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lundi, 16 mars 2015

le rivage oublié (I)

Mais l'individu, c'est aussi la liberté de l'esprit. Or, nous avons vu que cette liberté (dans son sens le plus élevé) devient illusoire par le seul effet de la vie moderne. Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances qui déchirent le milieu de la civilisation actuelle. L'individu est déjà compromis avant même que l'état l'ait entièrement assimilé.

PAUL VALERY in "Le bilan de l’intelligence", extr. d'une conférence prononcée en 1935, publiée aux éditions Allia, 2011.

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Les brouillards descendaient sur une berge antique. On se laissait mener ailleurs, du bon côté, on a dû s'emparer de l'authenticité ; c'est une denrée prisée des centres hyper-actifs, on serait des followers, des winners des addicts, des lanternes affligées d'une comptabilité qui s'emballe comme tout le monde.

On a vu douter l'île, ou bien on s'était dit qu'elle pouvait rétrécir en même temps que nos ombres ne cessaient de grandir. On touchait l'ornement posant pour la vitrine : on devenait clinique, à caresser les cibles en voeu de réflection ; hantées de chapiteaux de nefs et d'ogives, le reste à l'abandon cédait aux sons stridents. On voulait ralentir, c'est une base l'abandon, elle a de quoi offrir. On se balade parfois près du petit étang on recherche les barques en vieux bois bleu d'Egypte. Elles pourrissent à présent.

On laisserait aller au fouillis primitif, les roseaux sur des friches, on viserait l'avenir, une chance aux yeux du monde : aller au plus pressant du prodigieux galop, trouver sa voie, courir, saisir la profusion. Tous ces dons chimériques c'est comme une contagion, qui saisit n'importe où une brèche à éblouir, vise un point culminant, glisse en conversations de sujets qui se grisent, soucieux de rajouter à ces crépitements un grain de mandoline. Il est doux cependant de se ressouvenir qu'on était muet, avant.

Le rivage oublié désarme l'impatience. On se tait pour survivre. La nuit, on imagine qu'on est des organismes perdus dans l'aquarium à écouter des voix trouées de concessions qui perdraient un temps fou à courir après qui court après d'autres rives. 

- Comment veux-tu savoir, à quoi il ressemblait, le rivage oublié, si tu l'as oublié ?

A demandé la fouine qui devait mettre à jour le plus petit secret de tous, dans un grand livre. C'est une compilation de vues méga-lucides qui paraîtraient en ligne enroberaient la mappemonde et plus tard, fort probable que dans la galaxie, les êtres des autres planètes auraient de quoi nous comprendre.

On tentait juste un pas, un parcours affligeant pour les petites personnes qui courent à la remorque, qui courent après l'extime du plus grand nombre de clics. La fouine, rien à redire, elle fait son job de fouine en haut d'une pyramide, avec cette ambition d'aller vers le plus haut, et de plus en plus fort au plus puissant des nombres jusqu'au plus haut sommet.

Ca dévorait notre île.

- Qu'est ce tu veux qu'on dise, et qu'on dira sûrement ? Quelle réponse absolue pourrait enfin convenir à ce chef d'oeuvre limpide intitulé "les autres" ? Quelle expression piquer sur celles qui nous réduisent à nous voir une seconde submergés d'émotion ?

C'était un court instant, accélérant le temps, sous le ciel, un nuage boursouflait les ballots de phrases effilochant des masses qui décortiquent.

La vitrine se divise. On demeure hébété, à écouter le vent chatouiller en sifflant les premières jonquilles, on voit dans le courant un semblable aux abois, on pourrait l'empailler pour nos divertissements et on se régalerait, on zapperait poliment, on irait s'enticher des chemins buissonniers on prendrait en photos les ruraux folkloriques qui soignent leurs trésors avec ces airs de glands revenus concassés par l'homme de l'ère de Scrat. On chercherait la bête nue sous sa carapace, le panache écrasé, le défaut, l'oeil au guet, on gratterait sous la peau pour vous montrer la crasse avec une éloquence qui nous pousse à ramper et jamais les lueurs de l'ancienne volupté n'en reviendraient intactes.

Sous ces tarissements, des messies nous reprennent notre joie, notre peine, ils l'ingèrent, la recrachent avec l'air dégoûté des héros fatigués des couleurs du spectacle, ils s'habillent dans la vague et se coiffent en épis selon l'humeur du temps. Là bas, roulent d'autres vagues. Ils nous apprennent à vendre les fantaisies de l'île, à vendre avec nos gueules qui racontent une histoire peu importe laquelle et n'importe comment, vues par un spécialiste du buzz intelligent, là, du rêve pour les masses, du vierge, du coloriage, du bien-être, du bonheur, l'évasion, la jouissance, imagine le spectacle des grands spa dans l'étang, des machines à filmer tous les ravissements. Imagine quel air pop sur ton mur, quelle flambée intérieure ! quand les chiffres s'élèveront en cent mille rondes flaques.

La vibration secrète du rivage oublié installe entre la loi des chiffres et le prochain décompte, un besoin de partir, tandis que nous traînons avec nos arrangements sachant qu'il vient un temps, où le moindre arrangement devient insurmontable.

Il reste hors de propos, ce silence à la marge accroché au soupir, un peu d'air anonyme comme une fausse confidence tire parfois d'embarras:

- Quel âge a ce regard quand il songe à l'enfance ?

- Où trouver le produit dérivé d'une substance qui tiendrait du secret de l'ancien équilibre ? 

- Comment veux-tu garder ta vie en sa réserve, à présent que ton corps, ton âme, ta peau, ton sang et ta bouche et ta laine ils deviennent collectifs ? Crois tu vraiment du haut de ton observatoire, être le bon vivant qui pourrait nous aider à échapper à ça ?

Elle farfouillait la fouine, qui tutoyait tout le monde, c'est une force étonnante d'avoir l'air tous complices sans souffrir la présence, où tous dans le même bateau, on tient grâce au même vice : frénésie du nouveau. On va désespérant, le cul entre deux siècles, on crache dans la soupière, puis on bricole le nerf avec le doux penchant.

Faut dire, vu du rivage, qu'on aurait toujours l'air de mendier quelque chose, c'est pas pour en rester à ces lamentations qu'on délaissait notre île. On avait une "étoffe", on tâtait des plaisirs à glaner des idées, et même des idéaux, des charges industrielles d'idées et d'idéaux, qui nous passent par la fenêtre. A ce rythme incroyable, on parle de légèreté sans plus connaître le mot, on se fait remarquer par l'opiniâtreté et cette drôle de façon d'attirer l'attention, une charge industrielle de regards et d'égards et des phrases immortelles, dont la suavité se donne, prend, et déjecte, on stockerait cet amas dans nos mains, dans nos bouches, et nos siphons de poulpes.

- Comment veux-tu le dire qu'un secret reste à taire si t'en parles à tout l'monde ? C'est plus rien d'un secret, à nous le savonner pour mousser ton baquet puis nous livrer liquides, histoire de brocanter, et si tu la fermais on te le reprocherait, on serait persuadé, que tu nous caches quelque chose".

Nous, on était assis, devant tous ces reflets, pris de vertige alors, à regarder des bouches qui nous fabriquent en kit toujours les mêmes symptômes, dès qu'on tente quelque chose, il y a toujours un psychiatre du café du commerce, qui ajoute ses sophismes aux défaites ordinaires. On n'ouvre plus un seul champ, sans en craindre à rebours les sensibilités des hordes délicates; quand semblant familier, on avait vu plus loin l’homme assis sur un banc, il restait silencieux, il protège sa mémoire sur un autre rivage, se garde en équilibre, il se tient au retrait et voit le vent, tourné.

- Comment tu peux savoir qu'il voit le vent, tourné ? Est-ce que ça nous regarde ce qui se tient caché ? Et crois-tu qu'un spectacle a quelque chose à dire sur le genre singulier ?...

- Allons, tais toi la fouine! ne presse plus de questions, va courir et laisse vivre !

L'homme approuvait encore les silhouettes sur les ponts et scrutant le rivage, est-il prêt à s'enfuir pour retourner marcher pieds-nus sous les nuages ? Coucher son corps verso sur des galets humides, redoutant un instant n'être qu'un figurant ? N'avait-il pas rêvé se vêtir de clarté, dans la mélancolie qui ouvrait au désir de partager sa rive ? L'homme parait assoupi, il ne traîne plus sa peine à chercher quelque part la chose exceptionnelle, il n'a plus d'orthographe. Il défait son ouvrage. 

Aucune de ses paroles n’innocenterait celui pressé de nous rappeler qu'à ces fabriques d'oubli nous fûmes un jour portés, plus rien ne justifie notre temps de parole, et le silence idem, s'expose en négligé, des vies qui se claironnent sans les avoir croisées. Et nous autres à la botte rendus méconnaissables, on pose à l'aveuglette nos regains nos réclames, on les offre à la chèvre, puis enfin le saccage tourne à la ritournelle. On rencontre, on remplace, on s'habitue, à "ça", on vient à la capture, tout secoué de spasmes, et de génuflexions face à cette merveille : la "fameuse" subversion de l'image et du son.

On n'échappe plus nulle part, ici tout se confond, là bas des cartes postales, plus loin, l'entrepreneur récupère des carcasses. Les hommes sans illusion regardaient revenir les oiseaux migrateurs, sur la ligne de fuite, rien qu'une démarcation, faite pour l'atterrissage d'improbables choucas et de l'autre côté, l'épatante ascension de ces pilotes d'avions qui repartent aussitôt, et peu à peu s'effacent.

On craint la défection, l'oeil collé à la vitre, on achète à bas prix un tas d'objets bizarres où nos joies infantiles parcourent à mots couverts ces années, ces hasards. On replie l'ornement. On est déjà ailleurs, on ne sait plus bien comment décrire la défection, on l'accepte (comme un lot). On se dore d'illusion, on se tend des miroirs, on virevolte, on s'entasse, on aimerait qu'il existe pas loin dans les parages, un endroit où un homme pourrait survivre un an sans aucune connexion, on admet (autre lot) qu'au lieu de le montrer, il vaudrait mieux l'enfouir au fond d'un trou de taupe. Ainsi, ces formes abstraites, qui nous venaient en rêves ne pouvant s'éprouver au jeu de la durée entraient en collision. Pas le moindre centimètre du moindre cervelet qui ne fut pas versé dans le grand balancier où les phrases désormais forment des vaguelettes dont les motifs miroitent bercés par toutes les vagues qui re-battent la campagne louée par des chamans, on les chope à l'arrache, on se kiffe, on se like, puis on va voir en face chez les nouveaux marchands, on surfe sur la tendance, on s'embarque, on débarque, on cause, on crypte, on casse, puis on déplie son corps, on se change les idées, on court par les ruelles acheter des cartes postales qui recyclent du pavé sur un air de printemps...

L'homme est près du rivage, il a aimé les joncs, dormi dans les fougères, il a choyé les barques. Son esprit ne tient plus qu'à l'air de monstre idiot qui vit de ses paris, (stupides, évidemment), puis dépassant la ligne, du rythme il se détache, des mots qu'on lui refile et il brade son image. S'il avait disparu, il n'y aurait plus personne pour adorer la rive mais dès qu'on l'aperçoit remonter souriant du plus grand précipice, on n'est plus seul, enfin, tu ne seras plus seul à peupler le rivage de ces grands poèmes-fleuves, qui remontent lentement et ralentissent encore, se tiennent loin des torrents sur les simples cours d'eau aux replis, dans les coins, loin des murs abrasifs, il y aura des passeurs.

    

Photo : portrait du veilleur immobile et discret silencieux amoureux de ses rives, dédié au lointain, et au proche. Et à tous ceux qui ne pourront se résoudre tout à fait à l'oubli, même si parfois dans la vie compliquée, on ne peut faire autrement qu'accepter une latence (qui n'est pas forcément choisie...)

 

Lac de Tranquillité, © Frb 2014 remixed 2015.  

vendredi, 20 février 2015

Les errances du modèle (III)

Il est des êtres qui cultivent une apparente difficulté de vivre à seule fin de se croire supérieurs à ceux que ces tourments épargnent. Mais pourquoi celui qui souffre et cherche, devrait-il s’estimer supérieur à celui qui ni ne souffre, ni ne cherche ? Face à la vie, nous sommes tous des infirmes, et nul n’est fondé à se croire supérieur ou inférieur à quiconque.

CHARLES JULIET, extrait "Ténèbres en terre froide"Journal tome I, (1957-1964), éditions POL 2000.

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J'ai voyagé partout et j’ai les yeux fermés, pris dans les planisphères, fou des géographies et des rives anciennes mais je vis bien caché, blotti dans les fourrés gris de la taupinière, remblais des rêveries retombées sous un trait commun, définitif.

Le mensonge et l'oubli est tout ce qui nous reste, un fond de gouaches pressées, une histoire d'outremer sur velin démodé, et on s'étonne encore qu'au fond de cette nuit, le gris nous ré-invente un refuge accessible comme la dernière couleur quand la mélancolie fût changée en mépris, la dernière couleur même, qui n'avait rien trahi, c'était le gris venu en simples causeries avec le mal du soir. Le gris inavouable des mondes à Reverzy, sans film et sans nuance, un matin, nous surprit en mal de poésie.

Tu me dis que le gris de la matière immense est de toutes les couleurs  ;  je m'use toujours à croire que rester sur ce quai gris comme les grands trottoirs la nuit dans la cité, protègera des obstacles. Je rêvais de partir tout en ne partant pas, parce que plus je m'en vais plus le pas me ramène au regret de mes rives, plus je pense aux voyages, plus je voudrais rester, ici, et chaque jour repartir en balade pour flâner chez les miens, flâner où j'aime flâner.

Tu ne connais pas le temps dont l'être singulier a besoin pour aimer chaque rue de sa ville, tu ne connais pas les gens mais tu en parles bien, le nez contre ta vitre, écrasé à juger des minables qui n'ont pas eu la chance de s'élever grâce aux maîtres à penser, que tu nourris le jour en leur offrant ta vie, tu me parles de la chance, comme une belle récompense qu'un esprit affligé d'un tuteur disposé à régner sur son temps plus fin que les horloges, doit gagner au final. Perdre ou gagner, en somme, des blâmes et des trophées, au pied du métronome, c'était là, l'uniforme qui frappait les attraits. Et moi, je ne suis pas sûr de bien connaître le rythme et le temps qu’il faudra à un Homme pour aimer se refaire une vie au même endroit, afin de mieux comprendre ceux qu'il doit rencontrer, ou qu'il souhaite retrouver et qui l'ont oublié comme au temps quand chacun s'était cru destiné à construire. Construire quoi ? Un Royaume ? Devenu cet empire de mots désaffectés, chacun à sa marotte, secouant un hochet.

Au fil du temps j’ai vu que je ne connaissais rien, ni mon père, ni ma mère, ni ceux qui me nourrissent, je me croyais porté par eux, floué parfois, plus malin que les autres, mais c’est une illusion due à la négligence, de prétendre que les autres ont perdu la mémoire, que la mienne est intacte. J’avais le feu au cul, et toujours en partance, je voulais m’éveiller, faire le tour de la terre comme s’il s’agissait de se multiplier, avec des noms de guerre cachant la même figure qui prend ses habitudes dans les espaces broyant des ferrailles aux rouages de nos locomotives couvrant les sons feutrés de ces belles courtisanes capturées dans des livres : on voyage comme on ment, on s'en va pour se fuir. Oui, sûrement. Et ensuite ?

J'ai gardé les billets dans les petites affaires, c’est une peau de chagrin poinçonnée en vitesse, mais en réalité je ne suis jamais allé plus loin qu'au seul chapitre d'un livre d'histoire-géo de la classe de 3ème, illustré, condensé de l'Europe au vieux temps : Bruges, Sienne, ClunyCoutances ; à travers la routine, quelques allers-retours, vrais de vrai, cependant, je brodais autrement des vues nettes pour l'ailleurs, m'entichais des merveilles de désastres naturels, rêvant du temple blanc dans le tremblement de terre, des vallées de la mort aux vallées de geysers, recouvrant les fragments de mon simple décor, je me fis chercheurs d'art, et je croisais des âmes tombées du vieux théâtre, j'envoyais de chez moi des vues de villes lointaines qui prouveraient un jour que mes faux-grands voyages, étaient clairs et limpides au moins comme l'eau de roche coulait dans les cuisines tapissées de photos de famille, de copains et copines en sweet-shirt au camping, et de notes et de frises baillant du papier gris entraînant ces ressorts où parti pour là bas, sans sortir du carré d'un quartier villageois, je promenais des absents, les tirant par la main hors des murs de l'enclos, jusqu'au dernier portique.

Quand je reviens chez nous, tout me semble se réduire à ces vagues raisons qui m’avaient fait partir, je les retrouve entières, elles me happent au retour, je pourrais fuir encore, j’ai allumé des feux que je ne peux plus éteindre dont les braises mourantes m’asphyxient peu à peu. Je croise virtuellement des gens qui m’interrogent, je ne sais plus quoi leur dire, je pinaille, j'improvise. Je salue d'autres humains qui disaient n'être rien, peu à peu, je m'y vois, asservi à porter leurs habits au pressing, je me fonds dans l'étoffe, elle me va comme un gant. Je témoigne en deçà, des langues qui décomposent et fracturent nos souvenirs. Les ratures s'émancipent. Un vitrail nous sépare désormais du vrai monde. Vu de loin, quelquefois, on croyait voir brûler du foin sur les reliques. Vu de près, on sait pas, mais quand même, on s'informe.

J'entends encore le rire tonitruant d'un fou reluquant sous le cuir des valises un trésor fantastique, il voulait revêtir les précieux ornements inspirés de ces vies qui ne m’appartiennent pas. J’avais accumulé, il faut dire, une belle petite fortune en bradant des portes et des fenêtres pour me rendre au final à l’idée de revendre le vent qui venait de Saturne, c’est drôle de voir des gens acheter n’importe quoi, pour peu que l’emballage soit bien mis, que le slogan séduise. J’enveloppais des bouts de vent dans du papier journal puis je me consacrais à des collections rares de coquillages géants en forme d’escaliers j'en faisais des bracelets et des boucles dorées qui collaient aux oreilles, après quoi, la breloque semblait un don cosmique.

J’offrais tout. Je soldais le dernier cri du monde, c'était moi, l'extatique survivant des razzias qui liquidait gratis, en veux-tu, en voilà : les vagues de l’océan, l’air iodé, la tiédeur et la grève, et la crème du bonheur qui vous rend invisible, ça faisait un malheur. J'éditais des plaquettes de poésie flottante, comme des mots enrobés à la graisse de baleine et tant que ça flottait, le monde était content.

Toutes mes vies insouciantes finissaient en dérives, j’abordais les pagodes où des femelles cupides songeaient pour s'embellir à me prendre pour idole, emballées du projet de mon fantômatisme, commençaient à poser sur mon seuil, les cadavres que j’avais oublié d’engloutir.

J’avais beau les jeter à mon chien, un bâtard émouvant aux allures d’ours brun, il me refusait tout et ne daignait goûter cette nourriture puante qui portait au dedans mes empreintes digitales.

Avais-je tué des gens pendant un long sommeil ? Oui, sans doute, mal tué, car je faisais tout mal. Même en vrai, même en rêve, ainsi revenaient-ils pour que je les achève. Ce sont des âmes qui errent dans ma tête, dit mon chien et mon chien ne voit rien. Et mon chien ne veut pas finir le sale travail.

Certains jours, il me parle, il me demande à boire - ne boit que dans ces mares que l’on frappe au champagne - il devient exigeant et je frappe tout liquide et il boit mes paroles et je suis fier de ça.

C’est dans les reflets vifs de ses beaux yeux dociles que je puise mon entrain, l’espèce d’humanité animale qu'il me faut pour survivre jusqu'à demain, au moins, et puis rester humain le plus longtemps possible. Avec lui, je suis moi, pas comme avec ces gens qui me posent des questions sur mon poids sur ma taille, et les autres qui recherchent le bureau du service après-vente des magasins du vent, ils menacent de procès ; ils me feraient crever à force de se plaindre. Les gens se plaignent tout le temps. A présent ils voudraient que je rembourse le vent, moi, qui ai marchandé sous prétexte... je ne sais plus quels prétextes ils inventent. Les gens sont décevants.

J’aimerais devenir moine, vivre dans un capuchon loger mon crâne ovale au chaud à tout jamais et prier sous des voûtes, finir vouté comme toi qui laçais tes souliers pour grimper la montagne et te coinças le dos, quand t’accrochant à moi, tu arrachas le masque, on t'a vu effrayé de ne pas y découvrir la personnalité dont tu avais crée précisément l'image.

Pourtant j’ai de la tenue, mon sourire est plaisant, j’ai les yeux qui s’éclairent dès que revient la nuit, et toi tu voudrais voir dans mes yeux le soleil briller avec les autres, tu voudrais m'emmener dans tous les cinémas regarder les chefs-d’oeuvres que la vie n’offre pas, tu voudrais que j’abandonne mon chien pour être à toi, il resterait tout seul comme les vieux chiens qui errent, là-bas dans les ruelles, je ne peux supporter ça, plutôt te plaquer là. Je suis vieux, j’ai cent ans de projets et des rêves...

Que fera-t-on de moi, quand je n’aurai plus le temps de voyager là-bas, vers ces pays mousseux ? quand je ramènerai sous mes bottes de sept lieues tout le vent, le vent que je remue, qui me fait exister et que je fourgue aux gens comme une panacée.

Quand ma cupidité ne me pousse pas à tout vendre, alors que moi, entier, je me donne gratuitement, je donnerai ma chemise pour un jour de brouillard, je donnerai mon enfant pour effacer ton ombre, et gouter sans broncher sur un gros caillou blanc, les mots d’un autre temps, je braderai la fille qui dépeupla son âme pour me couvrir de gloire, un jour, on m’emmènera au marché des esclaves, et je fouetterai le vent, je montrerai à ceux qui voulaient marchander qui est le maître, à présent.

Hormis ça, je ne fais rien. Rien de rien. Les jours passent. Les poèmes se délitent, et je tue quelques heures à écrire des histoires pour oublier l'effroi ; ces histoires de massacres, de partouzes et de fric. Je raconte des histoires fourbues de l'air du temps, des trucs de chiens qui parlent, de trains qui vont partout s'aiguiller sur des plages d'une cité noctambule jusqu'au blanc intouchable, avec vue sur un temple, des histoires, que d'histoires ! Elles n’iront pas plus haut que le son retenu dans cette gorge humaine qui remue son refrain et le chante comme une ronde qui se danse également, guettant la voix de l’aube, la voix désemparée contre le vent du soir, qui ne cesse de souffler : 

“un beau jour, tu verras, un beau jour, j’irai loin”.

     

Photo : Voyageur immobile, modèle III, une rencontre, lunatique, erratique, rêvassant dans la nuit devant la vitrine du printemps en hiver (gris tirant sur le brun, j'admets).

 

  

Lyon Presqu'île : © Frb 2014 remixed 2015.