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samedi, 15 octobre 2016

La vie rêvée, par Pierre Etaix

Je lègue à la science qui en a tellement besoin
Ma tête chercheuse avec sa cervelle d’oiseau
Et sa suite dans les idées –
Mon nez creux et mes oreilles attentives

PIERRE ETAIX: (1928-2016), "Avant-dernières volontés" in "Textes et textes Etaix", éditions du cherche-Midi, 2012

 

 

Avec tristesse, et grande admiration.

vendredi, 06 mars 2015

H/ombres (II)

Je veux tout dire, tout, tout, tout ! Oh, oui ! Vous me prenez pour un utopiste ? pour un idéologue ? Oh, détrompez-vous, je n’ai, je vous l’assure, que des idées si simples… Vous ne le croyez pas ? Vous souriez ? Parfois, vous savez, je suis lâche, parce que je perds la foi ; tantôt en venant ici, je me disais : "Comment entrerai-je en matière avec eux ? Par quel mot faut-il commencer pour qu’ils comprennent quelque chose ?"

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Quelle peur j’avais ! Mais c’était surtout pour vous que je craignais ! Et pourtant de quoi pouvais-je avoir peur ? Cette crainte n’était-elle pas honteuse ? L’idée que pour un homme de progrès il y a une telle foule d’arriérés et de méchants ? Ma joie est de constater en ce moment que cette foule n’existe pas, qu’il n’y a que des éléments pleins de vie ! Nous n’avons pas lieu non plus de nous troubler parce que nous sommes ridicules, n’est-ce pas ? C’est vrai, nous sommes ridicules, frivoles, adonnés à de mauvaises habitudes, nous nous ennuyons, nous ne savons pas regarder, nous ne savons pas comprendre, nous sommes tous ainsi, tous, vous, moi, et eux ! Mon langage ne vous blesse pas, quand je vous dis en face que vous êtes ridicules ? Eh bien, s’il en est ainsi, est-ce que vous n’êtes pas des matériaux ? Vous savez, à mon avis, il est même bon parfois d’être ridicule, oui, cela vaut mieux : on peut plus facilement se pardonner les uns aux autres et se réconcilier ! Il est impossible de tout comprendre du premier coup, on n’arrive pas d’emblée à la perfection ! Pour y atteindre, il faut d’abord ne pas comprendre bien des choses. Si l’on comprend trop vite, on ne comprend pas bien. C’est à vous que je dis cela, à vous qui avez su déjà tant comprendre… et ne pas comprendre. À présent je n’ai pas peur pour vous ; vous ne vous fâchez pas en entendant un gamin comme moi vous parler ainsi ? Non, sans doute ! Oh, vous savez oublier et pardonner à ceux qui vous ont offensés, comme à ceux qui ne se sont donné aucun tort envers vous ; cette dernière indulgence est la plus difficile de toutes : pardonner à ceux qui ne nous ont pas offensés, c’est-à-dire leur pardonner leur innocence et l’injustice de nos griefs ! Voilà ce que j’attendais de la haute classe, voilà ce que j’avais hâte de dire en venant ici, et ce que je ne savais comment dire… Vous riez, Ivan Pétrovitch ? Vous pensez que j’avais peur pour ceux-là ? Vous me croyez leur avocat, un démocrate, un apôtre de l’égalité ? (Ces mots furent accompagnés d’un rire nerveux.) J’ai peur pour vous, pour nous tous, devrai-je dire plutôt, car je suis moi-même un prince de la vieille roche, et je me trouve avec des princes. Je parle dans l’intérêt de notre salut commun, pour que notre classe ne disparaisse pas dans les ténèbres, après avoir tout perdu par défaut de clairvoyance. Pourquoi disparaître et céder la place à d’autres, quand on peut, en se mettant à la tête du progrès, rester à la tête de la société ? Soyons des hommes d’avant-garde et l’on nous suivra. Devenons des serviteurs pour être des chefs.

Il fit un brusque mouvement pour se lever, mais le vieillard, qui l’observait d’un œil de plus en plus inquiet, l’en empêcha encore.

— Écoutez ! je ne m’abuse pas sur la valeur des discours, il vaut mieux prêcher d’exemple, commencer tout bonnement… j’ai déjà commencé… et — et est-ce que, vraiment, on peut être malheureux ? Oh, qu’est-ce que mon affliction et mon mal, si je suis en état d’être heureux ? Vous savez, je ne comprends pas qu’on puisse passer à côté d’un arbre, et ne pas être heureux de le voir, parler à un homme, et ne pas être heureux de l’aimer ? Oh, malheureusement je ne sais pas m’exprimer… mais, à chaque pas, que de belles choses dont le charme s’impose même à l’homme le plus affolé ! Regardez l’enfant, regardez l’aurore, regardez l’herbe qui pousse, regardez les yeux qui vous contemplent et qui vous aiment…

FEDOR DOSTOÏEVSKI extr. de "L'idiot", traduit par Victor Derély, éditions Plon, 1887.

 

A découvrir, ici, une autre traduction, décapée et lue à l'arrache par l'acteur magnifique, Vincent Macaigne.

 

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Photo: le fleuve Rhône vu d'un pont à quelques tasses (brasses ?) du rivage familier. 

Nota: En cliquant sur l'image du fleuve, sans trop vous retourner, vous pourrez peut-être, voir la mer...

 

Lyon © Frb 2015.

mardi, 24 février 2015

Les spectateurs

Pas de sens sous la main

la plupart du temps

on chasse ce qui risque la casse

on se maintient et va sans voir

comme tout le monde.

 

ANTOINE EMAZ : extr. de "Peur 1".

 

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Ils se sont arrêtés pour contempler le Rhône. Ils sont restés longtemps à émettre deux ou trois réflexions sur la beauté du fleuve et sa couleur verdâtre avec cette note de noir, qui rend une impression de saleté par temps gris, mais l'ensemble demeure agréable à cause des reflets des nuages gris rosés, ou des brumes qui offraient ce jour là, une vaporisation légèrement colorée propice à l'oisiveté. Eux, je les entendais échanger quelques phrases ponctuées de silences. Certains avaient dû dire qu'ils préféraient la Saône parce qu'elle était plus gaie. Pour les autres, mitigés, ça dépendait toujours d'une affaire de nuances, ils préféraient le Rhône, finalement, parce que (je cite) "c'était un fleuve plus franc". Ils acceptaient, de bon gré, que les autres aient envie de modifier leur trajet afin de contempler de l'autre rive sur un pont de la Saône par St Georges et St Jean, le coucher du soleil sur presqu'île. Le fleuve Rhône est un fleuve assez tumultueux, et chacun en perçoit les tourbillons obscurs, et même en le croisant certains jours ordinaires, on devine qu'il pourrait raconter des histoires difficiles à comprendre. Le fleuve Rhône capte aussi puissamment les lumières. Alors c'est peut-être mieux de ne pas divulguer ces histoires à des gens qui ne souhaitent pas les entendre. Il faut laisser le temps aux histoires d'apparaître, et ne pas modifier ce que les spectateurs ont cru voir un instant qui semblait trop léger, égratignait un peu la conscience pointilleuse de celui qui savait et finit par se dire que ce n'est pas si grave si la vérité s'égratigne au passage. Il faut laisser courir tout ce qui se dépense, même si ça ne se lie plus à aucune vérité, "pas de sens sous la main", il ne faut pas forcer cette main trop violente, qui se cache, on le dit, sous les plus beaux attraits. Il ne faut peut-être pas rejeter sans raison, les jours de convergences qui s'écoulent comme de l'eau, disparaissent sous les ponts disparaîtront un jour aussi souples que l'air mais gardent en eux l'étreinte de tous les paysages, et la mémoire de nous ; il ne faut peut-être pas briser une illusion collective, rassurante. A peine évoquerait-on les atmosphères d'un lieu qu'on s'emparerait aussi du style des personnages, on se tromperait d'objets en caressant des cibles, une façon de parler de soi pour l'agrément, quand dans la cruauté des mots et des images on nous démontrerait qu'être vu est utile, on affiche ce qu'on pense, et puis on va grimper, retomber aussi vite. Le silence s'opposerait avant de revenir trancher sur le sujet. On en reste à l'esquive, parce qu'on ne saura jamais traduire si fidèlement ce qu'on croyait savoir ou bien la cruauté (et ce qu'on en ressent) se change en marchandise, ou bien d'où l'on se trouve pour s'exprimer, on tremble on se piège à distance dans la fragmentation du temps et d'autres corps, en présence, en attente, parmi les phénomènes qui se heurtent et s'agrègent comme des vagues et reviennent s'annexer de mémoire, ou vivent en transparence. On ne pouvait pas savoir sous quelle forme ça glisserait, on ignore quel chemin, ni quelle berge remonter pour rechercher la source de cette obscurité, peut-être ce n'est pas ici, en ces eaux tourmentées où par un clair instant retrouvé d'évidence on pourrait s'y pencher une fois que les spectateurs se seraient retirés un à un. Dire que ça ne mentait pas, il y a bien, quelque part un petit quelque chose qui avait l'air de clocher, et juste ici, - c'est là ! (le doigt ne montre pas) pourtant les promeneurs et même les spectateurs ont dû baisser les yeux, remarquer encore vite, ou ils l'ont ressenti, ils étaient tous gênés, sans voir, ni trop savoir pourquoi il existait quelque chose comme un poids ; subitement ça cassait l'harmonie de l'ensemble, alors que cet ensemble paraissait présenter les mêmes vues qu'autrefois, à quelques détails près. Ca pouvait perturber tous les petits plaisirs. Une image de la vie : des rives aménagées en aires de jeux festives où l'on peut boire le soir entre amis, rencontrer du nouveau, danser sur des bateaux, éclairés jour et nuit. Paradoxe émouvant de boire autant d'alcool, au bord des eaux hantées de mouettes et d'immondices. Tout un monde de reflets, où l'on se sent hagard dans la vie parodique, bercé par l'air et l'eau en y jetant des mots. Chacun sait que l'on tient grâce à ces illusions, des retouches esthétiques qui deviennent véridiques. Ainsi on dit parfois (à tort ou à raison, peu importe ! on dit surtout pour dire) de certaines jolies filles qu'elles seraient sans doute laides et même indésirables sans ces heures fastidieuses à se faire un maquillage si discret qu'il parait au final, beaucoup "plus vrai que nature" et nous, on ferait semblant d'être d'accord avec ça. Disons quand ils s'accordent avec nous et entre eux pour ne voir que cela, nous on s'arrange aussi avec eux, entre nous, pour laisser les choses en état. On peut se contenter, un peu de ceci-cela, apprendre à aimer vivre, quand il ne resterait qu'à se laisser porter en suivant les reflets. Le reste tient du pouvoir de s'éblouir ensemble, et oublier ensemble le coin des barques tristes, échouées sur l'île Barbe. On pourrait retarder l'immersion dans la casse (liquidation forcée) et même s'en détacher. On laisserait flotter, on changerait de rivage ça découlerait toujours d'une mutation ratée, une saisie impossible, une partie du rivage s'était désagrégée, pendant qu'on écrivait des poèmes sur des nappes, et qu'on cherchait en soi une réponse qui n'existe qu'au-dehors, ou c'est la ligne de fuite qui vient nous rétrécir. On regardait d'en bas, on ne peut plus en montrer ce point où la confiance guidait l'esprit plus loin, il n'y a plus de confiance ailleurs que dans ce cadre où déjà on comptait archiver, un par un, le nombre des terriens en tous les paysages traversés d'autres chiffres ouvraient aux sports de glisse, on remarquait déjà que pour chaque spectateur, à sa suite, accourait un autre spectateur, un second qui viendrait ravager l'expression du premier, de quoi bien saturer la peur de s'ennuyer. On traverse la vie comme on regarde un film, on montre des images, et nous voilà conquis. On vous affiche des gens qui n'ont pas de regard et maintenant il faudrait vous raconter leur vie sous prétexte qu'on a dû les croiser quelque part, un court fragment du temps, que cela fournirait un motif suffisant pour en faire un ouvrage dont on finirait presque par se persuader qu'il dit la vérité, celle qu'on ne vous montre jamais et que tout le monde attend. On revient simplement raconter les histoires sans même s'intéresser à ce qu'ils en penseraient, eux, les passeurs perdus, précédant nos balades. On rêvait d'escalade, la tête dans les étoiles, et on jetait nos sacs pour que la cruauté entrevue s'amortisse au passage d'un défaut de mémoire. Il importe dans ces détournements, que ces éclats de vies ne deviennent pas sans cesse des produits dérivés d'un système qui promet, et peu à peu dérive en suite d'effets de l'art, parfois on se demande si ces vagues d'escalades ne finissent pas déjà par toutes se ressembler, tandis qu'on se transforme, nous aussi en reflets. On les avait vu vivre, quelques minutes avant, ces gens, ces étrangers, ils parlaient avec nous, ils ont dû contempler quelque chose de spécial qui n'entre pas dans le cadre, mais qui pourrait montrer une tout autre vérité. On les a entendu s'en aller gentiment, on les a salué. On les a entendu rire encore très longtemps ils étaient redevenus des silhouettes minuscules, et nous on les cherchait, spectateurs silencieux, parmi d'autres curieux entrés dans le spectacle de la ville qui dévore les visages et sans cesse nous déplace, puis les a effacés. On les a écouté juste avant qu'ils nous parlent, ils émettaient des bribes d'un langage familier qui n'appartient qu'à eux, ils ont émis des phrases, elles déformaient un peu les histoires que leur guide leur avait raconté, ils avaient quartier libre, ce n'était pas à nous de corriger leurs phrases. C'était une chose à eux. Personne n'est assez clair avec ses propres histoires pour tenter de rétablir l'équilibre général, et que tout devienne vrai, à rectifier les fautes qu'on saisit chez un autre, rectifier par souci de l'authenticité quand ce n'est pas l'éthique qui s'en mêle, et au pire, on s'emparerait enfin du nom de dignité, et ensuite, on constate, qu'il n'est plus un espace dans cet étroit passage qui ne soit pas replié. Une réserve minimale nous tient sur l'autre rive. Et le vent, nous ramène les merveilleux nuages sous le cloud computing et son divin stockage. Des poids de mots des corps des têtes sur des photos des murs et des rambardes des mesures des outils, des recommandations pour que plus rien ne cloche et ne sorte du cadre. Quelles autres vérités pourrait-on mettre en boîte ? Certes on n'avait pas vu ce qu'il y avait de figures accueillantes et déjà affectées par la férocité compactée en réclames, on était des réclames, on était devenu d'une banalité à pleurer, malgré les mots greffant un peu de l'air du temps qui toujours se trainait un ballot que Tchekhov titrait en d'autres temps. Rien n'avait dû changer, après toutes ces années, ces ennuis qu'on bariole et jusqu'à la pénombre qui se danse émoussée, nous recueille en eaux troubles, avec nos styles nomades dont l'espèce d'air flotté dans la simple existence rendrait l'effacement des passerelles moins cruel que l'étrange cruauté du petit quelque chose qui paraissait clocher et n'avait semble-il pas encore submergé la présence attentive des autres spectateurs.

 

Photo: Sur le pont, à la recherche de la ligne de fuite :-)

 

Lyon, Frb © 2015

jeudi, 20 novembre 2014

A travers

Il n'y a de communautaire que l'illusion d'être ensemble. Certes l'amorce d'une vie collective authentique existe à l'état latent au sein même de l'illusion - il n'y a pas d'illusion sans support réel - mais la communauté véritable reste à créer. Il arrive que la force du mensonge efface de la conscience des hommes la dure réalité de leur isolement.

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Il arrive que l'on oublie dans une rue animée qu'il s'y trouve encore de la souffrance et des séparations. Et, parce que l'on oublie seulement par la force du mensonge, la souffrance et les séparations se durcissent ; et le mensonge aussi se brise les reins sur une telle pierre angulaire. Il n'y a plus d'illusion à la taille de notre désarroi

Le malaise m'assaille à proportion de la foule qui m'entoure. Aussitôt, les compromis qu'au fil des circonstances j'accordai à la bêtise accourent à ma rencontre, affluent vers moi en vagues hallucinantes de têtes sans visage. Le tableau célèbre d'Edward Munch, Le Cri, évoque pour moi une impression ressentie dix fois par jour. Un homme emporté par une foule, visible de lui seul, hurle soudain pour briser l'envoûtement, se rappeler à lui, rentrer dans sa peau. Acquiescements tacites, sourires figés, paroles sans vie, veulerie et humiliation émiettés sur ses pas se ramassent, s'engouffrent en lui, l'expulsent de ses désirs et de ses rêves, volatilisent l'illusion d'"être ensemble". On se côtoie sans se rencontrer ; l'isolement s'additionne et ne se totalise pas ; le vide s'empare des hommes à mesure qu'ils s'accroissent en densité. La foule me traîne hors de moi, laissant s'installer dans ma présence vide des milliers de petits renoncements. 

Partout les réclames lumineuses reproduisent dans un miroitement de néon la formule de Plotin : "Tous les êtres sont ensemble bien que chacun d'eux reste séparé.Il suffit pourtant d'étendre la main pour se toucher, de lever les yeux pour se rencontrer, et, par ce simple geste, tout devient proche et lointain, comme par sortilège. 

 

Raoul VANEIGEM: extr. du "Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations", Gallimard, 1967.

 

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In situ : d'un jour à l'autre à Lyon, quelque part entre la vogue sans marrons et l'ogresse, positive, positiviste, fête des lumières. 

 

In city, la presqu'île, November like December © Frb 2014.

vendredi, 02 octobre 2009

Un hémisphère dans une chevelure

"Laisse moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.

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Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes les nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur. Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs de longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure, je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs."

Charles BAUDELAIRE (1821-1867)"Un hémisphère dans une chevelure", (posthume, 1869).. Extr. "Petits poèmes en prose- le spleen de Paris" Editions, poésie Gallimard, 1973.

 

A.S. Dragon : "Un hémisphère dans une chevelure", (lyrics, C. Baudelaire)
podcast

 

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Depuis quelques jours déjà, ce poème de Charles BAUDELAIRE, me hante et s'impose comme une ritournelle. Puisant (sans épuiser), sa musique indolente dans les parfums extrêmes d'une forêt apprivoisée, dite Parc de la Tête d'or.

Ici, l'automne, à peine existe, muselé par la persistance d'un été indien désolant. En cette ville où chaque soirée braille, où chaque fête ressemble à la mise à mort de la moindre rêverie possible. L'automne pourtant, consent à entrer par cette faille, une brise entre les nuages conviant des feuilles à demi-mortes, à descendre parmi les humains.

Un pur condensé d'aromates, au souvenir, nous vient. Près des bancs qui bordent le lac, sous les ombres d'arbres centenaires, devant les facéties d'un cygne, ou la dernière barque. Des images d'étreintes révélées. Un espoir de débauche peut-être ? Au sentier du lac ou ailleurs, sur une place à flonflons où tourne un impuissant manège, l'amante d'autrefois contemple le visage d'un vieil amant devenu chauve, riant du rire heureux de l'homme dévidant sa mémoire.

Plus loin, le quidam de la vogue, finit à la taverne, l'oeil plongé dans les mousses molles, quand la ville s'emporte. Plus près, dans l'herbe on s'embaumerait au sacre de ces heures, à convoler sous l'incendie. Doucement on plongerait les mains dans ce décor, puissant d'une fragilité. Des fragrances boisées épouseraient l'humidité, une effusion de tubéreuses, allumeraient cette mèche...

Photo 1 : Premières rousseurs automnales prises en hauteurs à deux pas de la place Liautey qui longe un peu les quais mènant aux universités ou au Parc de la Tête d'Or, selon...

Photo 2 :  Le Parc de la Tête d'Or, (cheveux bruns à reflets auburns sur un crépuscule bleu rosé), qui déploie chaque jour au coucher du soleil, en plus des ombres folles, d'éprouvantes odeurs de lianes et de terre remuée. Vu au dessus de l'enclos des biches. Lyon. Octobre 2009. © Frb.