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lundi, 02 mars 2015

L'étang

 Il y en a qui vont 

Vers l'entrée pour voir

Si c'est possible. 

 

GUILLEVIC : "Du Domaine", éditions Gallimard 1977. 

 

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Lyon, un après midi dans les brumes au dessus de l'étang.

 

Photo: © Frb 2015

lundi, 26 mars 2012

Grand Magasin

Parmi nos articles de quincaillerie paresseuse, nous recommandons le robinet qui s'arrête de couler quand on ne l'écoute pas.

MARCEL DUCHAMP : Rrose Sélavy  in "Poils et coups de pieds en tous genres"  publié par GLM dans la collection "Biens Nouveaux" en 1939.

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Il y a 2 personnes devant moi, j’attends mon tour. Sur les écrans partout disposés en hauteur, on peut visionner la météo, les horoscopes, une recette, image par image des escalopes de veau au dessus de nos têtes, un panneau clignote sans jamais s'arrêter : "Le veau c'est beau !" et plus loin, "50% sur les pantoufles pour 1 achat de 5 bougies parfumées", derrière moi, une dame élégante s’impatiente, posant sa question sans attendre le tour de l'autre dame qui s'apprête à payer  "Excusez moi, c’est juste pour un petit renseignement... Elle enchaîne aussitôt - la crème de jour, vous ne l’avez pas en "Sable ?" - "C’était quel numéro, Madame, vous vous souvenez ? Parce qu'ils ont tout changé dans cette gamme là". La dame hausse les épaules, "quel numéro ? Aucune idée !". La caissière balaye du regard la totalité du City marché. Elle lève le bras c’est pour quelqu'un là bas, elle se met à crier : "Sonia, Sonia !  tu peux venir cinq minutes ?". Sonia arrive, à très grandes enjambées, sur son gilet vert pomme molletonné, un carré épinglé "City marché, le sourire en plus", en dessous de la poche, un rectangle en carton plastifié découpé au cutter avec écrit, au marqueur rouge en gros "Sonia". Sonia est jeune, 20 ans, à peine, c’est elle qui s’occupe du "Rayon Beauté", Nicole pourrait être sa mère. Mais pour l’heure sous mes yeux c’est la profession qui s’affiche : deux bouts de cartons recouverts de plastique épinglés soigneusement sur deux gilets sans manche où dans le dos il y a encore écrit "City marché, le sourire en plus". Gilet "Nicole". Gilet "Sonia". "La crème de jour, Sonia ! la nouvelle gamme en "sable tu sais le numéro, c'est quoi maintenant ? le 5 , le 3 ?  Je sais qu'ils ont pas changé le 6 mais le 6 c'est "Beige rosé" ?". Sonia fouille dans les rayons, Nicole demande : "Vous avez gardé l’ancien pot madame ?" -"Ben oui, euh ! j'sais pas ! je crois, mais c'est pas sûr...". Nicole poursuit : "Dans ce cas, faudrait nous ramener l'ancien pot madame ! parce qu'ils ont tout changé et je voudrais pas vous vendre "Porcelaine" pour du "Sable", quoique ça ressemble assez et si ça se trouve ils ont aussi changé les noms et "Sable" ça serait peut être  maintenant remplacé par "Porcelaine"..." Silence. Les deux femmes comparent les deux coloris, se regardent longtemps, hésitation puis silence à nouveau. Sonia revient, rajoute un "si ça se trouve...". la cliente remue la tête affirmativement, plusieurs fois très longtemps, comme s'il s'agissait d'une chose très grave.

Nicole ne répond pas, examine de plus près les deux coloris : "regardez voir sur la peau..." Sonia étarpe la crème teintée sur l'avant-bras de la cliente; au dessus du poignet, la cliente lève le bras du côté des néons elle dit, "c’est difficile à savoir, hein !". Deux grandes traces épaisses beiges tachent l'avant bras de la cliente, la peau est fine sans veines apparentes ni plis, le bras est lisse, très blanc. La dame hésite encore, l'autre dame devant moi perd patience, derrière nous, la file est devenue très longue, la cliente paraît très gênée, elle s'adresse à la dame qui était devant puis à moi, "je vous fais attendre, excusez moi ! je croyais que ça irait vite" je dis - "je vous en prie, c'est pas grave, prenez votre temps !". La dame devant me jette un regard noir. (Ben quoi ? Qu’est ce que j’ai dit ?"). Sonia semble réfléchir. Nicole propose : "Tu devrais regarder dans le classeur". Sonia, nous sourit d'un sourire réellement désolé et gentil, pour nous aider  un peu à patienter. Ce sourire est vraiment désarmant. La dame devant soupire bruyamment. Nicole dit "Dans le classeur c'est sûr qu'on trouvera ! y’a tous les nouveaux numéros qui correspondent avec les anciennes couleurs" - "Ah ben ouais ! répond Sonia, J'avais pas pensé au  classeur, t’as raison ! je vais chercher ça !" Nicole la retient  "Non, mais euh... Tu peux plus y aller, ça a changé, c'est Madame Chamot, pour les clefs, il faut appeler Madame Chamot, c’est elle qui a les clefs du bureau, attends, bouge pas ! je vais essayer de l'appeler d'ici". Nicole se rapproche d'un micro fixé par un gros ressort sur le coin de la caisse. Dans tous le magasin on entend la voix de Nicole qui se diffuse dans les hauts parleurs,"on demande Madame Chamot à l’espace beauté, madame Chamot !".

Quelques secondes après, Madame Chamot, arrive. La cinquantaine bien tassée, 1,43M environ, perchée sur des moonboots prunes à talons compensés, je me dis que sans ses bottes elle doit mesurer dans les 1m33 environ, il semble qu'à chacun de ses mouvements, c’est le magasin tout entier qui peut se renverser, on dirait que c'est elle, Madame Chamot qui porte le City-marché sur ses épaules. Elle parait être de ces créatures méticuleuses, parfaitement organisées, de celles qui mènent leur monde à la baguette. Rien ne dépasse. Tout est carré. Son chemisier à collerette impeccable boutonné jusqu’en haut pince même les rides en bas du cou, des maxilaires carrées, des lèvres pulpées de rouge pourpre nacré qui déborde légèrement au dessus de la lèvre supérieure plus fine pincée, un petit nez rose juste à peine aplati au bout, des pommettes presque absentes relevées d’un fond de teint crèmeux qui donne un air hâlé, Madame Chamot porte des lunettes en écaille cerclées bleues signées de l'autre fou, une jupe droite en velours côtelé fendu sur un côté, mais pas trop, entre les moon boots et la jupe, deux bosses plutôt rugueuses, roses, aplaties comme son nez. Je croise le regard piquant de Madame Chamot qui surprend en flagrant délit mon regard perdu sur ses genoux, je devine un courant d'animosité, une légère pointe de crainte, elle tire vif, sur le pan de sa jupe d'un coup sec machinalement, tout va si vite. Madame Chamot s’énerve : -" Mais enfin Nicole ! ça fait une semaine qu'on a reçu les nouvelles références ! il faut les avoir en tête les numéros. "Sable" c’est le 5, "Porcelaine" le 2, "Biche" c’est "Beige le N° 6 "beige tendre" maintenant le n°1 c'est le zéro qui est l'équivalent au "Beige foncé" de la gamme "Elusane" "Sable" "5" "Chamois" c'est "Biche", "Beige N°6 " "N°1 c'était le zéro chez Bergamole" et il n'existe plus, vu qu'ils ont supprimé le 4 qui était "Chevreuil n°7" chez Bergamole comme Elusane a fusionné avec Bergamole il ont revu les coloris et le 8 n'existe plus mais c'est devenu le "Sable", et même que le n° 8 de chez Elusane, pour le coup ça change pas grand chose,  vous demanderez à Madame Moulu de vous expliquer, c’est elle qui s’occupe de la marque, maintenant."

Nicole. Sonia. Madame Chamot. Course folle au rayon des peaux. Madame Chamot s'énerve "Nicole, vous n'avez pas pensé à présenter une autre marque à Madame ? On a peut être l'équivalent de couleur en sable dans la gamme, "Agnès Grey", Sonia ! allez voir monsieur Blénot, c'est lui qui a reçu le représentant, "Agnès Grey". Sonia trépigne et son visage devient pâle, elle murmure tout bas, terrorisée "Monsieur Blénot ?" Madame Chamot répond  "Oui il doit être dans le bureau à l'étage avec le représentant, pour l'arrivage des  peignoirs de Ceylan. Sonia s'étonne et devient de plus en plus pâle : "Les peignoirs de Ceylan ?". Madame Chamot se retient, tâche de garder son calme : "Oui. Les peignoirs de Ceylan ! Sonia ! la semaine prochaine ! vous savez bien que c'est la semaine de la ristourne orientale." Sonia, sourit  bêtement : "Ah oui, la ristourne orientale, pardon madame, je croyais que ça commençait qu''au milieu Avril, enfin, il me semble euh... Vous aviez dit le 14...", Madame Chamot hausse les épaules, ne répond pas, elle cherche un truc sur son portable puis se remet à parler tout en pianotant sur les touches : -" On a dit, on a dit ! oui ! on l'a dit. Mais depuis ça a changé, c'est vrai que vous étiez pas là, lundi. (Air de réprobation)... "A ce propos Sonia lundi prochain vous passerez en caisse 4, vous verrez ça avec Brigitte, parce que Crystelle prend sa journée et Nicole pourra pas faire les deux caisses en même temps vous comprenez, alors elle sera remplacée par Sandra mais entre midi et 2, y'a personne et on pourrait vous mettre, il faudra venir du matin et rester entre midi et deux ça vous fait rien ? Sonia tripote sa bague d'un air indifférent, sa voix est morne. "Non madame, ça fait rien", elle reprend aussi vite son sourire de composition mais on voit bien que la nouvelle fait mal. Le coeur n'y est plus. Madame Chamot la toise de bas en haut : - "Parfait ! merci Sonia ! vous êtes gentille ! vous m'enlevez une épine du pied ! je vous note pour lundi ! et puis vous vous arrangerez avec Monsieur Blénot pour récupérer vos heures, du soir en reprenant un matin au mois de Juin, vous verrez avec lui sur le planning  ça ne vous pose pas de problème ? Sonia bégaye : -"Non, non, aucun,  je m'organiserai avec mon mari sinon euh... Madame Chamot (sèche) - Vous avez un souci Sonia ? Sonia (pulvérisée) - Non, non aucun, je vais essayer de m'organiser avec mon mari". Sonia sourit hébétée, debout au milieu de la clientèle. Une dizaine d'yeux fixés sur elle. Nicole arrive - "Ca va, Sonia ? Tu veux que je te remplace cinq minutes ?  Sonia a répondu "j'veux bien", on ne l'a pas vu partir, à peine disparue, volatilisée, que déjà Nicole, reprend le cours ordinaire de ce jour ordinaire dans le rayon beauté -"oui, sable, c'est ce qui se rapproche le plus, Madame, mais il se peut qu'Elusane sorte une nouvelle gamme de poudre, une nano poudre avec toute une gamme de nuances, vers le 10 Mai, si vous pouvez attendre... (La dame sceptique) -"Oui, ben, je sais pas." -"Ca sera intéressant parce qu'en Mai y'aura 20% sur tout le rayon-beauté, si vous pouvez attendre. Ou alors vous revenez avec l'ancien pot, c'est comme vous voulez." -"Oui ben... Je vais réfléchir..."

L'autre dame devant moi, soupire très fort, à présent, ça monte, se communique, c'est dans l'air, ça va arriver, ça se répand, ça y'est presque c'est monté, la coupe pleine, elle se met à râler c'est venu d'un coup tout haut, cette impatience, les nerfs, quelque chose vient de passer traverse l'épiderme : - "Pffff ! c'est pas vrai ! ah lalala lalala ! Eh ben ! faut pas avoir de train à prendre  pfou ! ni avoir mal au coeur en plus c'est surchauffé ici ! et moi j'attends toujours, c'est pas vrai ! c'est un monde ! moi j'ai pas que ça à faire, attendre ! s'il faut attendre des heures! moi hein ! non mais c'est vrai moi je trouve, hein !" elle tente de me tirer à elle, il lui faut une complice, quelqu'un qui pourrait justifier, ne s'adressant qu'à moi - "Elles s'en font pas ! vous trouvez pas ? Elles sont là, elles causent entre elles et tout ça pour une crème ! ça ! ahlalalala ! pour causer elles causent ! et nous ça fait des heures qu'on attend, si elles croillent qu'on a que ça à faire, les regarder jacasser ! elles exagèrent vous trouvez pas ? Puis elle se met à me parler de son mari qui est bricoleur, même qu'elle est venue acheter des affaires pour leur salle de bain, un tapis assorti aux carreaux que son mari  etc etc... Je me garde de répondre à cette pie mais la pie me tape sur l'épaule avec son bec, à petits coups de becs jusqu'à ce que je lui prête attention, elle poursuit ne s'adressant qu'à moi, ne parlant qu'à elle seule, se déverse -"Evidemment vous ! ça ne vous fait rien ! vous êtes  jeune, vous pouvez  ! je réponds - "Boh ! Pas tant que ça !"  la pie ne m'entend pas, vide son flot, son fiel, son besoin de parler, si possible à quelqu'un. Besoin/ de parler/ à  quelqu'un / ça ne peut plus attendre - Vous comprenez moi j'ai tendance à faire des phlébites, quand le chauffage est par le sol, et comme j'ai des varices alors vous comprenez ? Je dis - "oui". Je comprends. - "Alors si ils nous font attendre des heures, ça va plus parce que moi j'ai juste ma crème de jour à prendre, et hop  je file,et là  je suis en retard vous comprenez ? J'suis pas d'ici, moi hein ! des heures pour une crème, vous z'avouerez ! et avec ma phlébite, c'est pas possible ah non, mais y'a de l'abus ! moi oh  mais je vous le dit ! ils ont perdu une cliente ! ah ça, moi ah  oh aaah mais ! je vais pas me laisser pas faire ! qu'est ce qui croillent ? R'gardez ! ah mais ! je suis une bonne cliente ! je viens tous les jours, eh ben! c'est tout vu, je reviendrai plus ! j'irai à l'intermarché, ils ont monté un intermarché rue Hénon, j'irai à l'intermarché et puis c'est tout ! regardez ! elle tend la jambe -"avec leur chauffage au sol,  eh ben voilà ! ça regonfle ! ça y'est !  voilà ! z'avez vu ? C'est enflé là, vous voyez ? Je dis -"non, pas trop." Elle poursuit - "si on doit se retrouver à l'hopital à cause des caissières qui font mal leur travail, moi je vais être obligée de le signaler, on peut pas. Je peux plus. Vous comprenez ? (Elle m'engueule). La phlébite, vous ne savez pas ce que c'est !!! on peut en mourir ! enfin vous, oh vous ! evidemment ! vous vous en fichez vous ! vous êtes jeune ! (oui bof) vous pouvez pas comprendre !"  ... Je réponds par politesse -"Euh, si,  j'ai une tante (ronpich-ronpich) qui a eu une phlébite". Cause toujours. -"Ah mais y'a phlébite et phlébite ! moi j'ai la grave, c'est ce que je disais à mon mari si le caillot monte au coeur, hein ! eh ! ben on sait pas ! elle me tape sur l'épaule, prend le ton de la confidence tout bas, (radoucie) - je vais vous dire, entre nous, mon mari, c'est lui qui fait les courses d'habitude mais là, il refait toute la maison, il bricole sous l'évier, il a carrelé, la cuisine, il fait la plomberie, il a tout recarrelé, enfin le voisin vient pour l'aider, entre voisins, il faut bien s'entraider, hein ? Vous croyez pas ? - Euh, si ! - Les gens sont tellement indifférents. C'est de pire en pire, les gens sont égoïstes ! Vous trouvez pas ?  "- Euh, si, ptêtre..." -"Les gens, que voulez vous ! ils ont plus l'temps ! y pensent qu'à eux, vous trouvez pas ? -"si"- -"Mon mari  il me dit toujours les gens ils dautdrait foiybonnemoicnvà mlaguerrmoieoicdmoilj csaquekifera sçamoi  mais xkmoidivraivheinmoikheinmgdftoubkxbmoifoutugkjsux comme des chiens, pas vrai ?" Je réponds - Oui, sûrement". En me demandant si l'on trouve au rayon "anti-pies" un bon bonnet, avec des pattes pour bien protéger les oreilles.

 

 


Photo : Le rayon cosmétique de mon city marché le seul de la colline, celui qui a des nouveaux étiquetages de boites de conserves et d'affiches inspirées des grandes heures du constructivistme (eh oui ! regardez ! ) le seul "grand magasin" Hippy chic de la colline, quoique le super U est pas mal non plus, mais dans le city marché y'a tout (yatou yatou) un peu cher mais très agréable, avec des caissières adorables (bravo les filles !). Les croix Roussiens le reconnaîtront entre mille. Haut lieu de drague très officieux fréquenté par quelques oiseux célibataires (après 20H00 only !) mais faut pas le dire. Enfin bon, (admettons que je n'ai rien dit :) Photographié à Lyon city M. rue de Cuire

© Frb 2012.

mardi, 04 mai 2010

Mes nuits sans Oscar Wilde

"On devrait toujours être légèrement improbable".

OSCAR WILDE in "Aphorismes". Editions Mille et une nuits. 1997.

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Là bas la nuit remue, ici elle est muette. Dans le hameau de Philippe J. il y a des pommiers des poiriers et des haies. "Comment peux tu aimer les haies toi qui écoutais "Man machine" ? Comment peut on tomber si bas"?. M'a t-on dit alors que la nuit s'étendait sur chaque chose et nous trouvait déjà tous à moitié ensevelis. La nuit fait tourner les électrophones, on me reparle du passé de ce temps où l'on "s'amusait", tous au réduit bien rabotés, il se peut que nos années folles, à flamber des sticks, à trinquer, furent juste celles du mortel ennui, cette nostalgie a fait école. Vingt ans, trente ans après, la déglingue fait encore rêver. Ô temps bénis ! tous les gri-gris ont fait école. La mère de famille de 40, de 50 ans même, gentiment décoiffée en ressortirait son kilt en zèbre. Une larme versée sur l'autre mouture du Cabaret Voltaire et puis dandinant son popotin entre zèbres et damiers elle irait vider le lave-vaisselle.

Ils sont anciens, ils ne tiennent pas la nuit. Ils travaillent le lendemain. ils portent le fruit d'un vieux bazar comme la grande histoire de leur vie Ils osent affirmer haut et fort "qu'il ne s'est rien passé de bien depuis". De bien ? Et depuis quand ? Sommes-nous venus sur terre pour savoir ce qui se ferait de mieux depuis ? La qualité n'est à personne. L'avant-garde est derrière. La nuit revient. Le charbon se frotte à l'alcool, d'autres n'en boiront plus jamais, épuisent la paire de hanche d'une bouteille de Perrier. Tout baigne.

Avec mon sécateur dans notre appartement, je taille les haies de Philippe J. Je dois lui rapporter au hameau très précisément lundi une haie presque parfaite. Georges allongé sur le tapis, me demande "Où as tu trouvé ce chat ?" "Mais quel chat ?  Mon pauvre Georges, c'est bien triste comme tu déraisonnes, à ton âge tu devrais arrêter." Georges insiste, "Oui, un chat il parait qu'il miaulait sous la pluie". A quelques mètres un peu plus bas, le Cendrars de la tante Yvonne griffe chez Léon, "les dernières colonnes de l'église". Le temps d'écorcher les consonnes. Georges me dit que le chat est parti. "Où a t-il pu aller ?". Pourtant j'aurais juré qu'il se plaisait chez nous. Mais Georges rectifie. "Chez nous c'est pas ici". "Ah bon.". Il est 2H37. Les amis de Georges n'ont pas rappelé, Oscar surtout on l'attendait. Il y a grosse bringue au Macumba de Craponne avec l'orchestre "Décontraction" et les "Crazy boots" reformés. Se pourrait-il qu'on nous oublie ? Je prends le "Libé" d'un vieux lundi, j'épluche des pommes, sur la photo de Sarkozy. Philippe J. Sarkozy font des reflets sur le génépi, des flots verdâtres irisés d'or. Georges me dit qu'il faudrait que je finisse de tailler la haie avant que le jour se lève ou au plus tard lundi. "Tu sais bien que ce lundi t'as ton cours de frisbee". "Tu as raison". Mais je pense en moi même que tailler une haie, c'est davantage un boulot d'homme. La tête prise dans un rayonnage, je cherche un truc qui commencerait par Art. Art Blakey, Art Tatum... Peut être Art Zoyd. Ca serait bien pour se donner du courage. Art ensemble of Chicago et nous voilà sonnés des cloches. On s'offrirait bien une virée dans un gros tas de coussins à franges. Mais le temps presse.

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"Sur l'autre versant orienté au midi il paraît qu'il n'y a pas un arbre". Georges a lu ça derrière la carte postale d'Ernest, avant de goûter une toute nouvelle boisson dont l'effet paraît il dure plusieurs heures. Il s'agit pour lui d'atteindre l'autre versant et de revenir. Maintenant il traverse le salon assis sur son éléphant blanc. Il me  demande "ça te gêne pas ?. "Pense tu ! moi ça m'est complètement égal". Mais c'est peut-être plus embêtant pour les voisins du dessous. Les Ducorchet, Guy et Annie, ceux qui ont collé un village schtroumpf sur leur porte d'entrée et quelques décalcomanies autour de leur sonnette, des dinosaures, principalement. Georges me dit que les gens sont hyperbizarres aujourd'hui. Il a raison. Ils ne veulent pas admettre qu'on fasse du bruit au dessus de leur tête. "Peut-être qu'ils n'aiment pas mon éléphant blanc ?" Georges s'assombrit (je sens que ça lui fait de la peine), je le console. "C'est quand même moins pire qu'un effraie". Tu te souviens Juin 1953 ? Quand Philippe J. est venu chez nous, avec son effraie sur l'épaule ? Les Ducorchet à leur fenêtre, ils faisaient une de ces tête !". Je me souviens. Philippe J. avait composé un poème. Son effraie l'inspirait. "Philippe J .était assis là , exactement là où je suis. Sur cette chaise là, dans cette même cuisine". Georges m'écoute, perplexe. Il paraît médusé, m'interroge toujours. " Tu te souviens de ça toi ?". "Ben ouais !". "Mais permets moi de te signaler qu'en 53, t'étais pas née". "Et alors ? Qui ça gêne ?".

Je reprends mon souvenir, au point je l'avais laissé, j'en suis à la moitié. Ca coincide exactement avec la moitié de ma haie. Ce poème, Georges, dis je, tout continuant de cisailler des feuilles sèches, je vais te dire, tu vas pas me croire, eh ben... Sur les 8 phrases qui le composent, 3 seulement voient leur fin coïncider avec celle d’un vers. Les enjambements sont multiples. Pas moins de 9 enjambements sur 15 vers. C'est pas super ça ? Qu'est ce que t'en dis  ?". Georges m'embrasse, me trouve exceptionnelle. Il me demande, "Et ce poème, tu le connais ?". "Je le connais par coeur pardi ! Prête moi ton éléphant deux secondes, allez ! viens près de moi que je te le récite." L'effraie, c'est vrai, ça se mérite et ça mérite d'être assis bien plus haut que sur une chaise pour le dire, pour l'écouter. Nous nous installons tous deux tant bien que mal sur le dos de la bête. "maintenant, Georges tais toi. S'il te plaît, écoute ça" :


La nuit est une grande cité endormie

où le vent souffle... Il est venu de loin jusqu'à

l'asile de ce lit. C'est la minuit de juin.

Tu dors, on m'a mené sur ces bords infinis,

le vent secoue le noisetier. Vient cet appel

qui se rapproche et se retire, on jurerait

une lueur fuyant à travers bois, ou bien

les ombres qui tournoient, dit-on, dans les enfers.

(Cet appel dans la nuit d'été, combien de choses

j'en pourrais dire, et de tes yeux...) Mais ce n'est que


l'oiseau nommé l’effraie qui nous appelle au fond

de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur

est celle de la pourriture au petit jour,

déjà sous notre peau si chaude perce l’os,

tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.

 

"Alors ? Ca le fait ? Non ? ". Georges répond, "Ben, punaise !". Il est 4H40. Ma haie est presque terminée. Le chat est revenu, Georges a replié son éléphant, et ni vu ni connu. Guy Ducorchet fait sonner son réveil. On entend pleurer ses gamins. Le jour va pas tarder. Notre peau est si chaude, profitons. Georges dit "j'en reviens pas de l'effraie comme c'est chouette". Georges est drôle et j'aime rire. En bas on entend les klaxons, c'est les potes qui rappliquent du Macumba de Craponne, d'en bas ils nous crient de descendre. On voit un vieux punk de 44 ans avec une crête rose sur la tête, agiter ses bras joyeusement. "V'nez ! v'nez (qu'il dit), il y a une "after" au Palace de Couzon, les "Crazy Boots" vont faire un boeuf avec les 'Trashy Dolls", un truc unique, putain de ta mère !  le tout remixé par D.J Cooking en Vijing, et puis y'aura des performers, des activistes, des artistes d'avant-garde qui organisent une orgie dans une piscine remplie de ketchup et de bière, c'est gratuit, c'est interactif. Allez v'nez ! c'est le truc qui faut voir en ce moment". J'ai fini de tailler ma haie. Il est temps de nettoyer le sécateur. Demain j'appelerai Philippe J. pour savoir à quelle heure je peux aller au hameau. Je lui porterai sa haie. Je pense même que j'irai à vélo. On entend de loin le pote à crête, siffler brailler, Ricky klaxonne. Tous les copains, en perfectos, santiags, et débardeur fluos, dont certains cinquantaine bien sonnée, se font tourner le rhum au goulot, agglutinés dans les voitures. "Une after ! ah putain !" on y va ? vous suivez ?". Georges crie de la fenêtre "ok ça roule ! on arrive on vous suit". Il me dit "Ferme moi vite cette fenêtre !". Il est 6H00. Annie Ducorchet hurle sur ses gamins. La porte à schtroumpfs et dinosaures claque et reclaque sans cesse. On entend entre les cloisons, l'indicatif de RTL (ça fait au moins cent ans que c'est le même). Un nuage de cendre. Sarkozy, la retraite, Sarkozy et la dette... Déjà les premiers camions des poubelles. Je goûte une pomme. "Finalement j'aime mieux la Granny Smith que la Royal Gala, et toi ? Qu'est ce que t'en penses ?". Georges acquiesse distraitement tout en relevant notre courrier mail. Il lit grosso modo tout haut. "Joachim est au bord du Tibre il dit que "les flots tordus ondoient". "C'est tout ?". "Ouais, à part ça il a vu un torrent avec des flots écumeux, il t'embrasse". "L'effraie de Philippe J. a fait trois petits. Tu les verras quand tu lui porteras sa haie." "Ah ouais ? Super !". Je me demande comment exactement on appelle le petit de l'effraie. "Tu le sais toi ?". Georges ne sait pas, il dit que c'est le dernier de ses soucis. Il poursuit l'inventaire: "Oscar s'excuse, il avait une rhino, c'est pour ça qu'il n'est pas venu cette nuit." Je dis " Ah ça c'est con". "Oui c'est très con". Je ramasse les épluchures qui trainent sur le nez de Sarkozy. Georges me prend la main. "Et si tu nous faisais une tarte Tatin ma chérie ? "Les étoiles sombrent entre les rues". Je mets un disque des Redwood Plan. "Oui, mon amour, va pour une tarte Tatin!".


THE REDWOOD PLAN :"Something to prove"
podcast

 

Photos : "Soyons" (photo 1). "Réalistes" (photo 2). Graffs vus dans l'impasse jouxtant ma propre maison (quel toupet!).  Lyon. Croix-Rousse. Mai 2010. © Frb.

mercredi, 10 février 2010

La rue Jean Baptiste sait...

JBS.JPGLa rue Jean baptiste sait que le temps ne fait rien à l’affaire
La rue Jean Baptiste sait qu’après la pluie vient le beau temps
La rue Jean Baptiste sait que l’habit ne fait pas le moine
La rue Jean Baptiste sait qu’il n’y a pas de fumée sans feu
La rue Jean baptiste sait qu'il n'y a pas d'amour heureux
La rue Jean Baptiste sait qu'on n'a pas tous les jours vingt ans
La rue Jean baptiste sait que la mort n'est pas une solution
La rue Jean Baptiste sait que deux et deux font quatre
La rue Jean Baptiste sait qu'après l'heure c'est plus l'heure
La rue Jean Baptiste sait que la nuit tous les chats sont gris
La rue Jean Baptiste sait que la fourmi n'est pas prêteuse
La rue Jean Baptiste sait qu'on ne prête qu'aux riches
La rue Jean Baptiste sait que le plaisir peut s'appuyer sur l'illusion
La rue Jean Baptiste sait qu'on a peine à haïr ce qu'on a bien aimé
La rue Jean Baptiste sait que les sots parlent beaucoup du passé

La rue Jean Baptiste sait que penser à la mort raccourcit la vie
La rue Jean Baptiste sait que haricot par haricot se remplit le sac
La rue Jean Baptiste sait que seul ton ongle sait où te gratter
La rue Jean Baptiste sait que mauvais chien ne crève jamais
La rue Jean Baptiste sait que le pape bénit d'abord sa barbe
La rue Jean Baptiste sait qu'à l'impossible nul n'est tenu
La rue Jean Baptiste sait que celui qui écrit lit deux fois
La rue Jean Baptiste sait que la gourmandise vide les poches
La rue Jean Baptiste sait que la joie est suspendue à des épines

La rue Jean Baptiste ne sait pas que l'oisiveté est mère de tous les vices.

Kesang Marstrand :"Say say say"
podcast

La rue Jean-Baptiste sait ce que peu de gens savent et peut se lire en titillant le lien ci-dessous, d'autant plus que l'endroit est vivement recommandé par la maison et qu'on aurait bien tort de s'en priver :

http://lesruesdelyon.hautetfort.com/archive/2010/02/26/je...

Photo : La rue Jean Baptiste sait et elle le dit ! entre l'esplanade et la rue des Pierres Plantées, presque en haut du plateau de la Croix-Rousse à Lyon. Photographiée en hiver 2009. © Frb

lundi, 08 février 2010

Du pain et des jeux

" O gentilshommes, la vie est courte... Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois."

SHAKESPEARE: (Henry IV).

du pain et des jeux.JPGAvoir du pain sur le pain.

Tomber dans le pain.

Pousser comme du pain.

C'est fort de pain !

Pressé comme le pain.

Tirer les marrons du pain...

Nota : La célèbre formule "panem et circenses" = "Du pain et des jeux" date de l'Antiquité romaine.  C'est Juvénal qui en est l'auteur. Il l'a écrite pour évoquer les besoins fondamentaux du peuple de Rome qui vivait alors dans la misère. Pour éviter les émeutes et les révoltes, les consuls et les empereurs ont organisé des distributions de farine gratuite, avec l'aide des boulangers devenus fonctionnaires d'Etat au 2ème siècle avant J-C. Cette tradition s'est maintenue jusque sous Aurélien. Et plus tard comme on sait.

Du pain et des jeux
et le peuple sera content,
il suivra aveuglément
les lois des Seigneurs-Dieux.

Relire de toute Urgence : GUY DEBORD: "La société du spectacle" 1967. (Bon pour ton poil ô mon lecteur!). Extrait choisi :

"Le détournement est le langage fluide de l'anti-idéologie. Il apparaît dans la communication qui sait qu'elle ne peut prétendre détenir aucune garantie en elle-même et définitivement. Il est, au point le plus haut, le langage qu'aucune référence ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C'est au contraire sa propre cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui peut confirmer l'ancien noyau de vérité qu'il ramène. Le détournement n'a fondé sa cause sur rien d'extérieur à sa propre vérité comme critique présente"

Photo : Détournement de pain. Photographié dans la vitrine du monopain de Lyon. Croix-Rousse. Février 2010.© Frb.

lundi, 21 septembre 2009

Haute voltige

"Mais le jugement du vulgaire ne comprend pas grand chose au désespoir..."

SOREN KIERKEGAARD (1813-1855) in "Traité du désespoir". Editions Galimard 2006

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On dit souvent que S. KIERKEGARD, est le "père de l'existentialisme", (cette idée a été vivement contestée par Asger JORN, dans un excellent texte intitulé "Sur la situation singulière qu'occupent dans l'humanité les mâles", livre dont je vous reparlerai un - certain - jour...), mais au delà du commun des on-dit, (père de... ou non), KIERKEGAARD, (Soren Aabye), (écrivain et philosophe danois), a écrit des oeuvres importantes dans un laps de temps de quelques années. Le "Traité du désespoir" est le dernier ouvrage majeur, qui regroupe aussi les grands thèmes "kierkegaardiens" évoqués dans les précédents livres. Fervent chrétien, théologien, il s'oppose à l'église danoise, (église luthérienne d'état), au nom d'une foi individuelle et concrète. KIERKEGAARD, écrivain, déroute. Ses premières oeuvres sont rédigées sous divers pseudonymes, qui sont autant de personnages inventés et souvent, ces pseudos-auteurs commentent les travaux de pseudos-auteurs précédents (Ex : Johannes Climacus, et l'excellent Anti-Climax). Gilles DELEUZE s'en souviendra lorsqu'il développera sa notion de "personnage conceptuel", désignant des personnages fictifs ou semi-fictifs crées par un ou plusieurs auteurs, afin de véhiculer une ou plusieurs idées.

Pour en revenir au philosophe, plus spécifiquement à "l'angoisse", KIERKEGAARD la considère comme un "vertige du possible". Je résume parce que sinon, il faudrait épuiser une bonne dizaine de blogs, et quelques vies, (c'est angoissant ;-) "vertige du possible", donc (mais ce n'est pas aussi simple que ça !). L'angoisse contrairement à la peur n'a pas d'objet déterminé, si on a peur de quelquechose, il est plus difficile d'angoisser de quelquechose" et quand bien même "le quelquechose angoisserait" cela serait encore pour quelque(s) raison(s) indéterminée(s). L'angoisse met en question l'ensemble de l'existence et nous fait entrevoir le néant. L'homme doit donc se risquer à choisir (vertige ?) et à agir sans pouvoir maîtriser totalement l'avenir. C'est le sens "du saut dans l'absurde" augurant parfois cette entrée dans "le désespoir" (autre thème Kierkegaardien), mais qu'on ne s'y trompe pas, angoisse et désespoir ne sont pas des notions négatives aux yeux de KIERKEGAARD, le "traité du désespoir" malgré son autre titre moins connu "La maladie à la mort", n'a rien d'une lamentation sur la détresse humaine, et paraît même davantage une exploration du rapport à soi. Ensuite libre au lecteur d'affirmer ou de contester l'idée que les plus profonds tourments peuvent élever l'humain à une sorte de joie supérieure... A vrai dire je ne souhaite pas soulever ce lièvre là ;-) disons que ce n'est pas exactement l'objet de notre billet. Je préfère vous livrer un extrait de ce livre, superbe d'acuité. Puisse son lecteur (ou sa lectrice) ne pas trop s'y retrouver ...

"Traité du désespoir", extrait :

"Désespérer d'une chose n'est donc pas encore du véritable désespoir. C'en est le début, il couve comme disent d'un mal les médecins. Puis le désespoir se déclare : on désespère de soi. Regardez une jeune fille désespérée d'amour, c'est à dire la perte de son ami, mort ou volage. Cette perte n'est pas du désespoir déclaré, mais c'est d'elle-même qu'elle désespère. Ce moi, dont elle se fût défait, qu'elle eût perdu sur le mode le plus délicieux s'il était devenu le bien de l'autre, maintenant ce moi fait son ennui puisqu'il doit être un moi sans "l'autre". Ce moi qui eût désespéré - d'ailleurs en un autre sens aussi désespéré - pour elle, son trésor maintenant lui est un vide abominable quand "l'autre" est mort ou comme une répugnance, puisqu'il lui rappelle l'abandon. Essayez donc d'aller lui dire : "Ma fille, tu te détruis" et vous entendrez sa réponse : "hélas  ! non, ma douleur, justement, c'est de n'y parvenir".

Photo: Feuille jaune à bords roussis, isolée dans l'espace. Vue juste à quelques mètres d'une multitude de rousses virevoltant gaiement sur la mythique Tabareau. Lyon, colline, Septembre 2009. © Frb