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jeudi, 02 décembre 2010

La chaleur humaine

J’ai passé ces derniers mois à passer ces derniers mois. Rien d’autre, un mur d’ennui surmonté de tessons de colère.

FERNANDO PESSOA, Lettre à A. Cortes Rodrigues.

chaleurF2640.JPGDe manière progressive, une teinte un peu grise dominait à présent. La poussière devenait liquide quelques éclats abimaient le velours qui avait recouvert la ville tous les jours précédents, la couleur de l'ennui revenait comme toujours, et nous déplorions cet instant où la ville silencieuse avait rassemblé dans le froid les volontaires qui distribuaient la chaleur humaine gratuitement à l'entrée des magasins ou dans les bouches de métro, rien que des volontaires enjoués, prêts à tout pour distraire les passants, les éloigner de "la pensée frileuse" qui s'invitait dans les maisons et couvrait tout du voile de la dépression venue par les brouillards d'Octobre, les premiers frimas de Novembre et les noëls où il manquait toujours quelqu'un aux festivités, chez les uns et les autres, pour que la fête soit absolument réussie. Les solitaires ne souffraient pas. La "dépression saisonnière" pour eux, c'était tout le temps, mais les solitaires ne comptaient pas, ils appartenaient au "domaine à part" qu'on avait classé "atypique", l'adjectif fourre-tout "atypique" plutôt en vogue courait dans des dossiers spéciaux, sur les listes d'attente et vidé de son sens, on avait choisi "atypique" plutôt que ses synonymes tels : "exceptionnel", "hors norme", "inaccoutumé", "inhabituel", ou "singulier" qui connotaient trop dans le particulier, "atypique" était un mot atypique même, une façon de considérer la chose sans vraiment la considérer, les solitaires n'étaient pas tout à fait dans la marge, pas assez dans la marginalité, on pensait d'abord aux familles, aux clans, à tout ce qui rentrait dans les statistiques, il fallait préserver leur joie, leur cohésion, l'intégrité des plaisirs, tout en leur transmettant la certitude qu'ils appartenaient à une collectivité vraiment active, leur forger une identité, une communauté, quelque chose qui ait l'air solide, leur livrer l'illusion leur en fabriquer d'autres, jusqu'à ce qu'ils se sentent protégés par quelque plan définitif. Les volontaires, des jours entiers affinèrent leur stratégies, leur action fût dévouée aux terrains les plus "sensibles". Les volontaires portaient les sacs et les valises des pauvres gens, engageaient les conversations, complimentaient les dames, laissaient leur place aux vieux. Aux époux qui allaient seuls au bistro se saouler avant de rentrer les volontaires offraient un pot, y ajoutaient les distractions (blagues belges, histoire de blondes, bonne humeur et bons mots). Il y avait dans cette sorte de bonté accompagnée de manières généreuses, la gratification de plaire inséparable du souci d'attester que la chaleur humaine était une constante de l'humanité, malgré les derniers évènements, les décrets aberrants, la liberté qui sourdement se réduisait, divisant des classes entières de gens, rien ni personne ne pourrait attenter à cette valeur proclamée "sacrée" de la chaleur humaine, aucun gouvernement ne pourrait jamais modifier ce que la nature avait désiré libre, rien, jamais n'aurait l'outrecuidance de réduire la chaleur humaine à moins que ce qu'elle était, même si chacun laissait au secret ses petits enchantements personnels, c'était justement ça, le travail de ces volontaires : faire fructifier les prodigieuses ressources de chacun, un peu partout afin que la morosité ne ronge pas la saison et n'empêche pas, par ailleurs les réformes de se faire. Les volontaires croyaient à une vie meilleure, ils mettaient une ardeur particulière à divertir les gens, ils se disaient indépendants, bien qu'une rumeur courait qu'ils étaient payés en avantages par les gouvernements. Le ministre de la solidarité, lui même, n'avait pas caché au journal de 20H00, qu'il avait commencé à songer à la création d'un "bureau des chaleurs humaines" avec un système de bons, de tickets, et d'emprunts à un pourcentage raisonnable et des campagnes de prévention menées par des psychologues qu'on pourrait associer à des prêtres pourquoi pas à des artistes ? (Il y en a de serviles-...) qui évalueraient le potentiel de chaleur humaine que chacun pourrait offrir à son prochain dans des proportions raisonnables, et mettraient en place des dispositifs ludiques et opérationnels, pour recréer une dynamique dans le tissu social des villes voire des quartiers. Il y aurait aussi un "bureau des débordements" afin d'éviter toute exagération, on avait réfléchi à des quotas, des systèmes d'amendes et à des soins relatifs aux pathologies "débordantes", il y aurait des orientations systématiques encadrées par des assistants au volontariat, qui permettraient de réguler les flux déviants vers des centres spécialisés dans les troubles psycho-affectifs remboursés par la sécurité sociale jusqu'à 57,3 %, cela, doucement, se mettrait en place par la grâce d'un mécénat proposé par les grands noms de l'industrie pharmaceutiques. De même qu'on réfléchissait à "une journée de la chaleur humaine" où chacun pourrait rencontrer son voisin et l'embrasser avec toute l'affection qu'il n'osait lui offrir dans l'année. Les créatifs d'évènementiel inspirés par des performers d'art contemporain, planchaient sur un projet dément : des farandoles géantes de citoyens et de voisins qui iraient d'immeuble en immeuble chercher d'autres voisins, ils partiraient de ville en ville pour que la chaleur humaine se diffuse et dépasse les frontières, il y aurait des feux d'artifice, des ballons, des lancers de radiateurs symboliques, chacun serait encouragé à offrir des fleurs aux passants, ou à inviter à déjeûner chez lui, celui qu'il jugerait plus démuni que lui. On demanderait aux maires dans les villes d'engager des débats sur les places, aux gens de se parler spontanément, on fabriquerait des affiches invitant les consommateurs à se faire mutuellement la conversation dans les magasins, à s'aimer sincérement, on puiserait l'émotion cachée au fond de chacun pour que le monde ne soit plus qu'émouvant. On pensait même organiser un grand "love-in" de fin d'année animé par des vedettes déjà très investies dans le projet, on parlait de Yannis Noanne, Mimile Matry, de Florent Pagnol et peut être de Claudine Fion, on ferait venir Michel Pornaleff et Jean-Lichel Marre, l'entrée ne serait pas donnée, mais grace à cet argent on pourrait fonder prochainement, un "ministère de la chaleur humaine" qui bénéficierait de moyens, grâce aux dons, pour imposer à tous la valeur de chaleur humaine, guidée des professionnels pluralistes et attentionnés. Il y aurait cette idée de "générosité méritée" appuyée par des philosophes qui viendraient en parler à la télé en bidouillant grosso modo Voltaire à partir d'une seule phrase qui serait placardée dans tous les établissements scolaires, les halls de gare, à l'entrée des supermarchés :

"Rien ne se fait sans un peu d'enthousiasme"

 On prévoyait d'ici 2025 de mieux distribuer le trop plein de chaleur humaine de certains à ceux qui en manquaient, ainsi s'acheminerait-on vers un monde plus parfait que le précédent, aussi convivial que porteur d'espoir d'une civilisation plus authentique, plus équitable. La chaleur humaine allant de pair avec le coeur à l'ouvrage, c'est dans la joie de tous et toutes, marchant main dans la main, qu'il fallait que les bonnes choses se fassent.

Photo : La foule du cours Emile Z. vue d'avion (l'avion de certains jours ne vole pas haut mais c'est quand même un avion). Villeurbanne in December © Frb 2010

mardi, 30 novembre 2010

Tous givrés

Ce matin, (qui n'est pas à la date d'aujourd'hui, à 48 h00 près), le paysage aura changé. Pour la première fois dans la ville, on voit des gens aller à la boulangerie sur des skis, d'autres disparaissent dans un glacier, une solidarité très spontanée réchauffe les esprits par la grâce du froid tôt revenu, des choses qu'un journaliste à la télévision a qualifié de "cauchemardesques" comme si le monde n'appartenait qu'aux automobilistes. Nous, les piétons, les cyclistes, skieurs de fond, ou fantaisistes à trottinettes, à raquettes, à bonnets (avec ou sans pompons), nous dérapons jusqu'à l'insignifiance, ralentis dans tous nos projets ou parfois, immobilisés, nous goûtons à cette expérience enfantine, assez délicieuse, qui consiste à improviser, à défaut de pouvoir déployer nos ailes, nous patinons merveilleusement...

  IMG_0256.JPG         DSCF2366.JPGIMG_0375.JPG  IMG_0031.JPGIMG_0378.JPGDSCF2363.JPG

Pour le plaisir (infime) de la lo-fi, vous trouverez ci dessous 44 secondes de pas pressés dans la neige urbaine, la neige rurale, est infiniment plus veloutée et invite à des gestes plus lents, dit-on. La neige des villes on l'appelle en milieu de journée, "la gadoue", "la bouillasse" ou "la gabouille" ce dernier mot m'a été soufflé par un vieux monsieur très loquace croisé dans la folklorique ficelle à crémaillère qui remonte au village (ou plateau de la Croix-Rousse). Ici, l'extrait est à deux ou quatre pieds seulement, je vous ai épargné le tintamarre de la journée, quelques milliers de pieds craquant la neige et pas mal de gamelles, plus quelques sirènes de pompiers... (Qui a dit que la neige était silencieuse ?)



podcast

Ceux qui n'aiment pas les pieds ni la neige de la ville, trouveront peut être satisfaction avec des tronches de neige à la campagne...

http://certainsjours.hautetfort.com/archive/2010/01/13/tr...

http://certainsjours.hautetfort.com/archive/2010/01/12/sn...

A suivre des photos de Lyon sous la neige peut-être un certain jour en décalé et quand tout sera fondu.

Lien utile : http://www.lyon.fr/vdl/sections/fr/evenements/alerte_mete...

Photos : Hommes, femmes, enfants, chaudement fagotés, surpris un matin par presque 20 cm de neige. Photographiés au parc de la Tête d'Or (Photo 1 et 5), près du tunnel de Fourvière (photo 4), sur les quais du Rhône (Photo 3) à Lyon et place Charles Hernu à Villeurbanne (Photo 2 et 6). Certains jours toujours en décalage avec le calendrier ordinaire, a "croqué" les six petites balades au premier jour de December. © Frb 2010

mercredi, 17 novembre 2010

Nous semblons insensés les uns aux autres, disait autrefois Saint Jérôme

cluny0107 nb2.jpgLes ponts bougent dans la nuit se déplacent tels des radeaux à la dérive, avec les lumières qui traversent les âges. Des jeunes filles s'y attardent portant l'amour aux inconnus qui vont sur elles à nouveau, sans histoire. Ils ne demandent rien d'autre, chaque nuit, qu'un peu de considération, c'est toujours la même chose, il suffirait de presque rien. Ensuite le soleil se lèverait. Et chacun serait séparé jusqu'au soir. Puis les nuits qui suivraient, on verrait encore les ponts bouger un peu, rassembler entre les rives opposées, des passeurs invisibles qui inventeraient un mot nouveau pour chaque nuit et ainsi de suite...

Tout cela ne s'unirait jamais au petit jour, tout invisiblement, se balancerait entre les ponts, contre l'assaut des aiguilleurs qui assiégent la ville, portent les hématomes, la sanction pour qui dépasse la ligne, jusqu'à ce que les premières neiges assourdissent l'écho de tous ces combats éperdus.

Il y aurait ceux qui vendent les fleurs, avenantes sur les marchés et laissent des grands bouquets de lis (ou lilium candidum) un peu défraîchis, aux balayeurs. Il y aurait des vieilles qui se traînent à genoux dans des églises priant on ne sait qui.

Il y aurait la satiété dans les grands restaurants, et des phrases à rallonge pour présenter une simple entrecôte pincée de gros sel sous sa noisette de beurre, accompagnée de pommes dauphine. Il y aurait pour chaque dessert dans ce même restaurant les tartes au citron meringuées ou au choix, les pommes cuites au four servies avec du caramel, des éventails de biscuits parfumés de cannelle en forme de petits doigts coupés et la crème chantilly, pour le modeste supplément de 1,58 euros.

Il y aurait les buveurs de Gueuse-cerise, la mort subite aux terrasses, et des hommes d'âge mûr aux fonctions importantes, soudain pris de panique à l'idée de mourir d'un infarctus, au volant de leur voiture entre deux déplacements.

Il y aurait des femmes de ménage trouvant des lettres compromettantes au fond d'une corbeille à papiers, et des secrétaires aux cheveux défaits par la brutalité d'une étreinte un peu forcée, submergées par l'amour au milieu d'un parking. Elles soupireraient peut-être d'une joie, d'une honte de ne pouvoir bien jouir qu'au coeur de la saleté.

Il y aurait des enfants qui rentreraient gaiement de l'école sans savoir que leurs parents se déchirent.

Il y aurait des fadaises pour cette petite employée de maison, des amants en dépit couvrant de ridicule le sexe et la façon d'aimer d'anciennes péronnelles, au zinc du café des artistes.

Il y aurait la trahison, permettant à chacun de se mettre en valeur au détriment de l'autre. Il y aurait des chiens écrasés, pour de vrai, pour de faux, des visages tristes croisés dans une rame de métro, et qui pour la journée inverseraient le cours des choses.

Il y aurait des amitiés furtives, les liens dépossédés, les bonnes et les mauvaises manières, cette haine contenue dans des formules de politesse, abusant de l'espace public pour démanteler les saloperies humaines, qui viennent des autres, évidemment.

Il y aurait le reniement de soi consenti comme une évidence qui pourrait garantir à chacun et chacune autant l'illusion de son libre arbitre qu'une crédibilité incorruptible aux yeux du monde.

Puis, il y aurait les yeux du monde, à l'affût de nos faiblesses, aveuglés des sentences de la bonne et mauvaise conscience ; derrière chaque acte délictueux, il y aurait l'ignorance du code civil, les petites procédures intimes et des hommes en robe noire et collerette blanche, qui défendraient l'innocence ou le crime tout cela au même tarif, des remises de peine, des années de prison avec sursis, le bureau des greffes surchargé, des audiences ajournées et des procès qui se termineraient par une pire injustice dont les conséquences désastreuses n'intéresseraient personne.

Il y aurait des gens dans des téléphériques qui suivraient des yeux le mouvement des oiseaux migrateurs, rêvant de ne plus jamais interrompre le voyage qui les porte et constitue leur seul moyen de tenir debout, désormais, les pieds sur terre en apparence. Il y aurait la reproduction la mue, la migration de tous de nos entretiens.

Un coucou geai tombé du ciel, dont on ramasserait le corps au cap nord suite à un déréglement de sa boussole interne ; il y aurait les insectivores à la recherche du refuge de l'Alceste qui regarde en silence toute saison comme le prolongement de l'hiver.

Il y aurait les cigognes noires, le sterne arctique et le rouge gorge, tous ces oiseaux qu'on invente qui passent en grillant nos cervelles, ou couverts des louanges des fruits de fin d'été délivrant en automne les poisons du vérâtre blanc.

Il y aurait le pluvier doré qui survole l'océan pacifique sur 3 300 km pour rejoindre les îles Hawaï, le souci de la nourriture disponible, de la tranquillité, et cette indifférence au comptage des ornithologues.

Les ponts bougent dans la nuit, se déplacent tels des radeaux à la dérive, avec les lumières et tous les artifices dans tous les estuaires, dix mille huîtriers-pies en stationnement sur les vasières ; l'impuissance des granivores, et les prédateurs en sommeil, réveillés par les oies cendrées qui déplient le plan à l'envers en modifiant très lentement la composition de l'atmosphère.

Il y aurait des hypothèses à l'approche du danger, des captures imperceptibles après la découverte de pinsons dans des plats préparés. Il y aurait la peur d'être contaminé ; de grands élans d'amour, de solidarité, quand la nuit reviendrait qui déplacerait ses ponts à l'avantage des uns au détriment des autres. Il y aurait la Veuve Clicquot au cul trempé dans un seau d'eau glacée, accompagnant des toasts tièdes tartinés d'un pâté d'hirondelle. Chaque nuit apporterait sa joie nouvelle avant que le jour revienne mettre les choses en ordre, jusqu'au soir, et ainsi de suite...

 

Extr de "Genre humain" à écouter : ICI

 

Nota : Le titre de ce billet est une phrase empruntée aux "Sermons" de Bossuet.

Photo : Un animal étrange perché entre deux rosaces : un fragment de chapiteau médiéval datant du X em siècle, photographié lors d'une exposition splendide à l'abbaye bénédictine de Cluny (jadis, le plus grand édifice de la chrétienté avant St Pierre de Rome) et visité, à l'occasion du onzième centenaire de l'abbaye, au mois d'août l'été dernier. © Frb 2010.

mercredi, 27 octobre 2010

Nuit et jour (Part I)

Derrière le monde dans lequel nous vivons, loin à l'arrière-plan, se trouve un autre monde; leur rapport réciproque ressemble à celui qui existe entre les deux scènes qu'on voit parfois au théâtre, l'une derrière l'autre.

SOREN KIERKEGAARD extr. "Le Journal du séducteur" (1843), éditions Folio 1990.

Pour lire la partie II de "Nuit et jour" vous pouvez cliquer sur l'imagboulange.JPGe

La nuit confond tous les langages. L'éloge et la pagaille qui vient après la fantaisie quand l'animal se rhabille en vitesse et va se consoler à la boulangerie, pour goûter dans la rue, le quignon d'une banette "Moissons". October précise l'avalanche. Toutes les villes grondent et je suis partout, à la fois, à Paris, à Brighton ou à Lyon, cherchant les brumes, je promène mon esprit sur un damier usé, beau comme un palimpseste. Je lis une lettre fauve ivre du grand secret, postée d'une tour endormie. 

 Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs;
On s'étonne, on s’étonne, on s'étonne
Et on vous regarde ...

Je compte et je recompte, plus de mille et un jours, tant d'âmes se sont noircies. Les passions immobiles rendent leur brumes à l'aube ; sur elles les coucous pondent des théories issues des grandes industries. Les vrais professionnels ont horreur de la poésie. Un monstre habituel ouvre ce ventre et fouille dans nos petites horloges, piqué comme un monument de sottises, sucrant nos fraises juste après les émeutes. Plus haut sur la colline, un monde englouti de guimauve, butine un boulevard rongé de transes, on y croise parfois des vieillards, portant tous la même gabardine, assis sur des bancs, ils récitent avec des voix d'enfants l'alphabet à l'envers, disent cent fois le même souvenir. Les autres dans la maison du "quatrième âge", ("L'Hermitage" qu'elle s'appelle), ordonnent bien patiemment les syllabes d'un jeu, sur des tables disposées en rond et se gardent pour la bonne bouche le panier en osier, les violettes en papier crêpon. Le désordre des esprits est une splendeur à moudre, plus personne ne peut jouir tranquille, (même dans son coin), de toutes sortes de déréglements. Le monde est droit. On m'apprivoise. Plus personne ne pourrait trouver les rages du Cobra et des fauves au coeur de l'uniformité qui vient. Nous sommes codés mais pas encore détruits. En quête du dernier mot, nous tentons d'en sortir, tous-un-chacun conscients des ruines, et nul encore ne songe à recourir à l'alchimie : amalgame philosophique, aimant des sages, transmutation...

Le jour brûle et c'est un peu triste de penser à ce temps qui vient. Triste comme la jachère, nous nous appliquons à la tâche malgré tout et selon. Maintenir nos acquis puis dire "Je suis comme ça, il n'y a rien à y faire, pardi !", avec nos têtes de rats, nos têtes de chiens, d'oiseaux genre canaris ou vautours tapant du poing, beaux sur nos pattes, avec nos têtes de fouines, nos têtes de lapins blancs planqués dans des capuchons molletonnés, nos têtes de mort de ta race infidèle, nos têtes raides et fières, têtes d'eskimos glacés à la sortie du "Titanic" fondant bêtes comme chou pour une histoire d'amour qui finit mal ou bien, nos têtes à demi-notres sur des corps couverts de réclames. Nos bouches sont rouges de la colère, et du gloss des city-marchés, crachant des noyaux de cerise pour ces temps bousculés par les catastrophes présentes, par la tronche du Cribe et de la grosse Trischine qui s'en va déclarer à la télé sans le moindre sentiment de honte "je suis un être humain, j'ai un coeur comme tout le monde".

Le jour brûle, embrase tout, portant au poème un cuivre érodé par l'automne, quelques feuilles sur les ponts au dessus des fleuves et le feu prend juste entre les deux, tout en haut des tours éveillées, endormies, selon les heures, jour et nuit enfin liés par la note pincée d'une gigue sur une corde de luth nommée "chanterelle". Et le hasard m'attache aux choses infimes, en elles, j'espère être annulée. Je me balade sans rien penser puis je tombe sous l'enseigne de monsieur Chr. Rodrigue (il a du coeur, vous le saurez), par cette minuscule ruelle, courte et droite qui part de la rue de Brest atterrit à Mercière, en perpendiculaire avec vue sur la Saône et ses baigneuses lascives (j'exagère ! qui pourrait croire une chose pareille ?). J'achète un petit pain viennois constellé de pépites, j'interroge la marchande sur la texture du pain. Je lui dis que les oeuvres de Rodrigue m'intéressent, et soudain je me trouve transportée devant un four à pain. J'écoute le poème de la commerçante (la mie de Rodrigue ?), qui me chante avec des mots simples comment ce pain est fabriqué, "blanc comme la peau d'un nouveau né, onctueux à merveille, et croustillant autour ". Combien de nuits à transpirer pour mettre au point la dite texture ? Elle le dit, la marchande : "ce pain est fabuleux !". Elle fait sonner les adjectifs dans sa bouche, les alanguit, forçant mon air blasé, jusqu'à ce que mon entendement s'y soumette, me voilà désarmée, prête à livrer combat pour la mie tendre, la croûte dorée à point de ce "pain fabuleux". J'opine et je dis "oui !". Enfin, la boulangère ne peut dissimuler sa joie, elle m'emballe avec des gestes tendres, le pain dans un beau papier blanc, où Rodrigue a écrit, on dirait, de sa main, en fines lettres dorées des bribes d'une fable de La Fontaine "par l'odeur alléchée", jouxtant l'histoire de la "Banette", et sur cette note guillerette en caractères gothiques on peut lire au sommet : "Artisan boulanger". Ainsi, ma journée se trouve embellie et dans mon imagination envoûtée par l'endroit, je me surprends à transposer la tendresse infinie de la marchande et de son boulanger à 6,793 milliards d'êtres humains ; ce qui produit sur moi un effet quasi hallucinatoire démésurément empathique. Je sais bien que c'est une niaiserie, mais cette niaiserie suffit à faire de moi un être différent, entièrement pétri d'amour, pour quelques heures au moins...

Photo : L'enseigne et son poème, plans de vies parallèles, la vitrine de la boulangerie de monsieur Rodrigue, et juste derrière un autre monde moulé dans celui-ci. Photographié fin Octobre, sur la presqu'île dans le 2em arrondissement de Lyon. © Frb 2010.

mardi, 26 octobre 2010

Une heure à la Manille

Une petite fantaisie me prend, de créer une nouvelle rubrique, qui consisterait à m'installer une heure ou plus, de temps en temps, (certains jours, donc !), dans un café de Lyon (ou d'autres villes) et d'y laisser trainer une oreille, avec ou sans dictaphone. Au hasard de balades je choisirai les cafés qui me semblent les plus accueillants ou les plus insolites, tout cela laissé à l'appréciation du moment. Le café de "La Manille", est un très vieux bistro de Lyon, et ce n'est certes pas un choix de hasard, je l'adore entre tous, et j'augure la rubrique par mon quasi préféré, il est situé rue Tupin, au niveau "Cordeliers", pas très loin du vacherin, sur la presqu'île de Lyon, la clientèle y est variée, très sympathique, elle va du d'jeun à demi-looké, au papy rutilant, en passant par tous styles d'âges et de gens. La déco depuis plus vingt ans n'a pas changé. L'accueil y est vraiment extra, on pourrait même dire carrément "bonne franquette". C'est un lieu ordinaire à vue de nez, et plutôt extraordinaire, mine de rien, quand on le connaît bien. Un endroit où il fait bon lire, écrire, vivre (et laisser vivre), enfin bref ...

manille0275.JPG

Situation :

La rue Tupin est calme, les gens assis à la terrasse  discutent des évènements, chacun semble assez détendu, l'ambiance générale est sereine malgré la gueule de bois de la ville toute cassée encore par endroits surtout dans le 2em arrondissement. Rien ne pourrait faire penser au voyageur tombé là par hasard, que la semaine dernière Lyon, fût à feu et à sang. Je lis le journal que Manille nous prête collé au bout d'un grand bâton presque aussi long qu'une canne à pêche. Deux femmes arrivent, s'installent, il s'agit d'un couple de femmes, l'une ressemble à Eva Joly, je me dis que c'est peut-être elle ?... L'autre plus pulpeuse a un côté variété 70, une sorte de Michèle Torr, en plus light, (donc ce n'est pas elle) elle a une belle voix grave et commande deux cafés. Dix minutes après la serveuse revient avec les cafés, elle s'excuse elle dit que le service a pris du retard. Les gens de la table à côté s'en vont, je reste seule, je regarde passer les Vélov' qui grincent et ralentissent devant la pizzeria d'en face et de longues minutes passent...

Mise en bouche :

 Deux hommes d'affaire discutent en sortant du café-restaurant : 

- Je serai fixé sur mon sort dans une heure.

Il serre la main à un autre monsieur plus vieux que lui mais qui lui ressemble (le même, donc, en plus étoffé)

- Et si ça ne marche pas, qu'est ce que tu vas faire ?
- Ce que je vais faire ? Oh ben tu sais ça j'en sais rien, je ferai comme tout le monde, j'irai à Pôle-Emploi. (Ils rient).

Deux hommes s'installent à la table jusqu'à côté de moi (les tables se touchent presque ainsi puis je entendre parfaitement la conversation comme si j'étais attablée avec eux, j'enclenche le dictaphone, pour le plaisir de la lo-fi :

Conversation :

- 32000 tu te rends compte ! les charges c'est 10%, tu te rends compte ? Ca fait des sommes énormes, payables avant 30 jours, je prends ça comme une sommation
-  C'est pas possible, Patrick, il faut que tu les fasses patienter
- Tu rigoles ! avant c'était 4000 et comme c'était un gros dossier, j'ai déjà obtenu une ristourne...

(Silence)

- He ben ...

(Un homme qu'ils semblent bien connaitre passe rue Tupin, il hurle)

- Alors les deux jojos ! ils z'ont pas fini leur causerie et ils prennent leurs cafés dehors comme deux pachas !

celui qui disait "he ben!" répond et du tac au tac :

- Crie plus fort, Dominique, tant qu'à faire, prends un porte -voix ! tu veux t'asseoire ? Viens dont boire le jus avec nous  !
- Non, non ! je vous laisse j'ai rendez vous, je suis pas en avance ! (il s'en va)

Les deux hommes continuent la conversation :

- Tu te rends compte 32000 !
- Mouais ! à ce compte là vaut mieux travailler dans le bâtiment.
- Dans le bâtiment ? Mon pauv' vieux ! j'y crois pas moi au bâtiment !
- 32000 merde ! tu te rends compte les charges ! Pour St Rambert, tu te rends compte !
- Ouais, bon,  pour St Rambert c'est pas tellement quoique si tu payes que 20 euros ton appartement, ça vaut le coup de refaire le calcul...
- Ouais si je paye le loyer avec le budget de la communauté, mais ça va pas le faire, c'est trop risqué, je préfère aller à Ambérieu dans l'Ain, je gagnerai moins mais au moins je serai libre, et puis ce serait une tranquillité, rien ne passera sous la table, tu comprends Martin, il est sympa mais c'est un gros filou et moi j'ai des comptes à rendre au conseil régional, d'ailleurs Tournier a piqué une colère l'autre jour, une colère monstrueuse, parce que Martin c'est peut être un énarque mais il marche trop sur les plates bandes des autres, sans compter tout le fric qu'il pique dans les caisses de la collectivité
- Merde ! à ce point ?
- Tu parles ! il se démerde comme un politique, mais c'est un parfumeur
- Ah bon ? il est parfumeur ?
- Mais non ! c'est une métaphore, je veux dire qu'il embrume tous ses partenaires

(Silence) les deux hommes plongent chacun dans leur café et leurs pensées... Cela dure de longues minutes. L'autre reprend.

- Les vitriers vont faire fortune.
- C'est sûr, c'est fait ! tu as vu ce massacre, jeudi, rue Victor Hugo  ?
- Ouais mais Hortefeux a promis une enveloppe, il a donné 80 000 euros pour la bijouterie, le magasin de chaussures et le magasin vidéo, il va sûrement donner l'enveloppe au préfet
- Ouais, ouais ouais ! au préfet !
Ils se regardent et éclatent de rire
- Tu penses à ce que je pense ?
-  Ouais, ouais ! faudra qu'on en reparle dans deux mois de c'histoire là, tu paries un restau ?
- Ouais ! d'accord ! (ils se tapent dans la main)
- Je vais te dire que Jean-Jacques il va asticoter son gamin, il était parmi les casseurs
- Tu parles ! ah ! ah! un gosse de riche ! ah ! ah ! ah ! c'est trop marrant. C'est comme en 68 !
- De toute façon il n'y aura pas de nouveau 68, en 68, il y avait le pognon, on avait du boulot, y'avait tout, c'était juste un problème tout autre, on l'a fait à cause des mentalités, c'était d'un archaïque !
- Ouais (dubitatif) la France De Gaulle, c'était mortel !
- N'empêche que moi, je maintiens les quatre ans où je n'ai pas voté, je ne voulais pas voter pour des blaireaux et c'est tout !
- T'as peut être au raison, moi j'ai voté Ségolène par dépit, mais je pense que le PS a tout laissé passer et c'est inadmissible, et regarde maintenant où en on est !
- Des blaireaux j'te dis ! non mais t'as vu ? Après tu vois Nicolas Sarkozy, un mec comme ça qui se retrouve au pouvoir c'est quand même pas possible !
- Après les français, ils peuvent choisir Fillon, il sera plus large d'épaule...
- Tu déconnes ?  Fillon large d'épaule, ah ! ah ! ah! non, merde ! faut pas pousser ! il a pas le charisme ! Balladur n'avait pas assez d'ambition et Juppé il a trop de casseroles, Sarko je suis navré de te le dire comme ça mais il l'a lui, le charisme ! il est malin, il s'est servi de Balladur, il s'est fait propulser...
- Et y'avait l'autre là, tu sais le zigue à Chirac sorti de nulle-part, celui qu'a une tête d'oiseau...
- Ah ! Raffarin ! ouais bof ! bien placé, mais vraiment trop sorti de nulle part ! ce mec là c'est un prof il a donné des cours au Québec, c'est Juppé qui lui a passé le tuyau !
- Merde alors ! ces gars là c'est vraiment des polichinelles
- Ouais ! mais c'est des polichinelles qui tiennent la route. Ils resteront.
- Tu plaisantes ?
-  Mais oui, bien sûr que je plaisante ! ah ah ah, Ducon, je t'ai bien eu !

 (ils se lèvent et s'en vont en pouffant)

Fin du premier acte. La suite bientôt mais dans un autre café de Lyon (ou d'ailleurs) ...

Photo : L'enseigne, du beau café de 1860. "Cadre simple", dit-on "rétro" mais pas si "branché" que ça. On y boit et même qu'on y mange pas mal, pas cher, (plat du jour 8.70 €, formule déjeuner 11.70 €). "La Manille" est située au 32 rue Tupin dans le 2em à Lyon elle est ouverte du lundi au samedi de 7H00 à 20H30, avec terrasse et véranda chauffée en hiver. Que demande le peuple ? Aurait-il besoin d'autre chose ? Frb© 2010.

dimanche, 24 octobre 2010

Prélude à un gai désespoir

L'avenir ne mesure rien que ma faiblesse présente

ANDRE COMTE-SPONVILLE

gai desesp782.JPGQuand nous serons sortis de terre, nous irons dépenser nos deniers pour flotter dans des jonques. Nous prendrons conseil auprès des demoiselles du syndicat d'initiative, nous visiterons les jardins des châteaux ornant les calendriers de l'automne. Nous y séjournerons longtemps et nos nuits seront idylliques. Le temps s'allégera nous retrouverons ces enfances qui ne cessent de grandir en nous à mesure que nous vieillissons. Et la peur du temps passera. Notre mémoire deviendra  floue.

Nous serons assis sur les marches d'escalier de l'église d'Augustin rue Denfer, nous regarderons les damnés, traîner de lourdes chaînes et juste en dessous, un beau Christ en élévation sera (comme toujours) adoré par nos anges. Nous maudirons cet espoir qui nous met à genoux, nous entretue pour une louange si minuscule, par rapport à ce qu'elle promet. Nous cesserons d'y croire. Nous n'aurons plus un seul argument vérifiable pour aborder la terre promise. Nous n'aurons pas d'autre maison, pas même une petite arche ne saura fournir l'évasion nécessaire à nos échappées. Peu importe. Sans maison plus besoin d'échapper. Nos mondes nous fondront dans la main, s'amolliront dans nos chairs tendres à la manière des éponges  ou des étoiles de mer cela nous délivrera bien à la longue.

ll y aura des signes importants, des dilemmes contre lesquels nous lutterons encore, on ne sait quand s'amorceront les lendemains nouveaux. S'il y a de quoi espérer. Peut être, irons-nous à l'idée lumineuse de désespérer enfin totalement et gaiement de toutes choses ? Ou de ces espèces de choses soit-disant épatantes qui nous viennent d'on ne sait où...

(A suivre)

Photo : Le répit. Photographié à la croisée de Zola et Barbusse en plein coeur du très beau quartier des gratte-ciel à Villeurbanne.© Frb 2010

jeudi, 02 septembre 2010

September (Part II)

Si on ne cherche pas à exprimer l'inexprimable, alors rien n'est perdu. L'inexprimable est plutôt inexprimablement dans l'exprimé.

LUDWIG WITTGENSTEIN

Sept II cl.jpgIl y a des locos, des saxos, des pandas sur le parking aux alentours de la gare du Bois d'Oingt, il y a des gens âgés avec des grosses valises qui semblent attendre au bout du quai, on se demande ce qu'ils font là. Depuis que la ligne est changée, le train ne s'arrêtera désormais plus jamais au Bois d'Oingt. On voit des paraboles sur le toit des maisons, une jeune fille en jupe longue qui promène un bébé dans un landau à pois. J'apprends par une voyageuse, que le Bois d'Oingt est jumelé avec la Wallonie depuis 1968, qu'on le surnomme "village de roses" et que les habitants s'appellent les buisantins tout simplement parce qu'autrefois l'ensemble du territoire était couvert de buis, qu'il y a là bas, les vestiges d'un château construit au XIIIem siècle avec des passages voûtés, des fenêtres à meneaux. Le Bois d'Oingt sonne à mes oreilles autant que la Marie-Charlotte, une cloche comme une autre, obsolète et fêlée. La voyageuse lit à voix haute, le document qu'elle veut me montrer, je me demande à quoi ça pourrait m'avancer d'en savoir un peu plus sur les cloches obsolètes, mais j'écoute parce j'aime que des voix me bercent:

"Ce jourd’huy 31 mai 1751 a été faitte avec les cérémonies solennelles prescrites dans le rituel la bénédiction de la 4ème cloche du Bois d’Oingt pesant 8 quintaux. Cette bénédiction a été faite par moy soussigné accompagné de messires les curés de Frontenas, vicaires de Bagnols et du Bois d’Oingt."

Tu manges en vitesse une cochonnerie au Quick du coin. A 15H00, tu as rendez vous avec ton psychanalyste qui se prénomme Guillaume comme ton père. Tu auras honte de raconter à ton psychanalyste que tu n'aimes ni ta femme, ni Evelyne, que souvent tu hésites entre Ghislaine et Martine mais qu'au fond tu sais bien que la femme de ta vie sera toujours une autre que tu vénéres d'un amour impossible et qui habite Jinchang dans le Gansu au nord ouest de la Chine avec un acteur brun, ténébreux, qui te dépasse d'au moins 20 centimètres, tu sais qu'il est plus intelligent que toi, surtout, beaucoup plus drôle. Tu sais bien qu'en parler ne servira à rien, mais tu en parleras quand même parce qu'il faut bien que tu en parles à quelqu'un même si tu dois payer pour ça. Tu fumeras une cigarette juste en face d'une église, tu verras un clochard danser comme un indien autour d'un magnéto à cassettes qui diffusera tout dans l'aigu une chanson de Lucienne Delylle, tu croiseras des gamines de 15 ans fardées comme des putains, tu les suivrais volontiers jusqu'au pays des Bisounours, si tu ne craignais pas une fois de plus, de paraître ridicule, à cause de la différence d'âge. Tu penseras un peu à Evelyne qui serait plus jolie dans les robes de ta femme, tu maudiras Ghislaine de ne pas avoir les cheveux de Martine. Tu téléphoneras à Jouvenot avec ton adaptateur kit piéton que ton beau frère t'a offert, le jour de tes 45 ans. Des passants croiront que tu parles seul. Tu parles seul. Tu reliras dans le métro le rapport du vulcanologue. Tu te souviendras de ce matin du 24 Août 79, tu étais à Pompeï avec ta secrétaire, à tirer sur un joint devant des flamands roses, vous vous prépariez à fêter les Vulcanalia, organisées par le comité des fêtes de ta boîte. Mais toi, tu savais bien que le Vésuve grondait déjà depuis des mois. Et tu n'as pas osé leur dire... C'est depuis ce temps là que ton corps brûle. Tu auras mal à l'estomac à l'idée que demain, Jouvenot changera la place des bureaux du personnel désormais tu travailleras aux côtés de Chantal que tu détestes parce qu'elle a des varices et fait trop de bruit avec sa bouche quand elle mange des caramels. Tu te retrouveras à Paris, sans trop savoir pourquoi, tu croiseras Sophie K. chargée de sacs courant en direction de la gare, tu lui offriras d'aller boire un verre au bistro du Festival le Balmoral à Montréal, elle te répondra qu'elle n'a pas le temps. Elle te dira "on nous avale" avant de disparaître dans une bouche de métro.

Ici c'est presque la même chose, pas tout à fait quand même, les nuages abondants m'apportent une licorne, j'ai le Bois d'Oingt en mandala embué sur un pictogramme, le chef de gare a les yeux roux, c'est très rare et très beau. Je m'interesse à tout, à lui, à toi, aux autres. Et je suis ce que le Bois d'Oingt veut bien me montrer de lui, je le suivrai jusqu'à Poule, Poule qui est dedans ce que je veux de Poule quand je ne pense qu'à Poule. Quand je suis mal à Poule je suis bien au Bois d'Oingt. Au Bois D'Oingt je ne suis qu'un point pas plus gros qu'un mammouth. Et je prends la place qui m'appartient et je prends la parole et je prends la main d'un autre, et quand je lui dis, à lui, qu'il n'est pas plus gros qu'un mammouth, il sourit et il doute, quand il doute, je doute aussi, plus on est de points et plus on retrécit, puis à la fin, ce sont les jours, les mois, c'est tout qui rétrécit. Des montagnes accouchent ma souris. Septembre vient, Novembre demain... Ce train s'arrêtera définitivement à Tours. Nous sommes 24 mammouths à descendre avant Tours, avec nos cils fragiles, nos paupières qui bougent, et nos groins cuits par le plein soleil des Issambres, 24 mammouths avec un grain qui descendent en riant d'un train. Septembre vient. On me le dit à Poule. Après des mois d'absence, je suis devenue, rien. Si je me tais, personne ne le remarquera. Septembre vient, je ne suis pas rien. Pas peu rien, ni moins bien que personne. Si j'essaie de le dire, on ne l'entendra pas. En Septembre tous se rentrent, et chacun voudrait devenir mieux que ce qu'il était en Aôut. Rien ne tient. Jamais, personne ne saura désirer se donner les moyens d'éprouver je ne sais quoi...

Des mécaniques t'enjôlent, tu marches à côté de la route qui semble plus enchantée quand tu t'allonges à l'ombre de tes arbres préférés, les feuilles volent, te recouvrent, les serpents muent, les papillons, les champignons, sont tout ce qui reste à présent. Tu as sous la peau une géante bleue de type spectral O ou B invisible à l'oeil nu, et tu t'émeus de la fierté mélancolique qu'il y aurait à s'extraire de la superficie des mondes, à s'ouvrager dans les sonnets d'un élégiaque assourdi par le son des rails.

Sois - et sache à la fois la condition qu'est le non-être,
l'infini fondement qu'il est de ta ferveur vibrante,
et donne à celle-ci, unique fois, pleine existence.

A la nature, utilisée ou bien dormante et muette,
à cette ample réserve, à cette inexprimable somme,
ajoute-toi en joie et ne fais qu'un néant du nombre.

(A SUIVRE... ICI...)

Photo: Wagon abandonné (de la célèbre "Agence-engins" qui eût son heure de gloire dans les années 60). photographié dans une prairie bordant les rails, quelquepart (ou peut-être justement nulle part ?) entre la gare du Bois d'Oingt et celle de Poule les Echarmeaux. Par la vitre du toujours même, indémodable 16846 en provenance de Lyon. Septembre 2010.© Frb.