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mardi, 24 février 2015

Les spectateurs

Pas de sens sous la main

la plupart du temps

on chasse ce qui risque la casse

on se maintient et va sans voir

comme tout le monde.

 

ANTOINE EMAZ : extr. de "Peur 1".

 

gens.jpg

 

Ils se sont arrêtés pour contempler le Rhône. Ils sont restés longtemps à émettre deux ou trois réflexions sur la beauté du fleuve et sa couleur verdâtre avec cette note de noir, qui rend une impression de saleté par temps gris, mais l'ensemble demeure agréable à cause des reflets des nuages gris rosés, ou des brumes qui offraient ce jour là, une vaporisation légèrement colorée propice à l'oisiveté. Eux, je les entendais échanger quelques phrases ponctuées de silences. Certains avaient dû dire qu'ils préféraient la Saône parce qu'elle était plus gaie. Pour les autres, mitigés, ça dépendait toujours d'une affaire de nuances, ils préféraient le Rhône, finalement, parce que (je cite) "c'était un fleuve plus franc". Ils acceptaient, de bon gré, que les autres aient envie de modifier leur trajet afin de contempler de l'autre rive sur un pont de la Saône par St Georges et St Jean, le coucher du soleil sur presqu'île. Le fleuve Rhône est un fleuve assez tumultueux, et chacun en perçoit les tourbillons obscurs, et même en le croisant certains jours ordinaires, on devine qu'il pourrait raconter des histoires difficiles à comprendre. Le fleuve Rhône capte aussi puissamment les lumières. Alors c'est peut-être mieux de ne pas divulguer ces histoires à des gens qui ne souhaitent pas les entendre. Il faut laisser le temps aux histoires d'apparaître, et ne pas modifier ce que les spectateurs ont cru voir un instant qui semblait trop léger, égratignait un peu la conscience pointilleuse de celui qui savait et finit par se dire que ce n'est pas si grave si la vérité s'égratigne au passage. Il faut laisser courir tout ce qui se dépense, même si ça ne se lie plus à aucune vérité, "pas de sens sous la main", il ne faut pas forcer cette main trop violente, qui se cache, on le dit, sous les plus beaux attraits. Il ne faut peut-être pas rejeter sans raison, les jours de convergences qui s'écoulent comme de l'eau, disparaissent sous les ponts disparaîtront un jour aussi souples que l'air mais gardent en eux l'étreinte de tous les paysages, et la mémoire de nous ; il ne faut peut-être pas briser une illusion collective, rassurante. A peine évoquerait-on les atmosphères d'un lieu qu'on s'emparerait aussi du style des personnages, on se tromperait d'objets en caressant des cibles, une façon de parler de soi pour l'agrément, quand dans la cruauté des mots et des images on nous démontrerait qu'être vu est utile, on affiche ce qu'on pense, et puis on va grimper, retomber aussi vite. Le silence s'opposerait avant de revenir trancher sur le sujet. On en reste à l'esquive, parce qu'on ne saura jamais traduire si fidèlement ce qu'on croyait savoir ou bien la cruauté (et ce qu'on en ressent) se change en marchandise, ou bien d'où l'on se trouve pour s'exprimer, on tremble on se piège à distance dans la fragmentation du temps et d'autres corps, en présence, en attente, parmi les phénomènes qui se heurtent et s'agrègent comme des vagues et reviennent s'annexer de mémoire, ou vivent en transparence. On ne pouvait pas savoir sous quelle forme ça glisserait, on ignore quel chemin, ni quelle berge remonter pour rechercher la source de cette obscurité, peut-être ce n'est pas ici, en ces eaux tourmentées où par un clair instant retrouvé d'évidence on pourrait s'y pencher une fois que les spectateurs se seraient retirés un à un. Dire que ça ne mentait pas, il y a bien, quelque part un petit quelque chose qui avait l'air de clocher, et juste ici, - c'est là ! (le doigt ne montre pas) pourtant les promeneurs et même les spectateurs ont dû baisser les yeux, remarquer encore vite, ou ils l'ont ressenti, ils étaient tous gênés, sans voir, ni trop savoir pourquoi il existait quelque chose comme un poids ; subitement ça cassait l'harmonie de l'ensemble, alors que cet ensemble paraissait présenter les mêmes vues qu'autrefois, à quelques détails près. Ca pouvait perturber tous les petits plaisirs. Une image de la vie : des rives aménagées en aires de jeux festives où l'on peut boire le soir entre amis, rencontrer du nouveau, danser sur des bateaux, éclairés jour et nuit. Paradoxe émouvant de boire autant d'alcool, au bord des eaux hantées de mouettes et d'immondices. Tout un monde de reflets, où l'on se sent hagard dans la vie parodique, bercé par l'air et l'eau en y jetant des mots. Chacun sait que l'on tient grâce à ces illusions, des retouches esthétiques qui deviennent véridiques. Ainsi on dit parfois (à tort ou à raison, peu importe ! on dit surtout pour dire) de certaines jolies filles qu'elles seraient sans doute laides et même indésirables sans ces heures fastidieuses à se faire un maquillage si discret qu'il parait au final, beaucoup "plus vrai que nature" et nous, on ferait semblant d'être d'accord avec ça. Disons quand ils s'accordent avec nous et entre eux pour ne voir que cela, nous on s'arrange aussi avec eux, entre nous, pour laisser les choses en état. On peut se contenter, un peu de ceci-cela, apprendre à aimer vivre, quand il ne resterait qu'à se laisser porter en suivant les reflets. Le reste tient du pouvoir de s'éblouir ensemble, et oublier ensemble le coin des barques tristes, échouées sur l'île Barbe. On pourrait retarder l'immersion dans la casse (liquidation forcée) et même s'en détacher. On laisserait flotter, on changerait de rivage ça découlerait toujours d'une mutation ratée, une saisie impossible, une partie du rivage s'était désagrégée, pendant qu'on écrivait des poèmes sur des nappes, et qu'on cherchait en soi une réponse qui n'existe qu'au-dehors, ou c'est la ligne de fuite qui vient nous rétrécir. On regardait d'en bas, on ne peut plus en montrer ce point où la confiance guidait l'esprit plus loin, il n'y a plus de confiance ailleurs que dans ce cadre où déjà on comptait archiver, un par un, le nombre des terriens en tous les paysages traversés d'autres chiffres ouvraient aux sports de glisse, on remarquait déjà que pour chaque spectateur, à sa suite, accourait un autre spectateur, un second qui viendrait ravager l'expression du premier, de quoi bien saturer la peur de s'ennuyer. On traverse la vie comme on regarde un film, on montre des images, et nous voilà conquis. On vous affiche des gens qui n'ont pas de regard et maintenant il faudrait vous raconter leur vie sous prétexte qu'on a dû les croiser quelque part, un court fragment du temps, que cela fournirait un motif suffisant pour en faire un ouvrage dont on finirait presque par se persuader qu'il dit la vérité, celle qu'on ne vous montre jamais et que tout le monde attend. On revient simplement raconter les histoires sans même s'intéresser à ce qu'ils en penseraient, eux, les passeurs perdus, précédant nos balades. On rêvait d'escalade, la tête dans les étoiles, et on jetait nos sacs pour que la cruauté entrevue s'amortisse au passage d'un défaut de mémoire. Il importe dans ces détournements, que ces éclats de vies ne deviennent pas sans cesse des produits dérivés d'un système qui promet, et peu à peu dérive en suite d'effets de l'art, parfois on se demande si ces vagues d'escalades ne finissent pas déjà par toutes se ressembler, tandis qu'on se transforme, nous aussi en reflets. On les avait vu vivre, quelques minutes avant, ces gens, ces étrangers, ils parlaient avec nous, ils ont dû contempler quelque chose de spécial qui n'entre pas dans le cadre, mais qui pourrait montrer une tout autre vérité. On les a entendu s'en aller gentiment, on les a salué. On les a entendu rire encore très longtemps ils étaient redevenus des silhouettes minuscules, et nous on les cherchait, spectateurs silencieux, parmi d'autres curieux entrés dans le spectacle de la ville qui dévore les visages et sans cesse nous déplace, puis les a effacés. On les a écouté juste avant qu'ils nous parlent, ils émettaient des bribes d'un langage familier qui n'appartient qu'à eux, ils ont émis des phrases, elles déformaient un peu les histoires que leur guide leur avait raconté, ils avaient quartier libre, ce n'était pas à nous de corriger leurs phrases. C'était une chose à eux. Personne n'est assez clair avec ses propres histoires pour tenter de rétablir l'équilibre général, et que tout devienne vrai, à rectifier les fautes qu'on saisit chez un autre, rectifier par souci de l'authenticité quand ce n'est pas l'éthique qui s'en mêle, et au pire, on s'emparerait enfin du nom de dignité, et ensuite, on constate, qu'il n'est plus un espace dans cet étroit passage qui ne soit pas replié. Une réserve minimale nous tient sur l'autre rive. Et le vent, nous ramène les merveilleux nuages sous le cloud computing et son divin stockage. Des poids de mots des corps des têtes sur des photos des murs et des rambardes des mesures des outils, des recommandations pour que plus rien ne cloche et ne sorte du cadre. Quelles autres vérités pourrait-on mettre en boîte ? Certes on n'avait pas vu ce qu'il y avait de figures accueillantes et déjà affectées par la férocité compactée en réclames, on était des réclames, on était devenu d'une banalité à pleurer, malgré les mots greffant un peu de l'air du temps qui toujours se trainait un ballot que Tchekhov titrait en d'autres temps. Rien n'avait dû changer, après toutes ces années, ces ennuis qu'on bariole et jusqu'à la pénombre qui se danse émoussée, nous recueille en eaux troubles, avec nos styles nomades dont l'espèce d'air flotté dans la simple existence rendrait l'effacement des passerelles moins cruel que l'étrange cruauté du petit quelque chose qui paraissait clocher et n'avait semble-il pas encore submergé la présence attentive des autres spectateurs.

 

Photo: Sur le pont, à la recherche de la ligne de fuite :-)

 

Lyon, Frb © 2015

samedi, 06 juillet 2013

Porté par ses limites...

La mémoire, c'est notre clé de lecture du réel. Dans un autre ordre d'idée, j'ai toujours admiré cette pensée de Jakobson, ce doit être dans les questions de poétique : "la forme n'existe que répétée". Il en va exactement de même pour les émotions : si on ne reconnaît pas, on est bouleversé, on reste muet, sans prise.

ANTOINE EMAZ ; Entretiens. (Et plus encore ICI)

 

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Sur le fleuve oublié le rameur embarqué d'une rive à l'autre, cherche en flottant mentalement à retrouver son ignorance d'autrefois. Ou juste un lieu allié à répéter sans cesse, que c'était mieux avant. Se sachant dans l'erreur, il s'exerce à parfaire toujours le même mouvement, aborder le trajet d'une rive à l'autre, puis revenir de l'autre rive à la première, toujours recommencer sans un mot différent, à saisir, un détail ou deux, on ne sait quoi mais sans doute pour écrire le même livre  sans prise avec la même idée toujours un peu grandiose d'un meilleur avenir, sans prise sur rien, même pas celle de connaître par coeur le chemin qui ne s'épuise jamais, semblant épuisé avant même d'en répéter le rythme que pourtant il aimera peut-être répéter afin de n'en oublier aucune -presque invisible et légère modification. Ensuite, on ne connait pas la suite, ce serait à nouveau un point qui ne suit pas, ou peut-être un ruisseau portant entre ses flots l'embarcation légère d'un explorateur débutant... 

 

Photos : A la mémoire des fleuves du Parc de la Tête d'Or, aux sources de l'Eldorado, à la plage du capitaine Cook ou au lac d'Armagnac (bu trop vite et trop tôt).

Au Sornin, à La Grosne, A nos marins d'eaux douces, au fleuve Amour ou jaune, aux espaces liquidés, jamais aussi perdus qu'on l'eût imaginé ..

A toutes les sources vives, aux indulgences perdues, aux ennemis visibles aux alliés invisibles, à chaque passeur de pistes, si différent soit il, porté hors des limites,

dédions...

 

Ici ou là © Frb 2013

mardi, 22 mai 2012

A travers temps

Si on tentait de se replier
sans mots
il n'y aurait peut-être plus
rien

ANTOINE EMAZ : in "Ras" éditions Tarabuste, 2001.

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Le ciel a refermé la cabane dans les pluies. Les choses n'ont pas eu lieu, nous n'avons rien écrit. Je reprends le fil d'un monde de légendes : rêve d'archéoptéryx caché dessous la pierre, de scarabées volants,  chute des engoulevents aux ailes fossilisées sur un socle détruit qui ne s'est pas affaissé et d'où furent prélevés des fragments transformés en cailloux pour les archéologues. On ne sait plus s'ils en feront un livre, peu importe, nous sommes trop occupés et tant de livres sortent, que nous n'aurions de toute façon, pas le temps d'explorer celui-ci.

Je reprends le sentier au bout d'un champ bordé de fleurs que des filles vont cueillir pour s'en faire des bouquets piqués dans des vases accueillants. Le décor du bonheur des hommes est empreint de nos heurts. Les champs finissent où les bouquets triomphent. Encore un arrangement...

Au devant du décor, on acclame, on s'en pare. D'autres ont dû essayer d'en reproduire l'image mais manquant de ferveur ils préfèrent aujourd'hui contempler le plein champ par les yeux de Monet un instant dans l'allée du musée des impressionnistes.

Ici, les modillons nourrissent sous les pommiers des hydres à bouches d'ogre. Il se peut que les anges dévorent notre pays avec des yeux immenses. Ca raconte une histoire. Quelle histoire à présent ? Ca tient en un seul mot, envolé par le flux de paroles plus véloces que l'haleine soufflée de ces gueules minérales dont la fièvre va brûlante encore hanter nos vies. Mais à présent nos vies nous prennent bien davantage que ce monstre amputé sifflant à tout jamais, là bas, sous son rocher.

 

 

Photo : Là bas. Naissance de L'hydre, au jardin plus ou moins japonais...

© Frb 2012

mardi, 10 août 2010

Le minuscule

Au pied du mur. Une falaise de craie, une paroi droite. La route stoppé là, au pied.
Des jours.
La paroi reste. On devient plus léger.
A force, le mur ne surprend plus.
On se dit qu'il fallait bien s'attendre à quelque chose comme ça.

ANTOINE EMAZ in "Caisse claire", éditions Points Seuil, 2007.

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L'âme atteinte, trop soudainement peut-être, au pied du mur, nous prend et nous sommes sidérés par les beautés anciennes. Il faudrait boire la pluie, il faudrait vivre sous la neige pour ne pas s'affamer, s'ensorceller de songes broutant le diamant en ces noces où l'image d'une trempe rituelle ne peut tout à fait s'effacer. La brutalité vient, après le dit de l'aime, une de la pire espèce, qui pousse à reculer, celle qui croit tout donner et reprend tout, prend l'aise, construit des bétaillères pour celles du genre de haine. La maladresse insiste jamais ne disparaît. On ne s'amende plus, l'avenir se délite peu à peu, à présent, plus vite que le passé. On porte la mort en bouquet façon dandy, rose ou pourpre. Fièrement, on se démet. Et les oeillets fanés dans les vases romantiques, n'inspirent plus le moindre regret. Après avoir chéri on s'étend tête froide sur la pierre polie des carrelages. Le son est celui de mille cloches briquées comme des casserole en cuivre qui résonnent en façade. Nous serons exhibés demain ou en Septembre.... Qu'il est doux de verser l'amour fou, ou la haine sous les yeux des indifférents ! fièrement on se pavane. On tire presque gloire de ses peines. Lamento affligeant déguisé en pure joie. Il suffirait pourtant, qu'un doux hasard, du genre humain lève le voile, et nous révèle inconsolables, cela serait moins désolant. On aimerait ce hasard. On plongerait à nouveau. On goûterait l'ornement, le velours, les emphases, celles qui visent plus haut, plus loin que l'insatiable. On se réchaufferait. On inviterait la lune, les étoiles dans les chambres. Elles nous lécheraient les pieds. Un jour, l'offense par accident, à nouveau viendrait nous reprendre. On serait consommé. On reconvoquerait les fantômes et puis on les rassemblerait tous sous la même chair exactement au même endroit. Eternel recommencement...

Photo : Visage humain candide ou effaré. Sculpture civile clunisoise, vue en façade d'une ancienne riche demeure. Cluny. Août 2010. © Frb