite dans les idées –
Mon nez creux et mes oreilles attentives

PIERRE ETAIX: (1928-2016), "Avant-dernières volontés" in "Textes et textes Etaix", éditions du cherche-Midi, 2012

 

 

Avec tristesse, et grande admiration.

mardi, 04 décembre 2012

Nous et autres

La vie est-elle seulement faite de morceaux qui ne se joignent pas ?

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Nous aurions tant aimé pouvoir les assembler afin d'en trouver une forme reconnaissable, nous avons recollé un peu, quelques jointures à la surface qui se décomposeraient au moindre souffle. Nous y avons appliqué des mots comme des baumes, la terre tenait bon sous nos pieds mais nos pensées étaient plus mesurées. Nous tentions d'esquiver ces parterres qu'il faudrait toujours écraser pour se tenir ici, debout dans la lumière. Nous regardions les feuilles rétrécir, l'or de l'automne virer aux bruns foncés, une vase légère déliait les passages des boutiques. Les ponts devenaient utilitaires. Nous n'irions plus nous attarder à contempler les flots. Sous l'eau encore limpide, rien ne nous promettait que ces flots pouvaient encore rouler jusqu'à la mer. C'est là bas une force contre laquelle nous n'avons pas eu le courage de nous opposer, nous sommes entrés dans les formes prévisibles de la parole, le bruit gagne. Quelques voix nous séparent et nous ne pouvons rien réparer. 

  

Photo :  La disgrâce. Parc de la Tête d'Or © Frb 2012.

samedi, 01 décembre 2012

The last waltz

J’aime l’automne, cette triste saison va bien aux souvenirs. Quand les arbres n’ont plus de feuilles, quand le ciel conserve encore au crépuscule la teinte rousse qui dore l’herbe fanée, il est doux de regarder s’éteindre tout ce qui naguère encore brûlait en vous.

G. FLAUBERT extr. "Fragments de style quelconque" in "Novembre

 

the last waltz.jpg

 
 
Ici bas © Frb 2012

mardi, 20 décembre 2011

Les pas perdus

le temps perdu

lundi, 28 novembre 2011

La vie sur terre (vue de loin par le chien)

(Ainsi, le spectacle se poursuit) ...

vu par le chien.jpg


Certains hommes sont intarissables. Un homme au corps sec d'arbre, regarde la neige tomber derrière les dunes. Il n'est plus que silence. Il s'agenouille. Mais ce n'est pas pour prier. C'est juste pour être plus près des cailloux.



Photo : du chien (paul) par l'homme qui a vu le chien qui a parlé pour dire qu'il avait vu. (de loin).

© texte et photo by Paul (l'autre) 2011

dimanche, 10 juillet 2011

Mes champs perdus

Certaines routes n'étaient pas dignes de nous porter.

ROBERT DESNOS, extr. "Voyage en Bourgogne" in "Rue de la Gaîté, Voyage en Bourgogne, Précis de cuisine pour les jours heureux", avec des eaux-fortes par Lucien Coutaud, édition Les 13 épis, 1947.
(Repris dans "Récits, Nouvelles et Poèmes", avec des reproductions de dessins par Robert Desnos et des illustrations par Jacques Rousseau, Éditions Roblot, 1975.

bord etang.JPGNous avons marché au bord de l'eau près des cabanes, longeant les haies, mûrissant les fruits noirs qui grossissaient, nous rendaient autres. Nous sommes allés par les forêts, passé le clos, nous avons rétréci.

Nous ne connaissions personne. Nul n'aurait pu comprendre à quel point nous étions perdus.

Plus tu parlais, plus le ciel était sombre, des mots plus sombres encore nous prenaient de vertige, j'avais peur et pour chasser la peur je faisais semblant d'être gaie. La terre, et les arbres, se sont mis à trembler. Il y avait les mots, la violence, l'orage qui avançait, grondait sur nous au dessus.

Je devenais inaudible. A peine moins qu'une conversation, ennuyeuse, qui allait et venait avec des questions.

Les fleurs auront elles encore du pollen en Septembre ?
A quoi servent les papillons ?"

Nous avons marché autour du point d'eau qui gardait les barques au soleil. Plus tu parlais plus je voyais grandir les ombres et les cornes des branches coupées, jetées sur le bord de la route repoussaient jusqu'à la rivière tout un tas de choses mortes qu'on n'osait plus regarder.

J'insistais à vouloir te distraire, émue par les bruits d'eau, l'éclat de l'écorce et la sève dessinaient un tourbillon sur un autre tourbillon où l'on aurait pu lire l'âge de l'arbre en s'attardant un peu.

L'éclair tordu ruisselé du ciel, scia par le milieu ce tronc, où à la trentième année de l'enfance, nous avions gravé nos prénoms.

Sur ta langue une rage lourde retirait peu à peu les charmes de ces petits plans d'eaux, noyait ce qui était sur le chemin parlant aux fleurs, renversait le poison dans le sirop d'érable, tout si vite, disparu.

Qu'un seul mot retourne la terre il nous exhumerait intacts, figés dans notre joie déchue.

A présent cette fleur classique que j'effeuille me fait marcher à reculons, je n'ose plus revenir à l'endroit, ni même ouvrir les yeux. De la route aux éclats de quartz qu'on suivait par un fil brodé on aperçoit des pierres posées sur de fins gravillons aux couleurs d'obsidienne vitreux comme ces ombres qui ne cessent de hanter les lieux. Plus loin, pendant notre sommeil, l'eau bleue a envahi la route bordée de saules qui pleurent près des cabanes longeant les haies.

Si l'on prend la route à l'envers, pour peu qu'on la dépasse, on trouvera à perte de vue des champs de coquelicots qui ne vivent qu'une heure, une innocence pure comme le son de l'aurore, on damnerait une vie contre une heure à rouler entre ces herbes folles, mais il faudrait encore vendre son âme aux dieux...

Photo : Arbre qui penche mais ne casse pas ou balade en eaux troubles près de étang dit "des Clefs", (un paradis en vérité), situé quelquepart entre le Mont sans Souci et le mont St Cyr, dans le Nabirosina.

© Frb 2011.

samedi, 04 juin 2011

A tribute to Maurice Garrel

"Je pensais ne pas passer le cap de l’année 2000. Finalement, nous sommes en 2011 et je suis toujours là. Il faudra m’abattre à la carabine !"

MAURICE GARREL (24 Février 1923 - 4 Juin 2011), extr. des entretiens de l’émission "A voix nue", par Dominique Féret réalisée pour France Culture en Mai 2011.

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Personne n'aurait vraiment souhaité abattre Maurice Garrel à la carabine, on aurait bien aimé, je crois, le voir encore jouer longtemps. L'acteur est mort, ce 4 Juin 2011 à l'âge de 88 ans, et bien que je ne sois jamais très à l'aise pour chroniquer les disparitions, je tenais à rendre un petit hommage à cet acteur que j'admire depuis que je l'ai vu pour la première fois dans ce vieux film extra, d'Alex Joffé, datant de 1960, intitulé "Fortunat", où Maurice Garrel y jouait le petit rôle d'un inspecteur de la milice, aux côté de Bourvil et de Michèle Morgan, et peu après je le revis en Monsieur Bontemps dans "La peau douce". Maurice Garrel était aussi le père du réalisateur (mythique), Philippe Garrel, ("J'entends plus la guitare" entre autres...), le grand père du beau Louis et de la belle Esther, (tous deux aujourd'hui acteurs également), il fût l'élève de Charles Dullin et de Tania Balachova, il devint pensionnaire de la comédie française de 1983 à 1985. On l'a remarqué chez Truffaut, Rivette, Costa Gavras, Chabrol, Doniol-Valcroze, Deray, Deville, Sautet, Cavalier, René Clément, Marcel Carné, Pierre Kast, Chéreau, Despleschin, Lelouch, dans les films de son fils ou dans ce film étrange, "Alors voilà" réalisé par Michel Piccoli. Et j'en oublie beaucoup... Le plus souvent, il a joué les seconds rôles, il a oeuvré pour des courts métrages, pour le théâtre, pour la télévision, il s'est aussi essayé à la mise en scène avec Laurent Terzieff (un autre "magnifique" disparu, l'été dernier). Il fût nominé deux fois pour les Molière en 1992 et 1994, et deux fois aux Césars pour le meilleur second rôle masculin dans le film (superbe), "Rois et reines" de Arnaud Desplechin, et surtout pour "La discrète" de Christian Vincent où son jeu adhère au personnage avec une classe d'un naturel époustouflant, chacune de ses apparitions se savoure et mène le film à l'excellence. Je n'ai pas trouvé beaucoup d'extraits disponibles sur le net où l'on peut visionner des scènes significatives du fin travail d'acteur de Maurice Garrel, j'ai donc choisi parmi les rares qui nous sont actuellement accessibles et ça tombe plutôt bien, pour ce jeu, qui paraît flegmatique mais révèle un travail d'acteur précis (là où "le travail" justement ne se voit plus). Il y a un autre charme chez Maurice Garrel c'est sa voix au phrasé très particulier, cette élégance un peu maussade, très enveloppante, un je ne sais quoi de magnétique qu'on pourrait appeller plus simplement "une présence". Extrait choisi, entre deux scènes, ça passe trop vite, regarder ce jeu, écouter cette voix, est un pur régal.

 

 

Autres liens pour découvrir plus en détail l'itinéraire de Maurice Garrel, à lire ci-dessous trois articles de presse parus juste après sa disparition  :

http://www.lexpress.fr/culture/cinema/petite-histoire-du-...

http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/06/05/l-acteur...

http://www.parismatch.com/Culture-Match/Cinema/Videos/Hom...

A écouter, une suite des entretiens de l'émission "A voix nue" consacrée à Maurice Garrel, ici le second entretien, il y en a cinq en tout, la page vous ménera à l'intégralité, selon votre désir.

http://www.franceculture.com/emission-a-voix-nue-maurice-...

Photo : tirée du film "La maison des bories, réalisé en 1969 par Jacques Doniol-Valcroze

vendredi, 02 octobre 2009

Un hémisphère dans une chevelure

"Laisse moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.

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Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes les nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur. Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs de longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure, je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs."

Charles BAUDELAIRE (1821-1867)"Un hémisphère dans une chevelure", (posthume, 1869).. Extr. "Petits poèmes en prose- le spleen de Paris" Editions, poésie Gallimard, 1973.

 

A.S. Dragon : "Un hémisphère dans une chevelure", (lyrics, C. Baudelaire)
podcast

 

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Depuis quelques jours déjà, ce poème de Charles BAUDELAIRE, me hante et s'impose comme une ritournelle. Puisant (sans épuiser), sa musique indolente dans les parfums extrêmes d'une forêt apprivoisée, dite Parc de la Tête d'or.

Ici, l'automne, à peine existe, muselé par la persistance d'un été indien désolant. En cette ville où chaque soirée braille, où chaque fête ressemble à la mise à mort de la moindre rêverie possible. L'automne pourtant, consent à entrer par cette faille, une brise entre les nuages conviant des feuilles à demi-mortes, à descendre parmi les humains.

Un pur condensé d'aromates, au souvenir, nous vient. Près des bancs qui bordent le lac, sous les ombres d'arbres centenaires, devant les facéties d'un cygne, ou la dernière barque. Des images d'étreintes révélées. Un espoir de débauche peut-être ? Au sentier du lac ou ailleurs, sur une place à flonflons où tourne un impuissant manège, l'amante d'autrefois contemple le visage d'un vieil amant devenu chauve, riant du rire heureux de l'homme dévidant sa mémoire.

Plus loin, le quidam de la vogue, finit à la taverne, l'oeil plongé dans les mousses molles, quand la ville s'emporte. Plus près, dans l'herbe on s'embaumerait au sacre de ces heures, à convoler sous l'incendie. Doucement on plongerait les mains dans ce décor, puissant d'une fragilité. Des fragrances boisées épouseraient l'humidité, une effusion de tubéreuses, allumeraient cette mèche...

Photo 1 : Premières rousseurs automnales prises en hauteurs à deux pas de la place Liautey qui longe un peu les quais mènant aux universités ou au Parc de la Tête d'Or, selon...

Photo 2 :  Le Parc de la Tête d'Or, (cheveux bruns à reflets auburns sur un crépuscule bleu rosé), qui déploie chaque jour au coucher du soleil, en plus des ombres folles, d'éprouvantes odeurs de lianes et de terre remuée. Vu au dessus de l'enclos des biches. Lyon. Octobre 2009. © Frb.

mercredi, 09 septembre 2009

Lucien du plateau

Comme un mercredi

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Le "typique" Croix-Roussien du mercredi semble toujours en vacances.  Mais je n'aime pas le mot "typique", ni le mot "atypique" d'ailleurs, (nous reviendrons sur le sujet peut être un jour)... Le Croix-Roussien "né "ou de forte adoption, connaît chaque comptoir comme sa poche, chaque banc du boulevard, ayant usé jadis ses fonds de culotte, en se laissant descendre comme j'te pousse, sur les rampes d'escaliers de la cultissime Pouteau. Allant toujours à pieds, parfois à bicyclette, et abonné au 6 pour le principe. Plus tard, toujours en bras de chemise, jeune homme un petit peu raboulaud, bourru juste ce qu'il faut, rigolard (comme sa boule), un brin coquin, pudique assez, (comme tout lyonnais qui se respecte dit-on), on le retrouve, avec les copains, bras croisés au milieu de la Jacquard et refaisant le monde. Toujours prêt à retarder la fermeture du Jutard ou de la Soierie avec la politique, "Les politiques, tous des guignols !", des séries d'histoires savoureuses (avec ou sans calembours), ou des souvenirs du temps des marrons de la vogue, tandis que la femme du Gaby lui rechanterait "emmène moi danser ce soir", encore mieux que la vraie, un sacré coffre pour une si petite bonne femme. Le Croix-Roussien à l'ancienne, est villageois, bouliste (ça !), il attend la saison de la vogue même s'il trouve que les gaufres ont pas le même goût qu'avant, même s'il déplore. Oui il déplore des tas de choses. Mais à quoi bon ? Il finira sa phrase par : "qu'est ce t'en dis ?", "que veux tu !". Le Croix-Roussien du mercredi il est déboussolé depuis que la boulangerie de la rue d'Austerlitz a changé de propriétaire, il y a bien des années, mais Lucien ne s'habitue pas. Il aimait tellement la serveuse, la fille aînée du boulanger. Sa petite folie... (Mais rassurez vous, les amis, je ne vous referai pas le coup de la Pomponnette ni de la femme du boulanger version "quenelles" à la sauce mère Brazier, non, pas encore.)...  Donc, la serveuse elle lui disait en sortant comme toujours les deux pains d'un kilo, et de quoi mettre sur la balance au moins deux cent grammes de chouquettes au sucre : "Alors,msieur Lucien ! ça sera comme d'habitude ?" Il souriait exprès parce qu'elle lui rendait toujours le sourire en même temps que la monnaie. Et quand elle lui souriait à lui, Lucien rajeunissait de vingt ans, et après, sur le chemin du retour, il se sentait comme Jean Gabin (evidemment, dans "Quai des brumes"). Desfois, il se faisait beau exprès, pour le plaisir de plaire, la chemise bleue azur, assortie à ses yeux, il ajoutait alors, une petite touche de senbon, celui pour les grandes occasions, le sien, "brut de Fabergé" et mouillait bien son peigne pour faire un effet gominé comme Jean Gabin encore mais dans "Le cave se rebiffe", ça lui faisait des effets de stries et un cran formidable dans les cheveux, il aimait bien. Alors il marchait tout doucement, savourant au printemps les glycines abondantes glissant aux portes des jardins ou l'automne, accueillant, débonnaire, la rousse voltigeuse posée comme un gros papillon sur sa chemise bleue. Et il allait s'en jeter un, à l'angle, Denfert-Rochereau-Gorjus, pour se donner du courage, il croisait les copains en train de taper les cartes chacun avec sa fillette de Saint Jo. Les copains lui disaient "Dis dont Lucien t'es drôlement beau, tu vas à la noce ?" ou d'autres plus familiers, lui balançaient, hilares, une grande claque sur l'épaule avec leurs grosses mains larges comme des palettes, "Mais regardez moi ça, le Lucien qui s'est mis sur son 31, alors Lucien ? C'est le grand jour ?", Lucien riait à pleine dents et ajoutait mi-heureux mi-penaud :"taisez vous dont, bande de couillons". Un jour, par la faute au "Rasteau-prestige", il avait parlé de la serveuse, à tous les bougres du bistro. Oh trois fois rien. Deux petites coquineries, juste une fanfaronnade, mais correcte, pas de quoi faire des ragots. Il s'était vanté de faire tomber la monnaie exprès à la boulangerie d'Austerlitz, et d'avoir mal au dos exprès, juste pour voir la vendeuse venir de son côté et se baisser exprès. Là il avait encore dindonné, avec une voix grave, roulant ses yeux comme le pompon d'un "manège à lui" bleu, du privilège d'avoir pu contempler les cuisses de la fille de la boulangerie d'Austerlitz, "les plus belles de toute la région". Il avait détaillé un peu le bout de culotte une fraction de seconde aperçue, "une culotte toute en dentelle, ah cré vindieu, les gars !"... Alors, les jours suivants à la boulangerie d'Austerlitz, il y avait eu un drôle de défilé. Les gonsses de la bande du bistro, un à un ou par deux, étaient tous allés chercher le pain là bas, en plus très croustillant, le pain, et la serveuse bien davantage, tous un par un ou deux par deux, avaient fait tomber leur monnaie, à qui mieux mieux, l'un feignant une luxure de la hanche l'autre tirant la patte comme un grand blessé de guerre et la serveuse, jolie comme un coeur, serviable, à souhait, vingt ans à peine très charitable, fit alors quelque gymnastique en toute ingénuité, pour ramasser les pièces de ces messieurs, tandis que les gognands filous, fiers comme la Baraban, se rinçaient l'oeil abondamment. Mais quand la chose tourna en habitude, Lucien mit de l'ordre dans tout ça. Et comment ! La serveuse, on n'y toucherait pas ! Le poing avait pété bien fort au milieu de la table. La voix avait tonné. Et quand Lucien tonnait cela faisait bien plus d'autorité que les sermons réprobateurs du père Panier à Saint Bruno. Lucien savait comment se faire craindre. Il était droit. Il aimait l'ordre. Et c'est pour ça. Parce que très droit, qu'ici on respectait Lucien.

Au fond Lucien, il regrettait. Il aurait bien aimé être comme Jean Gabin (mais dans "Touchez pas grisbi". "ah ça oui !")... Comme Jean Gabin quand il enlace la secrétaire. C'était comme ça qu'il voulait faire avec la petite serveuse de la boulangerie d'Austerlitz. Mais Lucien avait des principes. La probité toujours. Le dimanche, il jouait aux boules avec le père de la gamine. Il s'était dit : "ma foi ! ça serait quand même dommage de trahir un copain, de salir la Croix-Rousse pour une tocade sous un napperon de dentelle". Il continua à courir au pain et sans rien faire, ni laisser paraître son béguin, il goûta gentiment à ses deux minutes de bonheur, un salut quotidien. Desfois le moral ça tient à rien, à presque rien. Puisque Lucien, même en costume, n'était pas Jean Gabin. Il avait pour lui ses yeux bleus à glisser doucement dans les yeux gris, à reflets mauves de sa serveuse. Deux superbes minutes par jour, ce "presque rien" tenant le fil des autres jours...

Le temps passa. Un jour, le boulanger de la rue d'Austerlitz, mit une affichette en vitrine : "changement de propriétaire". Et pour Lucien, ce fût l'apocalypse. Un autre boulanger s'installa, avec une autre serveuse. Le pain était moins croustillant, la serveuse quoique pas vilaine, n'éveillait pas le quart de l'ardeur que Lucien ressentait pour l'ancienne. Mais vint une toute autre blessure : chaque jour, au lieu du doux de la précédente serveuse "Alors msieur Lucien ? ça sera comme d'habitude ?" la nouvelle lui demandait sèchement : "Et le petit monsieur qu'est ce qu'il veut ?". "Petit monsieur !" jour après jour, de quoi détruire un homme. Et cette façon de s'adresser aux gens à la troisième personne du singulier ! "non mais vraiment !". Alors il répétait mollement : "deux pains d'1 kilo, et deux cent grammes de chouquettes"... Le fait de répéter mollement, jour après jour, lui fît sentir le poids du temps, tous ces kilos de pains mangés, que de chouquettes en une vie ! toutes ces années déroulées, sans souci, en croustillant. Et la nouvelle serveuse revenait au pas de charge, cassant encore la rêverie du vieil homme qui n'en pouvait plus de souffrir pareillement. "C'est pour manger tout de suite ou il veut un petit sac ?". Lucien toisait la nouvelle serveuse, blanc comme un mort : "Manger tout de suite deux pains d'un kilo ! Lucien, il veut pas qu'on l'emmerde, un point c'est tout". Lucien rongeait son frein, poussait son coup de gueule dans sa tête puis muet, il prenait la porte, la mâchoire rentrée presque dans les épaules, homme lapidé, réduit déjà par l'ordinaire ritournelle, chantée sans coeur, sans la moindre considération ni pour le pain, ni pour les gens. Lucien sortait digne pourtant, déchiré en dedans et chaque jour lâchant un austère :"à demain mademoiselle", rêvait d'une vengeance prochaine. La réponse du berger à la bergère serait terrible. Un jour viendrait. "Qui sème le vent, récolte la tempête, ils verraient bien"...

A partir de la date du changement de propriétaire, Lucien porta sur son dos, tout le poids de la colline. Mais sa peine s'étendait bien au delà. Aujourd'hui Lucien n'allait pas. Il n'allait pas parce que plus rien n'allait dans ce foutu quartier. Comme si des bouts manquaient, et qu'à la place, toutes ces nouveautés, agrémentaient d'une béance, le désert qui avançait. La révolte s'esquissait mentalement ou sur des coins de nappe. Il n'aimait pas les nouveaux réverbères de l'esplanade du caillou. Cette esplanade, ces réverbères  "c'est du n'importe quoi !". Il n'aimait pas la nouvelle boulangerie, une autre encore, qui venait d'être rénovée pas très loin du métro. Pourtant irréprochable. avec des serveuses très aimables, mais on entrait et on se gelait dans l'air conditionné, déjà, une façade de laboratoire d'analyse médicale, c'est triste, mais une boulangerie chirurgicale, qu'en penser ? Lucien disait "Bientôt ils s'habilleront tous en cosmonautes pour nous servir du pain". Il n'aimait pas non plus  les nouvelles chaises du café de la soierie, de ces chaises qu'on voit dans les catalogues norvégiens, avec des couleurs de cafards, cette mode de repeindre les murs, le mobilier en marron chocolat."Vert pistache et marron chocolat après "saumon" manquait plus que ça ! Elle est triste la jeunesse !". Il n'aimait pas les guirlandes de Noël toute l'année, à la terrasse du Chantecler. Comme si la vie entière était une veillée de noël "on nous prend pour des... On n'est pas des...". Il n'aimait pas ces landaus à deux, voire trois places ralentissant le pas sur le marché, une recrudescence de jumeaux, de triplés, "Il doit y avoir des trucs dans l'air, des OGM, des hormones, ché pas quoi !" et Lucien marmonnait sa guerre contre la vie de maintenant tout en marchant. Marcher c'était son vaccin contre la rage. Un remède pour ne pas imploser. Il coléra encore dans sa tête, à propos des barottes à deux, quatre, même six roues ! les nouvelles, en plastique transparent ou style sport, toute cette laideur pratique remplaçant l'émouvant panier en osier, des charmés de conille, l'épatante filoche souvent effilochée. Et puis il alla à son bistro de l'angle Denfert Rochereau-Gorjus, il ne le trouva plus. C'était devenu un restau très joli, excellent, oui, sûrement, avec un chouette nom bien de Paris, "les enfants du Paradis" ça s'appellait. Mais, là non plus, une fois encore, ce n'était pas un coin pour lui. Là, ne se trouvaient plus ni son enfance, ni ce qu'il cherchait du paradis. Au menu, pourtant papillants ces "délices de noix de St Jacques saupoudrés au curry sur le nid de fraîche coriandre ". Cette fois, c'était fini. C'est pas là qu'il serait le roi, du graton, du tango, des fanfaronnades. Ici pourtant, il y a peu, il avait battu le Roger au 421, siroté le kir à la framboise, dansé avec la grosse Simone sur un air de Léo Marjane. Il resta  longtemps devant l'enseigne, son ancienne deuxième maison dont il oubliait déjà l'ancien nom. "Les enfants du paradis rue Denfert... Fallait oser quand même", pensa Lucien. "Y'a encore des jeunes qui ont de l'humour sur cette terre"... Puis il visa, un autre paradis sur terre, cette chose à lui, les lampions de la "Gargagnole", Ozanam, plus haut que les cieux, mais peut être, avant, il irait goûter le Mâcon blanc, à "La crêche", ou une autre petite folie : un flan phénoménal, une meringue géante à la boulangerie pas bégueule sur le boulevard, près de l'antiquaire. Gargagnole pour la bonne bouche. Il rêva très longtemps, à sa petite boulangère perdue, dont l'image s'effaçait à mesure que ses lèvres radotaient des prénoms de copains, de vieilles maîtresses, de rues, numéros du loto, tiercé gagnant, tout dans le désordre. Les souvenirs allaient, venaient de la dentellière chouquettée d'Austerlitz, au damassé soyeux à trabouler tout en flottant. Et cela  s'esquivait doucement au passage des 4X4, entre les bruits furieux de klaxon d'un commercial embrigadé dans une auto (la fameuse citroën CX break), et des fulgurantes mobylettes de Pizza vit' (24H/24/ 7J/7). Il pensa aux cochers, aux diligences, à la statue de l'auguste Jacquard, aux jambes de la Guiguite réinventant tout en même temps les folies bergères du Grand Lyon et les grandes heures du tango de la Scala de Vaise. La Guiguite saôule à rouler par terre, fêtant toute la nuit, la pluie sur Tabareau, juste à cet emplacement précis où il y a maintenant la vespasienne et deux monumentales poubelles sphériques, qu'on a scellé ici pour sauver la planète. Il pensa à la femme du Gaby quand elle chantait Georgette Lemaire, "le coeur désaccordé" au café du marché. Aux bugnes toutes molles qu'on vendrait ce printemps dans des barquettes à Monoprix. Il passa rue Villeneuve, où un groupe sympatoche de jeunôts à casquettes rejouaient Caussimon façon rock à l'accordéon. Il regarda le pli parfait de son pantalon, ce tergal amidon tombant sur la basket, des pieds très étrangers aux siens, qui pourtant le trimballaient partout. "C'est des trotters" avait dit la marchande de la "halle de la chaussure", "des trotters à 35 euros !", il n'avait pas osé dire non. Et tandis qu'un solo de guitare wha wha, débridait Caussimon, il regretta le croustillant de ses chouquettes qu'il mangeait à moitié sur l'étoffe, à moitié sur un bout de banc, son Austerlitz perdu. Il regretta ses mocassins cirés qui croustillaient naguère sur les pavés, sur la terre de la grande place, chaude et sablée comme un gâteau. Il s'aperçût que même sa nostalgie manquait vraiment d'allure. Le coeur n'y était plus. Il comprit en marchant tout ce qui n'allait plus. Au son que faisait sa chaussure, trop discrète, écrasée, par le bruit des voitures. Désolant brouhaha coexistant mine de rien avec tout un feutrage généralisé, un calfeutrage, on dirait presque. Il comprit que le drame était peut être là : plus rien ne croustillait. Ou plus personne. "ça devait venir de ça, sûrement"...

Il tenta de marcher plus fort, d'appuyer mieux son pas, pour que le trottoir fasse corps avec le son de ses souliers. Il marcha sur les bords, dans la terre, partout où il pouvait. Il marcha désespérément, jusqu'au soir. Il voulait entendre la terre qu'il foulait, se sentir là, présent, en vie, lui, le Lucien, Le Lucien du plateau, en particulier. Mais quelquechose l'en empêchait, un puissant calibrage brouillait l'émission de son pas, absorbant tout autant le mouvement que le sens des prochaines balades. Une matière du dernier cri dans la semelle.

Nota : Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence. (A l'exception de quelques unes peut-être...)

Photo : Lucien (du plateau), marche et cogitations. Boulevard de la Croix-Rousse côté Mairie entre caillou et Tabareau. Pris en filature à vélo, un mercredi de septembre 2009 à Lyon. © Frb

samedi, 14 mars 2009

Madame rêvait

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ALAIN BASHUNG : 1947-2009

Merci à lui...